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presque, et d'un âge indéterminé.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

presque, et d'un âge indéterminé. Yetta, parfois Etta, est la parente à qui mon frère Eric doit son prénom. Elle était russe. RUSSIE, dit son certificat de décès, à la mention PAYS D'ORIGINE, même si la RUSSIE et le PAYS D'ORIGINE ne peuvent, il faut le dire, suggérer la nature ou les raisons de son horrible émigration, dont j'ai fini par entendre parler par mon grand-père, le gendre de cette femme simple et épuisée, une histoire qui est, pour quelqu'un de ma génération et de mon éducation, absolument impossible à imaginer. Qu'est-ce que mon grand-père m'a raconté ? Il m'a raconté que sa belle-mère, pour qui, j'ai cru comprendre, il n'avait aucune affection ni aucune antipathie particulière (Tu sais, m'avait-il dit un jour en haussant les épaules, les beaux-parents !), était venue en Amérique après que sa famille entière avait été brûlée au cours d'un pogrom à Odessa ou dans les environs, sort auquel elle avait échappé parce qu'elle était au cabinet quand les Cosaques, ou je ne sais qui, étaient venus, ce jour-là (ils étaient déjà venus bien des fois, évidemment) ; complètement seule à l'âge de quinze ans, elle avait traversé l'Europe pour prendre une place à bord d'un bateau qui l'emmènerait en Amérique, où elle avait un parent qui l'avait aidée ; dès son arrivée, au début des années 1890, elle avait fait ce qu'il fallait, c'est-à-dire se trouver immédiatement un mari et, dans ce cas précis, le mari qu'elle avait trouvé était un veuf paralysé, avec des enfants déjà grands qui, après le mariage avec cette jeune femme de dix-neuf ans environ, simple et traumatisée, s'étaient mis à la tourmenter en cachant des chaussettes puantes au fond des lits qu'elle devait faire tous les matins, histoire que sa fille, ma grand-mère, allait raconter à sa fille, qui la raconterait plus tard à moi. De cette femme pathétique, ma grand-mère diabétique que j'aimais tant avait hérité les cheveux dorés, qui étaient aussi ceux de ma mère, ce qui explique pourquoi mon frère Matt (dont j'étais à 1'adolescence, avec mes cheveux noirs et frisés, si jaloux) avait de si beaux cheveux blond clair quand il était petit ; et pourquoi j'ai toujours pensé qu'il ressemblait, avec ces cheveux et ses yeux légèrement bridés de Tatar, et les angles austères de son visage, à la fois à la figure d'une icône et aux Slaves qui l'auraient vénérée. Les Slaves, c'est-à-dire ceux qui, par un jour impossible à connaître des années 1880, avaient fondu sur une ville près d'Odessa et violé les femmes, pillé et incendié les maisons de pauvres Juifs insignifiants, ce qui explique pourquoi mon arrière-grand-mère était venue en Amérique et comment, en effet, certains membres de ma famille avaient les cheveux blonds, des cheveux tellement blonds. Mais les meilleures de toutes les histoires étaient naturellement celles que racontait le père de ma mère, puisqu'il était, après tout, le seul de mes parents qui avait fait ce remarquable voyage jusqu'en Amérique et avait été assez âgé à l'époque pour en conserver des souvenirs. Comment c'était le voyage jusqu'en Amérique, tu veux savoir ? répétait mon grand-père, en ricanant doucement, quand je l'interviewais sur sa vie. Je ne pourrais pas te le dire, parce que j'étais tout le temps dans les toilettes en train de vomir ! Mais cette autodérision, qui laissait entendre qu'il n'y avait pas d'histoire à raconter, faisait partie de l'histoire de sa venue en Amérique, une histoire qui, comme je le savais, avait de nombreux chapitres. Sans aucun ordre particulier, je me souviens à présent de ces histoires : celle sur la façon dont lui et sa soeur, ma sombre Tante Sylvia, qu'il avait toujours appelée Susha, et dont le nom figure sur la liste des passagers, aujourd'hui disponible en ligne grâce à la banque de données d'Ellis Island, en tant que Sosi Jäger, avaient voyagé « pendant des semaines » pour aller de Lvov à Rotterdam « où attendait le bateau », disait-il, et n'étant qu'un petit garçon ne sachant presque rien du monde, j'étais impressionné, à l'époque, à l'idée qu'un bateau aussi gros ait attendu ces deux jeunes gens de Bolechow, fausse impression que mon grand-père se gardait bien de corriger ; et puis comment, après le long trajet en train, de Lvov à Varsovie, puis de Varsovie, à travers l'Allemagne, jusqu'aux Pays-Bas, ils avaient failli rater le bateau, parce que les filles avaient les cheveux tellement longs. Parce que les filles avaient les cheveux tellement longs ? ! m'étais-je exclamé. La première fois que j'avais entendu cette histoire, il y a tellement longtemps que je n'arrive pas à me souvenir quand c'était, j'avais posé cette question parce que j'étais véritablement perplexe ; aujourd'hui seulement je comprends quel raconteur sophistiqué pouvait être mon grand-père, quelle brillante provocation était ce parce que les filles avaient les cheveux tellement longs, que c'était destiné à me faire poser cette question, afin qu'il pût se lancer dans cette histoire-là. Par la suite, j'avais continué à poser la question, uniquement parce que je savais qu'il voulait que je le fisse. Oui, parce que les filles avaient les cheveux tellement longs ! poursuivait-il, assis dans ce grand fauteuil en osier sur la large marche du perron de la maison de mes parents, surveillant le quartier, comme s'il avait été responsable des maisons sur deux niveaux avec leurs couleurs bizarres, leurs pelouses bien nettes, leurs topiaires en spirale pointant vers le ciel d'été dégagé, le silence de la mi-journée en semaine. Et il me racontait alors comment, avant d'embarquer sur le grand bateau qui allait l'emmener lui et ma tante perpétuellement déçue vers l'Amérique, tous les passagers de l'entrepont devaient être examinés pour les poux et comme les filles, y compris ma grand-tante Sylvia de vingt-deux ans, avaient les cheveux longs à l'époque, cet examen avant l'embarquement prenait un temps fou et, à un moment donné, mon grand-père (que, je suppose, nous décririons aujourd'hui comme souffrant d'une forte anxiété, même si les gens disaient à l'époque qu'il était simplement « méticuleux ») avait paniqué. Alors qu'est-ce que tu as fait ? demandais-je à cet instant précis. Et il répondait, J'ai crié Au feu ! Au feu ! et dans la confusion générale, j'ai pris Tante Susha par la main et nous avons couru sur la passerelle, et nous sommes montés à bord ! Et c'est comme ça que nous sommes venus en Amérique. Il racontait cette histoire avec une expression qui flottait entre l'autosatisfaction et l'autodénigrement, comme s'il avait été à la fois content et (à présent) un peu embarrassé par l'audace juvénile qui, si cette histoire n'est pas un mensonge, lui a valu de voyager jusqu'en Amérique.     Il y avait, c'est évident, d'autres histoires sur ce voyage jusqu'en Amérique, des histoires que j'ai entendues souvent lorsque mon grand-père venait nous rendre visite et je traînais dans la maison, silencieux, dans l'espoir qu'il déciderait de s'asseoir et de me parler, attendant qu'il ait fini de lire le journal, peut-être le Times ou, plus probablement, The Jewish Week (après le mariage de mes parents, il leur avait offert un abonnement parce qu'il redoutait, disait-il, que ma mère oublie comment être juive). Il lisait son journal lentement, laissant sa grosse tête descendre sur le côté gauche, puis la relevant brusquement vers la droite pour déchiffrer les caractères imprimés sur la page opposée. En silence, je l'observais pendant sa lecture -- car on n'interrompait jamais, vraiment jamais, mon grand-père, quoi qu'il ait pu faire -, j'attendais qu'il ait terminé et j'espérais qu'il serait d'humeur à me raconter des histoires... Ou bien j'attendais qu'il ait fini de boire son jus de prune qui, aimait-il dire, était bon pour la machinerie, ou encore qu'il ait fini de parler à ma mère pendant qu'elle peignait ses ongles, assise à la table de la cuisine devant la grande baie vitrée, ou même qu'il ait fini, debout dans la « grande » salle de bains, qui était carrelée en bleu, d'avaler avec une grande précaution chacune des nombreuses pilules qu'il avait toujours avec lui dans une petite mallette en vachette beige. Mon grand-père était un hypocondriaque, nous le savions tous, et ses différents médecins se pliaient évidemment à ses caprices. Tous les soirs et tous les matins, il entrait dans l'étincelante salle de bains de ma mère et alignait une série de pilules et les avalait, les unes après les autres, avec un sourire détaché. Comme mon père désapprouvait les médicaments, les pilules et même les médecins en général, pour qui il avait une grande suspicion et envers qui, en tant que groupe, il manifestait une vague mais réelle animosité (et pourquoi pas, compte tenu de ce qu'il avait passé son enfance à voir ?), il souriait avec mépris et sans discrétion des rituels de mon grand-père avec ses petites pilules. Mais nous, les enfants, nous adorions voir Grandpa prendre ses médicaments quand il nous rendait visite, un rituel qu'il savait, comme le reste, rendre drôle. Ce soir, disait-il en regardant l'alignement des petits flacons de pharmacien avec une confusion jouée, comme une ménagère devant un étalage intimidant de détergents ou de céréales pour le petit déjeuner, peut-être que je vais prendre une bleue et une rouge. J'attendais donc qu'il ait fini n'importe laquelle de ses routines en cours et qu'il me raconte ces histoires de ses nombreux voyages et de ses nombreuses aventures. A Quel Point Le Bateau Etait Bondé, Combien Lui Et Tante Sylvia Redoutaient D'Etre Volés Et Avaient Donc Caché Leur Argent Dans Un Mouchoir, ou pire, Combien Il Avait Eu Le Mal De Mer, au point de ne plus vouloir jamais voyager en bateau de nouveau. Comment, après deux semaines sur le bateau, les fameuses deux semaines passées à être malade, ils étaient arrivés à New York et avaient essayé de trouver leur chemin jusqu'au point de rendez-vous que leur avait indiqué le cousin Mittelmark, et comment chaque personne à qui il avait parlé avait répondu à ses questions par un regard égaré. Il s'approchait des gens, me racontait-il, et prononçait le nom de l'endroit sur un ton interrogatif : Timesse Squouère ? Timesse Squouère ? Et il avait fallu qu'il écrive le nom sur un bout de papier avant que quelqu'un pointe, en riant, la direction de Times Square. Et de Times Square, mon grand-père et ma grand-tante, accompagnés de leur cousin qui parlait l'anglais, étaient allés dans le Lower East Side, à East Fourth Street, pour s'installer dans l'appartement de leur oncle, Abe Mittelmark, un homme aux cheveux roux dont la brouille avec sa soeur unique, mon arrière-grand-mère, ou le ressentiment à son égard était responsable, j'aime à le croire, du cruel arrangement matrimonial qui devait dresser les Jäger contre les Mittelmark pendant des générations. Et ce n'était pas le seul cas de lutte fratricide dans ma famille. Maintenant, quand je pense à ce voyage, moi dont le record est un vol de vingt-deux heures en business class d'un 747, je suis impressionné par l'audace dont il a fait preuve pour entreprendre simplement ce périple. En écrivant ceci, je regarde son passeport polonais, celui avec lequel il a fait ce voyage inimaginable, et bien qu'il soit mort à présent et qu'il ne puisse plus raconter d'histoires, le document a ses propres confessions à faire. En déchiffrant l'élégante écriture officielle dont les blancs sont remplis, en scrutant les visas et les tampons, je peux, avec une précision bien plus grande que celle dont se souciait de faire preuve mon grandpère quand il racontait ses histoires, reconstituer son voyage jusqu'en Amérique. Je peux, par exemple, vous dire que le passeport (« DOWOD OSOBISTY », littéralement «papier d'identification»), numéro 19272/20, lui a été délivré à Dolina - le petit village au sud de Bolechow qui était le centre administratif de la région et où la famille de la mère de mon grandpère, les Mittelmark, avait vécu autrefois - le 9 octobre 1920. Collée sur le passeport, se trouve une petite photo en noir et blanc de mon grand-père, la plus ancienne image connue de lui. Il est debout, semble-t-il, contre un mur en bois quelconque ; le visage familier est lisse, sérieux, les yeux myopes sont très enfoncés, les cheveux, encore très épais, plaqués en arrière, avec

« cheveux tellement longs. Parce quelesfilles avaient lescheveux tellement longs? !m'étais-je exclamé.Lapremière fois que j'avais entendu cettehistoire, ilya tellement longtemps quejen'arrive pasàme souvenir quand c'était, j'avaisposécette question parcequej'étais véritablement perplexe;aujourd'hui seulement jecomprends quelraconteur sophistiqué pouvaitêtremon grand-père, quelle brillante provocation étaitce parce quelesfilles avaient lescheveux tellement longs, que c'était destiné àme faire poser cettequestion, afinqu'il pûtselancer danscette histoire-là.

Par la suite, j'avais continué àposer laquestion, uniquement parcequejesavais qu'ilvoulait queje le fisse. Oui, parce quelesfilles avaient lescheveux tellement longs !poursuivait-il, assisdans cegrand fauteuil enosier surlalarge marche duperron delamaison demes parents, surveillant le quartier, commes'ilavait étéresponsable desmaisons surdeux niveaux avecleurs couleurs bizarres, leurspelouses biennettes, leurstopiaires enspirale pointant versleciel d'été dégagé, le silence delami-journée ensemaine.

Etilme racontait alorscomment, avantd'embarquer sur legrand bateau quiallait l'emmener luietma tante perpétuellement déçuevers l'Amérique, touslespassagers del'entrepont devaientêtreexaminés pourlespoux etcomme les filles, ycompris magrand-tante Sylviadevingt-deux ans,avaient lescheveux longsà l'époque, cetexamen avantl'embarquement prenaituntemps fouet,àun moment donné, mon grand-père (que,jesuppose, nousdécririons aujourd'hui commesouffrant d'uneforte anxiété, mêmesiles gens disaient àl'époque qu'ilétait simplement « méticuleux ») avait paniqué. Alors qu'est-ce quetuas fait ?demandais-je àcet instant précis.Etilrépondait, J'aicrié Au feu ! Aufeu ! et dans laconfusion générale,j'aipris Tante Susha parlamain etnous avons couru surlapasserelle, etnous sommes montésàbord ! Etc'est comme çaque nous sommes venus enAmérique. Il racontait cettehistoire avecuneexpression quiflottait entrel'autosatisfaction et l'autodénigrement, commes'ilavait étéàla fois content et(àprésent) unpeu embarrassé par l'audace juvénilequi,sicette histoire n'estpasunmensonge, luiavalu devoyager jusqu'en Amérique.     Il yavait ,c'est évident, d'autres histoires surcevoyage jusqu'en Amérique, deshistoires quej'ai entendues souventlorsquemongrand-père venaitnousrendre visiteetjetraînais dansla maison, silencieux, dansl'espoir qu'ildéciderait des'asseoir etde me parler, attendant qu'ilait fini delire lejournal, peut-être le Times ou, plus probablement, The Jewish Week (après le mariage demes parents, illeur avait offert unabonnement parcequ'ilredoutait, disait-il,que ma mère oublie comment être juive).

Il lisait sonjournal lentement, laissantsagrosse tête descendre surlecôté gauche, puislarelevant brusquement versladroite pourdéchiffrer les caractères impriméssurlapage opposée.

Ensilence, jel'observais pendantsalecture —car on n'interrompait jamais,vraiment jamais,mongrand-père, quoiqu'ilaitpu faire –, j'attendais qu'il aitterminé etj'espérais qu'ilserait d'humeur àme raconter deshistoires...

Oubien j'attendais qu'ilaitfini deboire sonjusdeprune qui,aimait-il dire, était bonpour la machinerie, ou encore qu'ilaitfini deparler àma mère pendant qu'ellepeignait sesongles, assise àla table delacuisine devantlagrande baievitrée, oumême qu'ilaitfini, debout dansla « grande » salledebains, quiétait carrelée enbleu, d'avaler avecunegrande précaution. »

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