Francis Ponge, Pièces (1962), « L'Appareil du téléphone » (Autre) Lorsqu'un petit rocher, lourd et n...
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«
Francis Ponge, Pièces (1962),
« L'Appareil du téléphone »
(Autre)
Lorsqu'un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en anicroche, s'établit dans une
maison, celle-ci doit subir l'invasion d'un rire aux accès argentins, impérieux et mornes.
Sans doute est-ce celui de la mignonne sirène dont les deux seins sont en même temps
apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel par la vibration entre
les deux d'une petite cerise de nickel, y pendante.
Aussitôt, le homard frémit sur son socle.
Il faut qu'on le décroche : il a quelque chose à
dire, on veut être rassuré par votre voix.
D'autres fois, la provocation vient de vous-même.
Quand vous y tente le contraste
sensuellement agréable entre la légèreté du combiné et la lourdeur du socle.
Quel charme
alors d'entendre, aussitôt la crustace détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce
prêtes au quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures électriques de
toutes les villes du monde !
Il faut agir le cadran mobile, puis attendre, après avoir pris acte de la sonnerie impérieuse
qui perfore votre patient, le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitôt
en cordiales ou cérémonieuses politesses...
Mais ici finit le prodige et commence une banale
comédie.
Contexte et éléments pour l’introduction
Le recueil de Ponge intitulé Pièces, inclus dans Le Grand Recueil, poursuit le projet poétique
initié avec Le Parti-pris des choses : il s’agit de proposer une poésie qui joue avec le monde
en l’exprimant par le langage de la manière la plus fidèle possible, sur le mode du jeu.
La
poésie va alors s’attacher à décrire les objets du monde dans les correspondances que
ceux-ci présentent avec le langage – Ponge parle, en ce sens, d’ « ob-jeux », c’est-à-dire
que les objets qui nous entourent sont exploités à la fois, et d’une manière ludique, par ce
qui les caractérise et par les moyens que nous avons pour en parler.
Il s’agit notamment
d’établir des correspondances intimes entre les mots et les choses – on pourrait parler à
ce titre de « cratylisme » du travail de Ponge, Cratyle, personnage du dialogue éponyme
de Platon, soutenant qu’il existe une correspondance entre le son et ce qu’il désigne et que
les mots ne sont pas arbitraires.
Pour cela, Ponge s’intéresse aux objets les plus courants (ainsi, dans Le Parti-pris des
choses, la bougie, le cageot, le pain, etc.) : le texte à commenter, qui est un poème en
prose, porte ainsi sur le téléphone.
Il va falloir l’examiner en fonction du projet poétique
propre à Ponge : comment les mots et les choses se répondent-ils ? quel est le jeu qui est
ici mis en place ? à quels moyens langagiers recourt-il ? C’est en effet le statut du langage
qui est en jeu ici, puisque Ponge s’attache à créer des liens nécessaires entre le mot et la
chose, y compris en s’intéressant à l’aspect visuel ou graphique des mots.
Ainsi, le téléphone dont il est question ici est décrit d’une manière particulière, par analogie
avec plusieurs autres choses qu’il peut rappeler tant par sa forme que par les mots dont
on se sert pour parler de lui : se crée ainsi un réseau d’images et de mots autour de cet
objet banal, et c’est la constitution de ce réseau qu’il va falloir mettre en évidence (autour
de ses deux éléments principaux : l’analogie avec le homard, et l’analogie avec la femme).
Il faudra ensuite s’interroger sur la portée du travail de Ponge, en se demandant
notamment ce que signifie la « banale comédie » dont il est question à la fin du poème.
Eléments pour le développement
NB : les éléments donnés ici ne sont volontairement pas composés en plan abouti
pour un commentaire ; ils ne font que mettre en lumière les éléments à
commenter : il vous revient de hiérarchiser ces éléments en fonction de votre
propre lecture du texte.
I.
Le téléphone comme ob-jeu poétique
- Remarquer la banalité de l’objet décrit – le téléphone – et le recours, pourtant, au registre
poétique de la métaphore pour le traiter : cela constitue déjà un parti-pris singulier de la
part du poète.
Etudier alors cet usage de la métaphore.
Le premier comparant est le
homard sur son rocher : cette métaphore est filée jusqu’à l’avant-dernier paragraphe du
texte.
Remarquer que la métaphore sert de sujets des phrases (dans « le homard frémit
sur son rocher », par exemple): le téléphone n’apparaît que si l’on fait le travail de
reconstitution du comparant, si bien que la compréhension de sa présence dépend en
quelque sorte de la capacité du lecteur à reconnaître le fonctionnement d’une langue
poétique.
- Remarquer le registre du charme, de la magie, appliqué au téléphone, en association
avec un recours au registre langagier de l’affect : cela est motivé par le glissement du
homard vers la sirène ; ce glissement est motivé d’une part par la métaphore marine, qui
se poursuit, d’autre part par un jeu de mots sur la polysémie de « sirène », qui désigne à
la fois une créature marine et une sonnerie.
Ce qui importe ici, c’est qu’aucun des sens
possibles n’est privilégié : la sirène sonne, en tant que sonnerie, mais elle est aussi
« mignonne », en tant que créature : la polysémie du mot dicte la pluralité des sens, dont
aucun n’est choisi, sans se soucier....
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