ACTE m, scène 1 [Don Juan et Sganarelle face à la religionJ SGANARELLE / Je veux savoir un peu vos...
Extrait du document
«
ACTE
m, scène 1
[Don Juan et Sganarelle face à la religionJ
SGANARELLE / Je veux savoir un peu vos pensées à
fond.
Est-il possible que vous ne croyiez point du
tout au Ciel? DON JUAN / Laissons cela.
SGANA
RELLE / C'est-à-dire que non.
Et à l'enfer? DON
5 JUAN / Eh I SGANARELLE / Tout de même.
Et au
diable, s'il vous plaît? DON JUAN / Oui, oui.
SGA
NARELLE / Aussi peu.
Ne croyez-vous point l'autre
vie? DON JUAN / Ah I ah I ah I SGANARELLE / Voilà
un homme que faurai bien de la peine à convertir.
1 0 Et dites-moi un peu, le Moine bourru, qu'en croyez
vous? eh I DON JUAN / La peste soit du fat I SGA
NARELLE / Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il
n'y a rien de plus vrai que le Moine bourru, et je me
ferais pendre pour celui-là.
Mais encore faut-il croire
• 1 5 quelque chose dans le monde.
Qu'est-ce que vous
croyez? DON JUAN / Ce que je crois? SGANA
RELLE / Oui.
DON JUAN / Je crois que deux et deux
sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont
huit.
SGANARELLE / La belle croyance et les
2 O beaux articles de foi que voilà I Votre religion, à ce
que je vois, est donc l'arithmétique? Il faut avouer
qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hom
mes, et que, pour avoir bien étudié, on en est bien
moins sage le plus souvent.
Pour moi, Monsieur,
2 5 je n'ai point étudié comme vous, Dieu merci, et per
sonne ne saurait se vanter de m'avoir jamais rien
appris ; mais av�c mon petit sens, mon petit juge
ment, je vois les choses mieux que tous les livres,
et je comprends fort bien que ce monde que nous
3 O voyons n'est pas un champignon qui soit venu tout
seul en une nuit.
Je voudrais bien vous demander
qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et
ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de
lui-même.
Vous voilà, vous, par exemple, vous
3 5 êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul et
n'a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre
mère pour vous faire? Pouvez~vous voir tontes les
inventions dont la machine de l'homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé fun
4 O d.-ns l'antre? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces ••• , ce pou.mom, ce cœur, ce foie, et tons ces
antres ingrédients q,■i sont là et qui ...
Oh ! dame,
interrompez-moi donc, si vous voulez.
Je ne saurais disputer si l'on ne m'interrompt.
Vous vous
4 5 taisez exprès, et œe laissez parler par belle malice.
DON JUAN / J'attends que ton raisonnement soit
fini.
SGANARELLE / Mon raisonnement est qu'il y
a quelque chose d'admirable dans l'homme, quoi
que vous puissiez dire, que tous les savants ne sau5 O raient expliquer.
Cela n'est-il pas merveilleux que
me voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête
qui pense cent choses différentes en un moment,
et fait de mon corps tout ce qu'elle veut? Je veux
frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux
5 5 au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à
droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner...
(Il·
se laisse tomber en tournant.) DON JUAN / Bon !
voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
i
COMMENTAIRE COMPOSÉ
[Introduction] 1
A la fin de I' Acte II, Don Juan fait le funambule entre
Charlotte et Mathurine, deux paysannes qu'il a séduites
et dont il se moque, en faisant croire à chacune qu'elle est
sa préférée.
On annonce soudain que douze hommes à cheval sont à sa recherche.
Le maître et le valet quittent les
paysannes et sous un déguisement s'enfuient dans une
forêt.
Là ils s'entretiennent de médecine, science à laquelle
Don Juan n'accorde aucun crédit, puis de religion.
1
(
\
i
1
i
1.
Voir ci-dessus, page 12, la note 1.
36
l
Sganarelle tente à cette occasion de convertir son maître en
lui prouvant l'existence de Dieu, mais sans succès, car sa
démonstration est ridicule.
Ce passage présente un triple
intérêt : il nous éclaire sur la foi de Sganarelle ; il précise
le libertinage religieux de Don Juan; il offre un bon exemple des relations complexes qui unissent le maître et le valet.
[La foi de Sganarelle]
Sganarelle sert de contrepoint au libertin.
Croyant et conformiste, il est le défenseur de la morale traditionnelle,
qu'il essaie de faire triompher.
Scandalisé par l'impiété
de son maître, il tente dans ce passage de le convertir, en
lui prouvant l'existence de Dieu.
Sa foi religieuse repose d'abord sur un enthousiasme
et un émerveillement qu'il essaie de rendre communicatifs:« il y a quelque chose d'admirable dans l'homme»
(1.
48).
Le ton interrogatif traduit cette émotion admirative devant la perfection du monde : « Pouvez-vous voir
toutes les inventions dont la machine de l'homme est composée[ ...]? » (1.
37), « Cela n'est-il pas merveilleux que
me voilà ici [...
]? » (1.
50).
Ce sentiment procède d'une
intuition irrationnelle « que tous les savants ne sauraient
expliquer » (1.
49), et repose sur le bon sens populaire :
« avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres » (1.
27).
Néanmoins Sganarelle raisonne et il use pour démontrer l'existence de Dieu de l'argument traditionnel des causes finales: l'univers est tellement parfait qu'il révèle
l'existence d'une intelligence divine, présidant à son organisation ; tout y est conçu en vue d'une fin supérieure.
Ainsi
la perfection du corps humain fait naître naturellement
l'idée qu'il n'a pas été créé au hasard, mais en vue d' accomplir la perfection divine : « Pouvez-vous voir toutes les
inventions dont la machine de l'homme est composée sans
admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre? »
(1.
37).
Rien n'est gratuit dans l'univers, et l'existence de
l'homme répond à une nécessité, dont l'évidence émerveille
le zélé croyant:« Cela n'est-il pas merveilleux que me voilà
ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent
choses différentes en un moment» (1.
50).
37
----......=----------------------1i
/
1,
La foi de Sganarelle est sincère et son enthousiasme touchant, mais le burlesque de son argumentation fait sombrer sa bonne volonté dans le ridicule.
[Le burlesque naît
du décalage entre le sérieux d'un sujet et la façon comique
et ridicule avec lequel il est traité.] Ce discours de démonstration est un flot de paroles, où le valet s'écoute parler,
car il a une haute opinion de lui-même : « personne ne saurait se vanter de m'avoir jamais rien appris; mais avec mon
petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux
que tous les livres ».
Il étale sa culture, mais son érudition
est mal dominée.
Noyé dans sa logorrhée [ = flux de paroles inutiles], il se perd et s'embrouille.
Ses hésitations sont
marquées par les points de suspension : « ces nerfs, ces os,
ces veines, ces artères, ces ...
, ce poumon, ce cœur, ce foie,
et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui ...
»
(l.
40-42).
Il considère par ailleurs que l'énumération a un
pouvoir de conviction, alors qu'elle ne fait qu'aggraver sa
cuistrerie.
Les exemples qu'il utilise font rire par leur inconvenance et leur malice populaire : « est-ce que vous vous
êtes fait tout seul et n'a-t-il pas fallu que votre père ait
engrossé votre mère pour vous faire? » (1.
35-37).
L'échec
de cette démonstration est marqué par· la chute physique
du valet, qui en pirouettant pour prouver le pouvoir de
sa volonté, perd l'équilibre:« Je veux frapper des mains,
hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer
les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner.
..
» (1.
53-56).
Ce discours est donc une parodie grotesque de démonstration théologique qui aboutit à l'inverse du résultat
recherché.
La faillite de ce raisonnement à prétention intellectuelle traduit le caractère superficiel et conventionnel de
la foi de Sganarelle, qui ne croit en Dieu que par habitude
de la soumission et par peur.
Il en va bien autrement pour
le protagoniste.
\
1
[
\
l
(
t
lr
l
1,
~
j
[Le libertinage religieux de Don Juan]
Don Juan est un libertin, c'est-à-dire au xvne 'siècle un
homme qui refuse de croire au surnaturel et ne veut être
dirigé que par la raison.
La première conséquence de
cette attitude est l'incrédulité en matière religieuse.
38
1
l
j
~i
7
l
1
t
A Sganarelle qui lui demande s'il croit au Ciel, à l'enfer,
au diable et au Moine bourru [ = lutin qui, d'après les
croyances populaires, court en criant dans les rues à
l'approche de Noël], il....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓