Exercer son art ne doit pas conduire l'écrivain à oublier les autres. C'est ce qu'Albert Camus soulignait en 1957, lors...
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Exercer son art ne doit pas conduire l'écrivain à oublier les autres.
C'est ce qu'Albert Camus soulignait en 1957, lors de la remise de
son prix Nobel : « L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance
solitaire.
II est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre
d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et
des joies communes.
» Pour l'auteur de L'Étranger et de la Peste,
l'artiste doit donc s'efforcer de rencontrer la communauté
humaine.
Loin de s'isoler, il doit chercher pour communiquer avec
ses semblables le langage le plus universel, celui de l'émotion, et
quelle image plus émouvante pourrait-il donner aux hommes que
celle de leurs propres sentiments, de leurs propres épreuves
joyeuses ou souffrantes? Toutefois la conception de l'artiste
formulée par Camus ne saurait rendre compte de toutes les voies
de la création littéraire.
Certains écrivains n'ont-ils pas fait de leur
œuvre un éloge de la solitude, un refus de l'engagement, une
critique des sentiments « communs » ? Partant de la formule de Camus, on peut dès lors
proposer une définition un peu différente de l'art d'écrire.
Écrire : s'isoler pour retrouver
les autres, susciter une émotion et une réflexion moins communes que nouvelles par le
moyen d'une création authentique.
À première vue, il apparaît clairement que l'écriture littéraire est, pour celui qui la
pratique, une forme de communication avec autrui.
Publier un livre, c'est en effet, au
sens strict, le rendre public, l'offrir au lecteur.
Écrire peut donc être considéré comme
une façon de s'ouvrir au monde en s'adressant, comme le dit Camus, au « plus grand
nombre d'hommes ».
Cette volonté de communiquer s'affiche d'ailleurs bien souvent
dans des préfaces, avant-propos et dédicaces qui instaurent, alors même que l'œuvre est
ouverte par le lecteur, une sorte de dialogue imaginaire entre l'auteur et lui.
Ainsi
Baudelaire s'adresse, à l'orée du recueil des Fleurs du mal, au lecteur qu'il nomme : «
mon semblable, mon frère ».
Et c'est à la France tout entière que Michelet dédie son
histoire de Jeanne d'Arc : « Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie chez nous
est née du cœur d'une femme...
» L'apostrophe au lecteur laisse alors place à un « nous
» collectif dans lequel l'écrivain réunit l'ensemble des humains rassemblés autour de lui
par leur communauté de sentiments ou par l'expérience historique d'une même
génération.
Dans le corps même de l'œuvre, le souci d'une communication avec le public peut se
faire jour : l'écrivain s'emploie à justifier tel ou tel aspect de sa pensée ou bien encore il
profite de son livre pour adresser un appel à ses contemporains.
C'est ainsi qu'Aragon,
dans La Diane française, recueil de poèmes écrits pendant les années noires de la
Seconde Guerre mondiale, invite les hommes et les femmes de son pays à résister à
l'ennemi :
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« Entendez Francs-Tireurs de France
L'appel de nos fils enfermés
Formez vos bataillons formez
Le carré de la délivrance ».
La volonté de l'écrivain de transformer et de transcender son œuvre en une œuvre
collective, résonnant de tous les battements de cœur d'un pays, répond, à l'évidence, au
besoin d'échapper à la solitude et au repli sur soi que la guerre peut engendrer.
Cette dimension collective de l'œuvre littéraire n'est peut-être jamais aussi sensible qu'au
théâtre.
Écrire pour la scène, c'est oser une confrontation directe, immédiate entre sa
création et le public.
Pour que cette confrontation devienne une communion, le poète
dramatique doit « être les autres », selon la formule de Victor Hugo : il doit donner
l'occasion aux spectateurs de se reconnaître dans l'œuvre représentée, il doit toucher
leur sensibilité.
La littérature n'est donc pas seulement une façon de communiquer avec
un public : elle peut être, et doit être, selon Camus, un moyen de l'émouvoir.
En effet, vivre comme le voulait l'écrivain « au niveau de tous » suppose que l'artiste
établisse une relation avec les autres dans un langage universel : celui de l'émotion.
Or
comment communiquer aux hommes une émotion partagée si ce n'est en représentant
ce qu'ils sentent et ce qu'ils vivent : les « souffrances et les joies communes » ?
L'écrivain devrait dès lors faire de son œuvre une sorte de miroir de la condition humaine
dont il réfléchirait les instants heureux et malheureux.
En outre, le véritable artiste
devrait s'efforcer de ne retenir de sa propre expérience que ce qui s'accorde avec la
destinée du plus grand nombre : « II ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant
sa ressemblance avec tous » (Camus, Discours de réception).
Ce projet d'une littérature universelle par la vérité et la communauté des sentiments
qu'elle dépeint trouve son expression chez de nombreux écrivains.
L'œuvre dramatique
de Shakespeare atteint cette dimension collective en offrant le spectacle de l'histoire et
des passions humaines.
Elle tire son authenticité de la confrontation et de la réunion des
sentiments les plus contradictoires, offrant tour à tour une vision comique ou tragique de
l'existence humaine.
Ainsi l'image pathétique du vieux roi Lear abandonné par ses filles
aînées est-elle inséparable de celle de son fou, ironique et bouffon.
On retrouve chez
Zola cette volonté de ne pas séparer les deux faces de la destinée de l'homme : refusant
à la fois l'optimisme béat et le pessimisme outrancier, il souhaite, dans le cycle
romanesque des Rougon-Macquart, « montrer la joie de l'action et le plaisir de l'existence
» mais aussi les tragédies sociales du siècle.
Germinal, récit et témoignage sur la
condition des mineurs du Nord de la France, lui offre précisément l'occasion de révéler
les espoirs et les souffrances d'un peuple au travail.
Affirmer sa ressemblance avec tous, c'est finalement pour l'écrivain signifier son
engagement dans le monde.
A ce propos, la position de Camus doit être précisée :
l'artiste est responsable de ce qui se passe à son époque.
La grandeur de sa mission et
de son devoir est d'assumer cette responsabilité qui ne s'accommode ni de
l'individualisme, ni de l'indifférence.
Chercher à entrer en sympathie avec ceux qui
souffrent, avec ceux qui aiment, avec ceux qui se révoltent ou désespèrent, conduit à
révéler la vérité de l'expérience humaine.
C'est précisément dans cette recherche que réside le sens du métier d'écrivain.
Celui-ci
doit en définitive éclairer les efforts heureux ou malheureux que l'homme accomplit pour
s'arracher à l'absurdité de son existence.
Une œuvre de Camus, la Peste, est
particulièrement exemplaire à cet égard.
Dans ce roman, les personnages luttent avec
une énergie parfois vide d'espoir pour sauver la population d'une ville algérienne en proie
à un fléau destructeur.
Leur combat est en fait celui de tous les hommes qui, victimes de
l'injustice et de la violence, s'efforcent de résister.
Ainsi, l'œuvre d'art devient un
témoignage sur la dignité humaine : celle de vivre et de mourir.
Il faut cependant noter que l'expérience humaine n'est pas toujours collective.
Les joies
et les souffrances ont souvent, pour celui qui les ressent, un caractère unique.
On ne
s'étonnera pas, dès lors, que de nombreux écrivains, délaissant apparemment les voies
de l'engagement solidaire au sein de la communauté humaine, aient préféré l'expression,
voire l'exaltation de leur singularité et fait de leur art « une réjouissance solitaire ».
« Solitude où je trouve une douceur secrète », avoue le poète des Fablesy Jean de La
Fontaine.
S'agit-il de la leçon de l'expérience? Toujours est-il que l'écrivain paraît
préférer une retraite paisible, un jardin secret, au tumulte parfois violent du monde des
hommes.
La solitude lui permet de goûter un repos propice à la méditation.
On retrouve
cette tentation de l'isolement chez le Jean-Jacques Rousseau des Rêveries du promeneur
solitaire.
Celui-ci célèbre la douceur de « converser avec son âme ».
Loin de la société
humaine, il peut retrouver par l'imagination les images charmantes du passé, le souvenir
des êtres chers.
C'est dans la nature, au rythme de la marche, que le rêveur solitaire
trouve son épanouissement.
C'est alors que l'individu a la pleine jouissance de sa liberté.
Chez les Romantiques, ce désir d'indépendance vis-à-vis des contraintes et des
désillusions qu'engendre la vie sociale, s'affirme avec plus de netteté encore.
La solitude
est alors le symptôme d'un refus du monde et bien souvent d'une inadaptation radicale
de l'artiste qui préfère l'évasion au compromis avec une société où il ne trouve pas sa
place.
On ne sera dès lors pas surpris de la récurrence, chez les écrivains de la période
romantique, d'épisodes romanesques ou de poèmes qui présentent des êtres fuyant sur
les
routes, au plus profond des forêts comme au sommet des monts, à la....
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