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ses descendants, depuis son fils jusqu'à son arrière-arrière-petit-fils, mon grand-père,

Publié le 06/01/2014

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ses descendants, depuis son fils jusqu'à son arrière-arrière-petit-fils, mon grand-père, est née et a vécu dans la même maison, la maison n° 141 d'une ville appelée Bolechow, à proximité de Lemberg (plus tard Lwów, puis L'vov, et enfin L'viv), dans la province de la Galicie de l'empire royal et impérial de la monarchie dualiste d'Autriche-Hongrie. Voilà la première chose que Susannah a faite pour moi. La seconde est quelque chose que je n'aurais jamais imaginé, ne serait-ce qu'une fois. Nous avions échangé une correspondance au sujet de son voyage à Bolechow en 1999, puisque j'envisageais désormais d'y aller moi-même. J'avais alors pensé que je pourrais écrire un article sur ce que pouvait être le retour vers un shtetl ancestral, au bout de deux générations, et de parler aux gens qui y vivaient à présent, afin de découvrir s'il pouvait bien rester de vagues traces de la vie telle qu'elle avait été. Un jeudi de janvier 2001, j'ai écrit à Susannah un e-mail lui demandant s'il y avait, à sa connaissance, une personne qui vivait à Bolechow, à Bolekhiv, qui eût encore des souvenirs précis de la période précédant la Seconde Guerre mondiale -  des gens que j'aurais pu interviewer pour l'article que je pensais écrire. Peut-être, écrivais-je, que je devrais demander à Alex de m'aider à placer des annonces dans les journaux locaux. Elle m'a répondu le mardi 30, en me procurant, presque accessoirement, des informations qui étaient pour moi stupéfiantes. A propos des vieux habitants de Bolechow qui pourraient m'intéresser, écrivait-elle, il y avait un Juif très âgé qui avait récemment déménagé de Bolechow à New York, avec son épouse tout aussi âgée : un homme de quatre-vingt-neuf ans du nom d'Eli Rosenberg. Il était, comme l'a dit Susannah, « le dernier Juif de Bolechow », qui avait été le chapelier de la ville (au cours des années qui ont suivi cet échange, j'allais aussi rencontrer le dernier Juif de Stryj et le dernier Juif d'une toute petite ville à côté de Riga -  il s'appelait Mendelsohn). Ce Juif de Bolechow, expliquait-elle, avait survécu aux années de la guerre parce que, au cours de l'été 1941, quand les Allemands étaient arrivés, il avait fui dans l'est, en Russie, avec 1'armée soviétique qui faisait retraite. En rentrant dans la ville libérée en 1944, il avait découvert qu'aucun membre de sa famille n'avait survécu, mais il avait décidé de rester. A l'exception de ce dernier point, c'était une histoire que j'allais réentendre par la suite. Je regardais l'écran de mon ordinateur, le curseur qui clignotait devant le mot retour dans la phrase De retour chez lui après la guerre pour découvrir qu'il ne restait plus personne de sa famille ou de l'ensemble de la communauté juive. J'avais tellement pris l'habitude de considérer Bolechow comme un endroit mythique (parce que la ville n'avait existé pour moi que dans les histoires de mon grand-père) et celle aussi de considérer le Bolechow d'aujourd'hui, Bolekhiv, comme désespérément éloigné de la guerre (parce que six décennies s'étaient écoulées et parce que presque personne de la population de l'époque, juive, polonaise ou ukrainienne, n'était plus vivant) que l'existence d'un vieux Juif de Bolechow, vivant aujourd'hui à New York, une personne qui pouvait faire le pont entre l'endroit dont j'avais toujours entendu parler et l'endroit qui existait sur la carte, entre Bolechow et Bolekhiv, me paraissait aussi improbable que celle des extra-terrestres. A la fin de son e-mail, Susannah me demandait si j'habitais dans la région de New York et, dans ce cas, si je voulais un jour aller avec elle voir les Rosenberg qui vivaient à Brooklyn. Ils ne parlaient que le russe et le yiddish, ajoutait-elle, mais elle avait étudié le yiddish sérieusement depuis quelque temps et pourrait jouer les interprètes. J'ai répondu avec enthousiasme à son invitation. Mon enthousiasme avait été déclenché, je dirais, en partie seulement par mon désir de découvrir si cet Eli Rosenberg pouvait me procurer quelques lumières sur Shmiel et sa famille. Le dernier Juif de Bolechow qui avait parlé yiddish en ma présence avait été mon grandpère, mort depuis vingt ans à présent. Je voulais l'entendre de nouveau. Susannah a répondu rapidement. « La grande nouvelle ! ! ! », c'était qu'elle avait appelé M. Rosenberg ou plutôt qu'elle avait parlé à son fils, et qu'ils avaient arrêté une date pour notre rencontre -  ma première et, je pensais alors, sans doute, dernière rencontre avec un Juif de Bolechow qui pourrait me dire quelque chose, n'importe quoi, sur ce qui s'était passé avant, pendant ou après la guerre. La date arrêtée était le dimanche 11 mars. J'irais retrouver Susannah à son appartement au centre-ville et puis nous irions en voiture jusqu'à Brooklyn. Elle m'avait prévenu qu'Eli parlait tout doucement, était très faible physiquement, et que la mort de sa femme, Feyge -  que Susannah n'avait apprise que lors de son récent coup de téléphone -, lui avait porté un sérieux coup. Au moment où nous nous sommes retrouvés en route pour Brooklyn, j'étais dans un état de tension extrême. Une fois de plus, comme cela avait été le cas avec Mme Begley lors de la réception, deux ans plus tôt, l'idée de me trouver à proximité de quelqu'un originaire de l'endroit et de l'époque qui m'intéressaient était trop excitante, trop écrasante : ma jambe tremblait au moment où je me suis assis dans la voiture de Susannah et que j'ai vu Manhattan disparaître derrière nous. Alors que nous circulions dans des rues peu familières, Susannah scrutant les noms sur les plaques et moi, le regard rivé sur une carte routière énorme, j'ai été de nouveau la proie de fantasmes si intenses, à la fois si véridiques et si gênants dans la trivialité des informations que cette rencontre allait produire -  Shmiel avait-il un jour acheté un chapeau à cet homme ? -  que je ne me suis plus senti en mesure de parler, après que nous nous sommes garés et que nous avons trouvé l'appartement minuscule et sombre dans un énorme immeuble de pierre et de brique, à l'allure plutôt soviétique. J'avais de la chance, me suis-je dit, que Susannah se charge de le faire. Mais en fin de compte, il n'y a pas eu à parler beaucoup. Dès que nous nous sommes assis dans l'appartement de Rosenberg, qui était très sombre et à peine meublé, des ballons de basket résonnant dans la petite cour de cette HLM, il était clair que l'état de santé de M. Rosenberg s'était bien détérioré depuis la dernière fois que Susannah et lui avaient été en contact. Susannah m'a présenté en yiddish et je lui ai demandé de dire que j'espérais bien qu'il ait pu connaître le frère de mon grand-père, Shmiel Jäger. Shmiel Jäger, Shmiel Jäger, a dit Eli Rosenberg d'une voix douce et haut perchée, la bouche ouverte. Mais rien n'a suivi, si ce n'est qu'il a levé la main au-dessus de sa tête, comme pour décrire une personne très grande. Susannah lui a dit quelque chose et il a hoché la tête vigoureusement et lui a répondu, et elle s'est tournée vers moi. Il dit que c'était un homme très grand, a dit Susannah. Un homme très grand, me suis-je dit, le coeur serré. Il n'avait pas l'air très grand sur les photos que j'avais vues ; personne n'était très grand dans ma famille, pour dire la vérité. Puis, Eli Rosenberg a regardé Susannah et lui a demandé qui j'étais. Son fils, un type très brun, à l'allure slave, d'une quarantaine d'années, nous a offert du thé et des petits gâteaux. Un jeu télévisé retentissait très fort sur le poste allumé. Susannah a expliqué de nouveau à Eli que j'étais le petit-fils du frère de Shmiel Jäger, qui avait la boucherie de Bolechow. Elle lui a répété que je voulais savoir s'il avait connu Shmiel. Shmiel Jäger-, Shmiel Jäger, a dit encore une fois Eli, en hochant la tête d'une manière qui paraissait d'une sagesse émouvante, en dépit du fait que l'impression était tout à fait trompeuse. Puis, il a levé les yeux -  vers moi, pas vers Susannah -  et il a dit, Toyb, et puis il a hoché la tête de nouveau, comme s'il était content de lui. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il pouvait vouloir dire. Susannah lui a parlé encore un peu, comme si elle voulait s'assurer qu'elle avait bien entendu, et elle s'est ensuite tournée vers moi. Il dit que Shmiel Jäger était sourd. Toyb. Mon regard s'est déplacé de Susannah à Eli Rosenberg, qui hochait la tête et mettait la main derrière l'oreille, pour mimer la surdité. Puis, il a demandé à Susannah, de nouveau, qui j'étais et ce que je voulais. J'avais le coeur serré. Si Shmiel avait été sourd, je suis sûr que mon grand-père ou quelqu'un d'autre l'aurait mentionné. C'était le genre de détail suffisamment saillant et inoffensif à la fois qui aurait échappé à la censure officieuse que mon grand-père avait appliquée à toutes les histoires qui avaient trait à Shmiel. J'ai commencé à me demander avec quel autre voisin d'il y a des siècles, une personne grande et sourde sans le moindre lien de parenté avec moi, cet Eli Rosenberg confondait mon grand-oncle disparu, et soudain j'ai éprouvé un sentiment de défaite. Toute l'énergie, toute la secrète anticipation qui m'avaient porté à travers la pénible lenteur de ces échanges dans une langue que je n'avais pas entendue depuis deux décennies, toute la ferveur entretenue dans l'espoir qu'il dirait quelque chose d'énorme, quelque chose d'important, quelque chose sur la façon dont ils étaient morts, sur les derniers jours où il les avait vus, quelque chose -  tout cela, je m'en rendais compte, m'avait épuisé, laissé complètement vide. A ce moment précis, je n'avais plus qu'une envie : quitter cet appartement sombre, déprimant, et rentrer chez moi pour regarder mes photos dont je savais au moins qu'elles étaient authentiques. Puis, le fils a dit qu'il pensait que son père commençait à être fatigué. J'étais soulagé. Nous nous sommes tous levés et serré la main -  la poignée de main d'Eli était étonnamment ferme -, et Susannah et moi avons pris la direction de la porte d'entrée. Sans regarder personne en particulier, Eli a dit encore une fois, Shmiel Jager, Shmiel Jäger. Une onde de gêne a couru à travers la pièce et le fils a expliqué, un peu désolé, que son père n'allait pas très bien depuis la mort de sa mère, l'année dernière. C'est dommage que vous ne soyez pas venus il y a deux ans, a-t-il dit. Il aurait pu vous raconter bien des choses. Depuis, j'ai entendu ces mots, ou des variations de ces mots, de très nombreuses fois ; mais à l'époque, parce que c'était tout nouveau, la phrase m'a fait mal. C'était douloureux de penser à tout ce qu'il aurait été possible d'apprendre, si j'avais seulement commencé deux ans ou même un an plus tôt. Je pensais à cela, hochant la tête en direction du fils et prenant un visage sympathique, lorsque Eli Rosenberg m'a soudain regardé droit dans les yeux et a dit une chose de plus, un seul mot qui, dans ce moment ultime, avait été en quelque sorte capable de passer les axones ruinés et les synapses explosées pour parvenir à la surface, avant de sombrer pour toujours, et ce qu'il a dit, c'était : Frydka.     Ecoutez :

« Susannah arépondu rapidement.

« Lagrande nouvelle ! ! ! », c'étaitqu'elle avaitappelé M. Rosenberg ouplutôt qu'elle avaitparlé àson fils,etqu'ils avaient arrêtéunedate pour notre rencontre – ma première et,jepensais alors,sansdoute, dernière rencontre avecunJuif de Bolechow quipourrait medire quelque chose,n'importe quoi,surcequi s'était passéavant, pendant ouaprès laguerre.

Ladate arrêtée étaitledimanche 11mars.

J'iraisretrouver Susannah àson appartement aucentre-ville etpuis nous irions envoiture jusqu'àBrooklyn.

Elle m'avait prévenu qu'Eliparlait toutdoucement, étaittrèsfaible physiquement, etque lamort de sa femme, Feyge– que Susannah n'avaitapprise quelorsdeson récent coupdetéléphone –, lui avait porté unsérieux coup. Au moment oùnous nous sommes retrouvés enroute pourBrooklyn, j'étaisdansunétat de tension extrême.

Unefoisdeplus, comme celaavait étélecas avec Mme Begley lorsdela réception, deuxansplus tôt,l'idée deme trouver àproximité dequelqu'un originairede l'endroit etde l'époque quim'intéressaient étaittropexcitante, tropécrasante :ma jambe tremblait aumoment oùjeme suis assis dans lavoiture deSusannah etque j'aivuManhattan disparaître derrièrenous.Alorsquenous circulions dansdesrues peufamilières, Susannah scrutant lesnoms surlesplaques etmoi, leregard rivésurune carte routière énorme, j'aiété de nouveau laproie defantasmes siintenses, àla fois sivéridiques etsigênants dansla trivialité desinformations quecette rencontre allaitproduire –  Shmiel avait-il unjour acheté un chapeau àcet homme ?–  que jene me suis plus senti enmesure deparler, aprèsquenous nous sommes garésetque nous avons trouvé l'appartement minusculeetsombre dansun énorme immeuble depierre etde brique, àl'allure plutôtsoviétique.

J'avaisdelachance, me suis-je dit,que Susannah secharge delefaire. Mais enfin decompte, iln'y apas euàparler beaucoup.

Dèsque nous noussommes assisdans l'appartement deRosenberg, quiétait trèssombre etàpeine meublé, desballons debasket résonnant danslapetite courdecette HLM, ilétait clairquel'état desanté deM.

Rosenberg s'était biendétérioré depuisladernière foisque Susannah etlui avaient étéencontact. Susannah m'aprésenté enyiddish etjelui aidemandé dedire quej'espérais bienqu'ilaitpu connaître lefrère demon grand-père, ShmielJäger.

Shmiel Jäger,Shmiel Jäger, a dit EliRosenberg d'unevoixdouce ethaut perchée, labouche ouverte.

Maisrienn'asuivi, sice n'est qu'ilalevé lamain au-dessus desatête, comme pour décrire unepersonne trèsgrande.

Susannah luiadit quelque choseetila hoché latête vigoureusement etlui arépondu, etelle s'est tournée versmoi. Il dit que c'était unhomme trèsgrand, adit Susannah.

Un homme trèsgrand, me suis-je dit,lecœur serré.

Iln'avait pasl'air très grand surlesphotos que j'avais vues;personne n'étaittrèsgrand dansmafamille, pourdirelavérité. Puis, EliRosenberg aregardé Susannah etlui ademandé quij'étais.

Sonfils,untype trèsbrun, à l'allure slave,d'unequarantaine d'années,nousaoffert duthé etdes petits gâteaux.

Unjeu télévisé retentissait trèsfortsurleposte allumé.

Susannah aexpliqué denouveau àEli que j'étais lepetit-fils dufrère deShmiel Jäger,quiavait laboucherie deBolechow.

Elleluiarépété que jevoulais savoirs'ilavait connu Shmiel.

Shmiel Jäger–, ShmielJäger, a dit encore unefoisEli,enhochant latête d'une manière qui paraissait d'unesagesse émouvante, endépit dufait que l'impression étaittoutàfait trompeuse.

Puis,ila levé lesyeux – vers moi, pasvers Susannah – et ila dit, Toyb, et puis ila hoché latête denouveau, commes'ilétait content delui.

Jen'avais paslamoindre idéedece. »

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