tendres et impuissantes victimes, je peux me résigner à comprendre le destin qui vous anéantit, mais non point être dupe de cette sorcellerie plus chétive que la vôtre, qui brandit devant un public avide des albums en kodachrome remplaçant vos masques détruits. Croit-il par leur intermédiaire réussir à s'approprier vos charmes ? Non satisfait encore ni même conscient de vous abolir, il lui faut rassasier fiévreusement de vos ombres le cannibalisme nostalgique d'une histoire à laquelle vous avez déjà succombé. Prédécesseur blanchi de ces coureurs de brousse, demeuré-je donc le seul à n'avoir rien retenu dans mes mains, que des cendres ? Mon unique voix témoignera-t-elle pour l'échec de l'évasion ? Comme l'Indien du mythe, je suis allé aussi loin que la terre le permet, et quand je suis arrivé au bout du monde, j'ai interrogé les êtres et les choses pour retrouver sa déception : « Il resta là tout en larmes ; priant et gémissant. Et cependant, il n'entendit aucun bruit mystérieux, pas davantage ne fut-il endormi pour être transporté dans son sommeil au temple des animaux magiques. Il ne pouvait pas subsister pour lui le moindre doute : aucun pouvoir, de personne, ne lui était échu... » Le rêve, « dieu des sauvages », disaient les anciens missionnaires, comme un mercure subtil a toujours glissé entre mes doigts. Où m'a-t-il laissé quelques parcelles brillantes ? À Cuiaba dont le sol livrait jadis les pépites d'or ? À Ubatuba, port aujourd'hui désert, où il y a deux cents ans on chargeait les galions ? En survolant les déserts d'Arabie, roses et verts comme la nacre de l'haliotide ? Serait-ce en Amérique ou en Asie ? Sur les bancs de Terre-Neuve, les plateaux boliviens ou les collines de la frontière birmane ? je choisis, au hasard, un nom tout confit encore de prestiges par la légende : Lahore. Un terrain d'aviation dans une banlieue imprécise ; d'interminables avenues plantées d'arbres, bordées de villas ; dans un enclos, un hôtel, évocateur de quelque haras normand, aligne plusieurs bâtiments tous pareils, dont les portes de plain-pied et juxtaposées comme autant de petites écuries donnent accès à des appartements identiques : salon pardevant, cabinet de toilette par-derrière, chambre à coucher au milieu. Un kilomètre d'avenue conduit à une place de sous-préfecture d'où partent d'autres avenues bordées de rares boutiques : pharmacien, photographe, libraire, horloger. Prisonnier de cette vastité insignifiante, mon but me paraît déjà hors de portée. Où est-il, ce vieux, ce vrai Lahore ? Pour l'atteindre à l'extrémité de cette banlieue maladroitement implantée et déjà décrépite, il faut encore parcourir un kilomètre de bazar où une joaillerie à la portée des petites bourses, qui travaille à la scie mécanique un or de l'épaisseur du fer-blanc, voisine avec les cosmétiques, les médicaments, les matières plastiques d'importation. Vais-je enfin le tenir dans ces ruelles ombreuses où je dois m'effacer le long des murs pour faire place aux troupeaux de moutons à la toison teinte de bleu et de rose, et aux buffles - chacun gros comme trois vaches - qui vous bousculent amicalement, mais plus souvent encore aux camions ? Devant ces boiseries croulantes et rongées par les ans ? Je pourrais deviner leur dentelle et leurs ciselures si l'abord n'en était interdit par la toile d'araignée métallique que lance, d'un mur à l'autre et par toute la vieille ville, une installation électrique bâclée. De temps en temps aussi, certes, pour quelques secondes, sur quelques mètres, une image, un écho surnageant du fond des âges : dans la ruelle des batteurs d'or et d'argent, le carillonnement placide et clair que ferait un xylophone frappé distraitement par un génie aux mille bras. J'en sors pour tomber aussitôt dans de vastes tracés d'avenues coupant brutalement les décombres (dus aux émeutes récentes) de maisons vieilles de cinq cents ans, mais si souvent détruites et réparées que leur indicible vétusté n'a plus d'âge. Tel je me reconnais, voyageur, archéologue de l'espace, cherchant vainement à reconstituer l'exotisme à l'aide de parcelles et de débris. Alors, insidieusement, l'illusion commence à tisser ses pièges. Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s'offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit ; n'avoir pas franchi cette enceinte moi-même, mais comme Bernier, Tavernier, Manucci... Une fois entamé, le jeu de conjectures n'a plus de fin. Quand fallait-il voir l'Inde, à quelle époque l'étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la satisfaction la plus pure, les faire connaître sous la forme la moins altérée ? Eût-il mieux valu arriver à Rio au XVIIIe siècle avec Bougainville, ou au XVIe avec Léry et Thevet ? Chaque lustre en arrière me permet de sauver une coutume, de gagner une fête, de partager une croyance supplémentaire. Mais je connais trop les textes pour ne pas savoir qu'en m'enlevant un siècle, je renonce du même coup à des informations et à des curiosités propres à enrichir ma réflexion. Et voici, devant moi, le cercle infranchissable : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se orrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la ignification de cette diversité. En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à n prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait - pire encore inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur oderne, courant après les vestiges d'une réalité disparue. Sur ces deux tableaux je perds, et plus qu'il ne semble : car oi qui gémis devant des ombres, ne suis-je pas imperméable au vrai spectacle qui prend forme en cet instant, mais our l'observation duquel mon degré d'humanité manque encore du sens requis ? Dans quelques centaines d'années, en e même lieu, un autre voyageur, aussi désespéré que moi, pleurera la disparition de ce que j'aurais pu voir et qui m'a chappé. Victime d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas egarder assez. Longtemps paralysé par ce dilemme, il me semble pourtant que le trouble liquide commence à reposer. Des formes vanescentes se précisent, la confusion se dissipe lentement. Que s'est-il donc passé, sinon la fuite des années ? En oulant mes souvenirs dans son flux, l'oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond édifice qu'il a construit de es fragments propose à mes pas un équilibre plus stable, un dessin plus clair à ma vue. Un ordre a été substitué à un autre. Entre ces deux falaises maintenant à distance mon regard et son objet, les années qui les ruinent ont commencé à entasser les débris. Les arêtes s'amenuisent, des pans entiers s'effondrent ; les temps et les lieux se heurtent, se juxtaposent ou s'inversent, comme les sédiments disloqués par les tremblements d'une écorce vieillie. Tel détail, infime et ancien, jaillit comme un pic ; tandis que des couches entières de mon passé s'affaissent sans laisser de trace. Des événements sans rapport apparent, provenant de périodes et de régions hétéroclites, glissent les uns sur les autres et soudain s'immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire eût médité les plans. « Chaque homme, écrit Chateaubriand, porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger (1). » Désormais, le passage est possible. D'une façon inattendue, entre la vie et moi, le temps a allongé son isthme ; il a fallu vingt années d'oubli pour m'amener au tête-à-tête avec une expérience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m'avait jadis refusé le sens et ravi l'intimité. DEUXIÈME PARTIE FEUILLES DE ROUTE