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longtemps.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

longtemps. Nous nous sommes envolés pour Israël exactement un mois plus tard, le 9 décembre. Quand nous sommes arrivés, le matin du 10, Dyzia n'était plus là.     Mais cest arrivé plus tard. Avant cela, nous sommes allés à Stockholm où, à cause de l'hiver, la lumière était rare et les journées étrangement courtes, comme si le temps même était déformé. Nous avons atterri en Suède à une heure du matin environ au cours d'une nuit dont la pureté cristalline absolue - l'air était tellement glacé que nous pouvions sentir les minuscules aiguilles gelées de la condensation sur nos joues - était d'autant plus éblouissante que nous avions quitté New York au milieu d'un des pires blizzards qu'ait connus la ville au cours de la dernière décennie : une furieuse tempête de neige qui nous avait obligé à attendre neuf heures sur la piste de décollage à JFK, observant avec une certaine anxiété les dégivreurs arrosant les ailes de notre avion, et cette anxiété n'avait pas décru même après le décollage pour Heathrow, puisque nous savions à ce moment-là que nous avions manqué notre connexion pour Stockholm et que nous commencions à nous demander s'il y aurait encore des vols au moment où nous allions atterrir. Pendant tout ce temps, je me suis fait du souci pour Matt, qui avait une peur bleue des avions, je le savais, et qui pensait que je ne le regardais pas quand, au moment de notre décollage chaotique et déplaisant, il a sorti de sa poche une photo de sa fille âgée de six mois et l'a embrassée furtivement, comme s'il s'était agi d'une icône. Le caractère furtif de son geste m'a affecté autant que la vénération de la petite icône : la vénération, parce que c'était une pure expression d'amour paternel, émotion à laquelle j'avais beaucoup réfléchi depuis mon voyage en Israël, et la furtivité, parce qu'elle me rappelait que notre improbable association dans la quête d'Oncle Shmiel commençait à peine à effacer les années de brouille entre Matt et moi, des années passées sans avoir grand-chose à se dire et sans savoir comment se le dire. Il y a bien des façons de perdre des parents, ai-je pensé : la guerre n'en est qu'une parmi d'autres. Sur la photo que Matt a embrassée quand il croyait que je ne regardais pas (et qu'il allait embrasser à chaque décollage, par la suite), sa fille, ma nièce, est déguisée pour une fête de Halloween dans un costume en feutrine verte qui était censé la faire ressembler à un pois dans sa cosse. Nous sommes donc arrivés très tard pour la première étape de notre voyage d'automne, épuisés, frigorifiés, trempés et vaguement déprimés. La journée que nous avions complètement perdue puisque nous arrivions avec seize heures de retard - le vendredi 5 décembre - était heureusement celle que nous avions prévu de consacrer à une marche dans la ville et à la découverte des sites touristiques. Notre première interview avec Klara était prévue pour le samedi. C'est parce que nous avons manqué le vendredi que nous n'avons pas pu voir les sites touristiques et que ce que nous avons vu de la ville est limité à ce que nous avons pu observer depuis les vitres de notre taxi, pendant que nous foncions chez Klara Freilich, le samedi, et à ce que nous avons pu découvrir lorsque nous l'avons revue, le dimanche et le lundi. Du bleu, du gris, du blanc, avec des touches de brique rouge ; des tourelles et des flèches, et des immeubles massifs ; de l'eau partout. Nous avons jeté des coups d'oeil dans tous les sens et bavardé avec l'interprète polonaise que j'avais engagée à l'avance, grâce au concierge de l'hôtel : une femme née en Pologne qui devait avoir, j'ai pensé, près de cinquante ans et vivait à Stockholm depuis de nombreuses années. Ewa était belle, avec un profil marqué, un air intelligent, et des cheveux noirs très courts, une tête qui faisait penser à une pièce de monnaie romaine. Alors que le taxi s'enfonçait dans la banlieue de Stockholm par cette matinée couverte du samedi, nous avons expliqué à Ewa ce qu'était notre projet, qui était Klara et ce que nous espérions apprendre. La cloche d'un tramway a retenti quelque part, plus fort que d'habitude, sans doute à cause de la température de l'air. Ewa nous a regardés et a souri. C'était un projet très intéressant pour elle, a-t-elle dit, parce qu'elle-même était juive. Quelle coïncidence ! avons-nous dit, même si je n'étais plus du tout surpris désormais par les coïncidences. Ewa nous a un peu parlé d'elle. Elle a dit que c'était seulement lorsqu'elle avait laissé la Pologne et épousé le fils d'un rabbin orthodoxe qu'elle avait appris ce que c'était que d'être juive. Mon père était communiste et ma mère ne l'était pas, a-t-elle expliqué. Je n'ai donc rien su de la religion ou de la judéité avant que nous allions en Israël. Je suis entrée dans une synagogue pour la première fois de ma vie lorsque je me suis mariée à Goteborg, en Suède. Le chauffeur a consulté la feuille de papier sur laquelle nous avions écrit l'adresse que nous avait donnée Meg. Bandhagen semblait être constitué d'énormes blocs d'immeubles modernistes inoffensifs ; à moins d'y vivre, ai-je pensé, il devait être impossible de trouver le domicile de qui que ce fût. Alors que le taxi explorait lentement une rue après l'autre, Matt et moi avons souri et dit, presque simultanément, que nous comprenions ce que ressentait Ewa : nous n'avions pas beaucoup pensé à notre judéité, ni lui ni moi, avant de nous lancer dans ce projet. La voiture s'est arrêtée. Nous étions arrivés. Klara Freilich nous attendait dans le petit hall de son appartement qui était, Matt et moi l'avons immédiatement remarqué, rempli de chaussures soigneusement alignées le long d'un mur. Ce truc des chaussures à Bolechow ! m'a-t-il dit avec ce grand sourire rapide, avec ses petites fossettes. J'ai regardé Klara qui me tendait la main. Elle était habillée avec le soin et l'élégance un peu apprêtée des femmes qui ont été très jolies dans leur jeunesse. Bien que ce fût l'heure du déjeuner, elle était habillée comme si elle allait sortir pour dîner : un élégant tailleur à pantalon en laine noire, un double rang de perles. Ses cheveux étaient noir foncé et son rouge à lèvres, rouge électrique. Elle était assez menue. Pendant qu'elle nous regardait attentivement, Matt et moi, ses yeux brillaient derrière d'énormes montures dorées, dont les verres étaient légèrement teintés, je n'ai pas pu m'empêcher de le remarquer, en rose. Elle avait un visage rond, dont la séduction était accrue plutôt que diminuée par un petit nez spirituel, un peu épaté. Son fils Marek, un homme de grande taille à la poigne solide et à la physionomie slave, s'est avancé pour faire les présentations en anglais, et nous nous sommes tous serrés la main, en hochant la tête et en souriant exagérément, comme c'est toujours le cas lorsque le langage fait défaut. Klara a dit quelque chose à Marek et, avec un petit rire comme pour s'excuser, il nous a demandé si cela nous embêtait de retirer nos chaussures. Toute cette neige et cette gadoue ! a-t-il dit en guise d'explication. Matt et moi nous sommes souri, et Matt a dit, Pas de problème ! Notre mère nous fait faire la même chose ! Marek a ri et a dit qu'il était intéressé d'entendre ce que sa mère allait dire, puisque son défunt mari et elle avaient rarement parlé de leurs vies d'avant-guerre à lui ou à ses frères et soeurs. Il a ajouté qu'il avait essayé de faire venir ses enfants, tous adolescents, aujourd'hui, parce qu'il pensait que ce serait important qu'ils connaissent leur héritage. Mais ils n'avaient pas voulu. Nous avons traversé un petit couloir fermé par un rideau et nous sommes entrés dans la salle de séjour ou la salle à manger. Contre un mur, une crédence vitrée à trois étagères était soigneusement garnie de tout un bric-à-brac qui renforçait l'impression que je commençais à me faire de Klara : c'était une personne qui aimait les choses délicates et jolies. Sur l'étage supérieur, scintillait une foule de figurines en verre et en porcelaine : à part un grand Cupidon, presque toutes ces figurines étaient des ballerines pirouettant, faisant des arabesques, étendant les bras, levant la jambe, se penchant, se redressant, dans des attitudes à la fois charmantes et détendues. Sur la deuxième étagère, il y avait pas mal d'argenterie : une petite carafe, une aiguière assez grande, des coupes à Champagne. Sur l'étagère du bas, j'ai aperçu un groupe de figurines en porcelaine assez mignonnes : un couple XVIIIe assez élégamment vêtu en train de flirter, penché à jamais au-dessus d'une table à jouer ; une laitière assise ; des figurines qui n'étaient pas sans rappeler celles qui autrefois avaient orné les crédences et les tables des appartements de mes grand-mères, où apparaissaient aussi régulièrement des reproductions du Blue Boy de Gainsborough ; des figurines dont la séduction, pour ces vieilles dames juives new-yorkaises de la classe moyenne, ai-je conjecturé, repose dans le fantasme d'une noblesse oisive qu'elles y projetaient, et qui était l'antithèse des vies que ces dames avaient elles-mêmes vécues. Dans l'appartement de Klara, quelques gravures encadrées étaient suspendues au-dessus d'un sofa et une table basse soutenait une plante luxuriante et un candélabre en argent armé de cinq bougies rouges. A l'extrémité de la pièce, il y avait une petite salle à manger avec une table et quelques chaises, et c'est vers ce coin que Klara nous a fait signe d'aller nous asseoir, pour manger et parler. Il était évident qu'elle était très nerveuse. Pour la mettre à l'aise, j'ai dit que je voulais commencer avec quelques questions élémentaires : par exemple, en quelle année elle était née. Mille neuf cent vingt-trois, a-t-elle répondu, et elle m'a alors demandé pourquoi je voulais le savoir. Pendant que nous parlions, j'ai remarqué qu'elle faisait tourner ses bagues sur ses doigts et que son regard se déplaçait constamment de Matt et moi à Ewa. Elle était l'aînée de quatre enfants, a-t-elle poursuivi, une soeur et deux frères. Elle a vaguement souri en les nommant. Jozek, Wladek, Amalia Rosalia. Son nom de jeune fille était Schoenfeld, son père était ingénieur dans l'une des tanneries locales. Dans un débit accéléré, comme une étudiante qui passe un examen dont elle espère se débarrasser, elle a dit, Vous voulez savoir en quelle année mes parents sont morts ? Ils étaient très jeunes quand ils sont morts. Tués par les Allemands. Léon et Rachel. Elle s'est interrompue, puis s'est adressée à Ewa seulement pendant une minute. Ewa s'est tournée vers moi et a dit que Klara avait préparé une déclaration et qu'elle aurait préféré la lire plutôt que de continuer à parler comme ça. Afin que vous sachiez tout, a-t-elle ajouté. J'ai dit, Je préférerais avoir simplement une conversation. Je ne veux pas qu'elle s'étudie. Diteslui que c'est seulement une conversation autour d'une table entre deux habitants de Bolechow. Ewa a transmis et Klara a esquissé un sourire.

« heureusement cellequenous avions prévudeconsacrer àune marche danslaville etàla découverte dessites touristiques.

Notrepremière interview avecKlara étaitprévue pourle samedi.

C'estparce quenous avons manqué levendredi quenous n'avons paspuvoir lessites touristiques etque ceque nous avons vude laville estlimité àce que nous avons puobserver depuis lesvitres denotre taxi,pendant quenous foncions chezKlara Freilich, lesamedi, etàce que nous avons pudécouvrir lorsquenousl'avons revue,ledimanche etlelundi.

Dubleu, du gris, dublanc, avecdestouches debrique rouge;des tourelles etdes flèches, etdes immeubles massifs ;de l'eau partout.

Nousavons jetédescoups d'œildanstouslessens etbavardé avec l'interprète polonaisequej'avais engagée àl'avance, grâceauconcierge del'hôtel :une femme née enPologne quidevait avoir,j'aipensé, prèsdecinquante ansetvivait àStockholm depuis de nombreuses années.Ewaétait belle, avecunprofil marqué, unair intelligent, etdes cheveux noirs trèscourts, unetête quifaisait penser àune pièce demonnaie romaine.

Alorsqueletaxi s'enfonçait danslabanlieue deStockholm parcette matinée couverte dusamedi, nousavons expliqué àEwa cequ'était notreprojet, quiétait Klara etce que nous espérions apprendre. La cloche d'untramway aretenti quelque part,plusfortque d'habitude, sansdoute àcause de la température del'air.

Ewanous aregardés etasouri.

C'était unprojet trèsintéressant pour elle, a-t-elle dit,parce qu'elle-même étaitjuive.

Quelle coïncidence ! avons-nousdit,même sije n'étais plusdutout surpris désormais parlescoïncidences.

Ewanous aun peu parlé d'elle.

Elle a dit que c'était seulement lorsqu'elleavaitlaissé laPologne etépousé lefils d'un rabbin orthodoxe qu'elleavaitappris ceque c'était qued'être juive. Mon pèreétait communiste etma mère nel'était pas,a-t-elle expliqué.

Jen'ai donc riensude la religion oudelajudéité avantquenous allions enIsraël.

Jesuis entrée dansunesynagogue pour lapremière foisdema vielorsque jeme suis mariée àGoteborg, enSuède. Le chauffeur aconsulté lafeuille depapier surlaquelle nousavions écritl'adresse quenous avait donnée Meg.Bandhagen semblaitêtreconstitué d'énormes blocsd'immeubles modernistes inoffensifs;à moins d'yvivre, ai-jepensé, ildevait êtreimpossible detrouver le domicile dequi que cefût.

Alors queletaxi explorait lentement unerueaprès l'autre, Mattet moi avons sourietdit, presque simultanément, quenous comprenions ceque ressentait Ewa: nous n'avions pasbeaucoup penséànotre judéité, nilui nimoi, avant denous lancer dansce projet. La voiture s'estarrêtée.

Nousétions arrivés. Klara Freilich nousattendait danslepetit halldeson appartement quiétait, Mattetmoi l'avons immédiatement remarqué,remplidechaussures soigneusement alignéeslelong d'un mur.

Ce truc deschaussures àBolechow ! m'a-t-il ditavec cegrand sourire rapide,avecsespetites fossettes.

J'airegardé Klaraquime tendait lamain.

Elleétait habillée aveclesoin etl'élégance un peu apprêtée desfemmes quiont ététrès jolies dansleurjeunesse.

Bienquecefût l'heure du déjeuner, elleétait habillée commesielle allait sortir pourdîner :un élégant tailleurà pantalon enlaine noire, undouble rangdeperles.

Sescheveux étaientnoirfoncé etson rouge à lèvres, rougeélectrique.

Elleétait assez menue.

Pendant qu'ellenousregardait attentivement, Matt etmoi, sesyeux brillaient derrièred'énormes monturesdorées,dontlesverres étaient légèrement teintés,jen'ai paspum'empêcher deleremarquer, enrose.

Elleavait unvisage rond, dontlaséduction étaitaccrue plutôtquediminuée parunpetit nezspirituel, unpeu épaté.

SonfilsMarek, unhomme degrande tailleàla poigne solideetàla physionomie slave, s'est avancé pourfairelesprésentations enanglais, etnous noussommes tousserrés lamain, en hochant latête eten souriant exagérément, commec'esttoujours lecas lorsque lelangage fait défaut.

Klaraadit quelque choseàMarek et,avec unpetit rirecomme pours'excuser, il. »

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