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  Mon grand-père venait chaque année pendant l'été, puisque le climat de Long Island, l'été, était moins oppressant que celui de Miami Beach.

Publié le 06/01/2014

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  Mon grand-père venait chaque année pendant l'été, puisque le climat de Long Island, l'été, était moins oppressant que celui de Miami Beach. Il passait, chaque fois, quelques semaines, accompagné par l'une des quatre épouses à laquelle il se trouvait marié à ce moment-là. Quand il venait séjourner, il occupait (lui et l'épouse, parfois) la chambre de mon petit frère avec les lits jumeaux étroits. Là, dès son arrivée de l'aéroport, il suspendait son chapeau sur un abatjour et pliait soigneusement son manteau en tweed sur le dossier d'un fauteuil, et seulement après allait s'occuper de son canari, Schloimele, qui veut dire Petit Salomon en yiddish : poser la cage sur le minuscule bureau d'enfant en chêne, l'arroser de quelques gouttes d'eau simplement pour le rafraîchir un peu. Puis, lentement, méticuleusement, il sortait ses affaires de ses bagages parfaitement faits pour les poser délicatement sur un des deux lits minuscules de cette chambre. Mon grand-père était fameux (au sens où certains immigrants juifs et leurs familles disent de quelqu'un qu'il est « fameux » pour une chose, ce qui signifie en général que vingt-six personnes environ en ont entendu parler) pour plusieurs choses - son sens de l'humour, les trois femmes qu'il avait épousées et dont, à l'exception de celle qui lui avait survécu, il avait divorcé en rapide succession après la mort de ma grand-mère, sa façon de s'habiller, certaines tragédies familiales, son orthodoxie, sa manière de se rendre mémorable aux serveuses et aux employées de magasin, été après été - mais, pour moi, les deux traits saillants chez lui, c'étaient sa dévotion et ses vêtements merveilleux. Quand j'étais enfant, puis adolescent, ces deux choses me paraissaient être les frontières entre lesquelles résidait son étrangeté, son européanisme : un territoire qui n'appartenait qu'à lui, à personne d'autre, un espace dans lequel il était possible d'être à la fois matérialiste et pieux, apprêté et religieux en même temps.    La première des choses qu'il sortait en défaisant ses bagages, c'était le sac en velours qui contenait les trucs dont il avait besoin pour dire ses prières du matin - pour daven. Cela, il l'a fait tous les jours de sa vie depuis le jour du printemps 1915 où il a fait sa bar-mitsva jusqu'au matin qui a précédé le jour de juin 1980 où il est mort. Dans ce sac de velours bordeaux doublé de satin, sur lequel était brodée en fil d'or une menorah flanquée de deux lions de Judée rampants, se trouvaient : son yarmulke ; un énorme taies à l'ancienne, blanc et bleu délavé, avec ses franges qui chatouillaient, et dans lequel, conformément aux instructions qu'il m'avait scrupuleusement dictées au cours d'une chaude journée de 1972, quand j'avais douze ans, un an avant ma bar-mitsva, il a été enterré ce jour de juin ; et les phylactères en cuir, ou tefillin, qu'il liait autour de sa tête et de son avant-bras gauche, chaque matin, pendant que nous le regardions, muets de crainte et d'admiration, faire les prières liturgiques. Pour nous, c'était une vision à la fois bizarre et majestueuse : tous les matins, après le lever du soleil, tout en murmurant en hébreu, il passait l'immense taies délavé et le yarmulke, puis enlaçait son avant-bras avec les liens de cuir, puis entourait autour de sa tête la large bande de cuir à laquelle était attachée une petite boîte de cuir contenant les versets de la Torah, qu'il calait au milieu de son front, sortait son siddur, le livre des prières quotidiennes, et marmonnait pendant une demi-heure environ des mots qui nous étaient absolument incompréhensibles. Parfois, quand il avait terminé, il nous disait, J'ai placé un bon mot pour vous, puisque vous n'êtes que Réforme. Mon grand-père était un Juif orthodoxe de la vieille école et c'était grâce à lui, plus que toute autre chose, que nous avions un peu de religion : nous allions aux services pendant les fêtes, nous avons fait notre bar-mitsva. Pour autant que je sache, mon père, un scientifique qui ne partageait pas le point de vue de son loquace beau-père, est allé exactement quatre fois à la petite synagogue à laquelle nous appartenions : le matin des bar-mitsva de ses fils. La séance d'habillage de mon grand-père, chaque matin, n'était en rien moins précise et méticuleuse que le rituel de la prière. Mon grand-père était ce qu'on appelait autrefois un « type chic ». Son allure léchée et apprêtée, ses vêtements élégants étaient l'expression d'une qualité intérieure qui, pour lui et sa famille, caractérisait ce que signifiait être un Jäger, une chose qu'ils appelaient Feinheit : un raffinement qui était à la fois éthique et esthétique. On pouvait toujours compter sur le fait que ses chaussettes seraient assorties à son pull et, s'il est vrai qu'il préférait les chapeaux mous, on pouvait toujours trouver sur leur bandeau une ou deux plumes désinvoltes, jusqu'à ce que la dernière de ses quatre femmes - qui avait perdu son premier mari et une fille de quatorze ans à Auschwitz et dont j'aimais tenir et caresser l'avantbras doux et tatoué quand j'étais petit, et qui, je pense à présent, ne pouvait supporter une chose aussi frivole qu'une plume sur un chapeau parce qu'elle avait tant perdu - commençât à les arracher systématiquement. Pour une journée d'été classique des années 1970, il aurait pu porter la tenue suivante : pantalon jaune moutarde en laine d'été, parfaitement repassé ; une chemise blanche tissée et non amidonnée sous un gilet en laine à losanges moutarde et blanc ; chaussettes jaune pâle, chaussures en daim blanc, et chapeau mou avec ou sans plume, selon l'année de la décennie 1970 en question. Avant de sortir pour faire plusieurs fois le tour du pâté de maisons ou pour aller au parc, il s'aspergeait les mains d'eau de Cologne 4711 avant de les tapoter sur ses tempes et sur les caroncules de son menton. Et maintenant, disait-il en se frottant les mains manucurées, nous pouvons sortir. J'observais tout cela soigneusement (ou du moins je le pensais). Il pouvait aussi porter une veste - ce qui me paraissait incroyable, puisqu'il n'y avait ni mariage ni bar-mitsva où aller - dans laquelle il glissait, invariablement, son portefeuille et, dans la poche intérieure de l'autre côté, un porte-billet à l'aspect étrange : long et mince, un peu trop grand au sens où, pour un oeil américain, certains articles pour hommes européens paraissent toujours avoir la mauvaise taille ; et dans un cuir, usé jusqu'à lui donner l'aspect du daim, qui était, je m'en rends compte aujourd'hui, de l'autruche, puisque j'en ai hérité, mais qui, à l'époque, m'amusait parce que je trouvais qu'il lui donnait l'allure d'un maquereau. Je m'asseyais sur le lit de mon petit frère pendant qu'il parlait, observant et admirant toutes ses possessions : le gilet à losanges, les chaussures blanches, les ceintures élégantes, la grosse bouteille d'eau de Cologne bleue et dorée, le peigne en écaille avec lequel il plaquait en arrière les cheveux blancs clairsemés, le portefeuille usé et plissé dont je savais, même alors, qu'il ne contenait pas d'argent, incapable que j'étais d'imaginer à ce moment-là ce qu'il pouvait avoir de si précieux pour qu'il le portât chaque fois qu'il s'habillait aussi impeccablement.     C'était l'homme dont j'ai tiré des centaines d'histoires et des milliers de détails au cours des années, les noms de ses grands-parents et de ses grands-oncles et de ses tantes et de ses cousins, les années de leur naissance et de leur mort, le nom de la bonne ukrainienne qu'ils avaient eue quand ils étaient enfants à Bolechow (Lulka), qui avait l'habitude de se plaindre du fait que les enfants avaient « des puits sans fond » à la place de l'estomac, le genre de chapeau que son père, mon arrière-grand-père, portait (des chapeaux mous - il avait été un homme galant à barbichette, aimait dire de son père mon grand-père, un homme plutôt important dans sa petite ville industrieuse, connu pour apporter des bouteilles de Tokay de Hongrie à des partenaires d'affaires potentiels « afin d'arrondir les angles » ; et il était mort brusquement à l'âge de quarante-cinq ans d'une crise cardiaque, dans un spa au milieu des Carpates appelé Jaremcze, où il était allé prendre les eaux pour sa santé ; c'était le début des mauvaises années, la raison pour laquelle, à la fin, presque tous ses enfants avaient dû quitter Bolechow). Grandpa me parlait du parc de la ville, avec sa statue du grand poète polonais du XIXesiècle, Adam Mickiewicz, et du petit parc de l'autre côté de la place avec son allée de tilleuls. Il récitait pour moi, et je les ai appris, les mots de « Mayn Shtetele Belz », cette petite chanson yiddish en forme de berceuse sur la ville proche de celle où il avait grandi, que sa mère lui avait chantée, dix ans avant que sombre le Titanic   Mayn heymele, dort vu ikh hob Mayne kindershe yorn farbrakht. Belz, mayn shtetele Belz, In ormen shtibele mit ale Kinderlekh dort gelakht. Yedn shabes fleg ikh loyfin dort Mit der tichne glaych Tsu zitsen unter dem grinem Beymele, leyenen bay dem taykh. Belz, mayn shtetele Belz, Mayn heymele vu ch 'hob gehat Di sheyne khaloymes a sakh.   Mon petit foyer, où j'ai passé Mes années d'enfance ; Belz, mon shtetl Belz, Dans un pauvre petit cottage avec tous

« vision àla fois bizarre etmajestueuse :tous lesmatins, aprèslelever dusoleil, touten murmurant enhébreu, ilpassait l'immense taies délavé etle yarmulke, puis enlaçait son avant-bras aveclesliens decuir, puisentourait autourdesatête lalarge bande decuir à laquelle étaitattachée unepetite boîtedecuir contenant lesversets delaTorah, qu'ilcalait au milieu deson front, sortait son siddur, le livre desprières quotidiennes, etmarmonnait pendant unedemi-heure environdesmots quinous étaient absolument incompréhensibles. Parfois, quandilavait terminé, ilnous disait, J'ai placé unbon mot pour vous, puisque vous n'êtes queRéforme.

Mon grand-père étaitunJuif orthodoxe delavieille écoleetc'était grâceà lui, plus quetoute autrechose, quenous avions unpeu dereligion :nous allions auxservices pendant lesfêtes, nousavons faitnotre bar-mitsva.

Pourautant quejesache, monpère, un scientifique quinepartageait paslepoint devue deson loquace beau-père, estallé exactement quatre foisàla petite synagogue àlaquelle nousappartenions :le matin desbar-mitsva deses fils. La séance d'habillage demon grand-père, chaquematin,n'était enrien moins précise et méticuleuse quelerituel delaprière.

Mongrand-père étaitcequ'on appelait autrefois un « type chic ».

Sonallure léchée etapprêtée, sesvêtements élégantsétaientl'expression d'une qualité intérieure qui,pour luietsa famille, caractérisait ceque signifiait êtreunJäger, une chose qu'ilsappelaient Feinheit : un raffinement quiétait àla fois éthique etesthétique.

On pouvait toujours compter surlefait que seschaussettes seraientassorties àson pull et,s'ilest vrai qu'il préférait leschapeaux mous,onpouvait toujours trouversurleur bandeau uneou deux plumes désinvoltes, jusqu'àceque ladernière deses quatre femmes – quiavaitperdu son premier marietune filledequatorze ansàAuschwitz etdont j'aimais teniretcaresser l'avant- bras doux ettatoué quandj'étaispetit,etqui, jepense àprésent, nepouvait supporter une chose aussifrivole qu'une plumesurunchapeau parcequ'elle avaittantperdu – commençât à les arracher systématiquement.

Pourunejournée d'étéclassique desannées 1970,ilaurait pu porter latenue suivante :pantalon jaunemoutarde enlaine d'été, parfaitement repassé;une chemise blanchetisséeetnon amidonnée sousungilet enlaine àlosanges moutarde etblanc ; chaussettes jaunepâle,chaussures endaim blanc, etchapeau mouavecousans plume, selon l'année deladécennie 1970enquestion.

Avantdesortir pourfaireplusieurs foisletour dupâté de maisons oupour allerauparc, ils'aspergeait lesmains d'eaudeCologne 4711avant deles tapoter surses tempes etsur lescaroncules deson menton.

Et maintenant, disait-il ense frottant lesmains manucurées, nous pouvons sortir.

J'observais toutcelasoigneusement (oudumoins jelepensais).

Ilpouvait aussiporter une veste – cequime paraissait incroyable, puisqu'iln'yavait nimariage nibar-mitsva oùaller – dans laquelle ilglissait, invariablement, sonportefeuille et,dans lapoche intérieure del'autre côté, unporte-billet àl'aspect étrange :long etmince, unpeu trop grand ausens où,pour un œil américain, certainsarticlespourhommes européens paraissenttoujoursavoirlamauvaise taille ;et dans uncuir, uséjusqu'à luidonner l'aspect dudaim, quiétait, jem'en rends compte aujourd'hui, del'autruche, puisquej'enaihérité, maisqui,àl'époque, m'amusait parcequeje trouvais qu'illuidonnait l'allured'unmaquereau.

Jem'asseyais surlelit de mon petit frère pendant qu'ilparlait, observant etadmirant toutessespossessions :le gilet àlosanges, les chaussures blanches,lesceintures élégantes, lagrosse bouteille d'eaudeCologne bleueet dorée, lepeigne enécaille aveclequel ilplaquait enarrière lescheveux blancsclairsemés, le portefeuille uséetplissé dontjesavais, mêmealors,qu'ilnecontenait pasd'argent, incapable que j'étais d'imaginer àce moment-là cequ'il pouvait avoirdesiprécieux pourqu'illeportât chaque foisqu'il s'habillait aussiimpeccablement.

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