le lit rocheux est visible malgré sa profondeur.
Publié le 06/01/2014
Extrait du document
«
XXVI
SUR LALIGNEQui
vitsur laligne Rondon secroirait volontiers danslalune.
Imaginez unterritoire grandcomme laFrance etaux trois
quarts inexploré ; parcouruseulement pardes petites bandes d’indigènes nomades,quisont parmi lesplus primitifs
qu’on puisse rencontrer danslemonde ; ettraversé debout enbout parune ligne télégraphique.
Lapiste sommairement
défrichée quil’accompagne –la picada
– fournit
l’unique pointderepère pendant septcents kilomètres, carsil’on
excepte quelques reconnaissances entreprisesparlaCommission Rondonaunord etau sud, l’inconnu commence aux
deux bords dela picada, à
supposer quesontracé nesoit paslui-même indiscernable delabrousse.
Ilest vrai qu’il ya le
fil ; mais celui-ci, devenuinutileaussitôt posé,sedétend surdes poteaux qu’onneremplace pasquand ilstombent en
pourriture, victimesdestermites oudes Indiens quiprennent lebourdonnement caractéristiqued’uneligne
télégraphique pourceluid’une ruched’abeilles sauvagesentravail.
Parendroits, lefil trane àterre ; oubien ila été
négligemment accrochéauxarbrisseaux voisins.Sisurprenant quecela puisse paraître, laligne ajoute àla désolation
ambiante plutôtqu’elle neladément.
Les paysages complètement viergesoffrentunemonotonie quiprive leursauvagerie devaleur significative.
Ilsse
refusent àl’homme, s’abolissent soussonregard aulieu deluilancer undéfi.
Tandis que,dans cette brousse indéfiniment
recommencée, latranchée dela picada, les
silhouettes contorsionnées despoteaux, lesarceaux inversés dufilqui les
unit, semblent autantd’objets incongrus flottantdanslasolitude commeonenvoit dans lestableaux d’YvesTanguy.
En
attestant lepassage del’homme etlavanité deson effort, ilsmarquent, plusclairement ques’ilsn’avaient pasétélà,
l’extrême limitequ’ilaessayé defranchir.
Lecaractère velléitaire del’entreprise, l’échecquil’asanctionnée donnentune
valeur probante auxdéserts environnants.
La population delaligne comprend unecentaine depersonnes : d’unepartlesIndiens Paressi, jadisrecrutés surplace
par lacommission télégraphique etinstruits parl’armée àl’entretien dufilet au maniement desappareils (sansqu’ils
aient pourautant cessédechasser àl’arc etaux flèches) ; del’autre, desBrésiliens, jadisattirés danscesrégions neuves
par l’espoir d’ytrouver soitunEldorado, soitunnouveau FarWest.
Espoir déçu :aufur etàmesure qu’ons’avance surle
plateau, les« formes » dudiamant sefont deplus enplus rares.
On appelle « formes » despetites pierres àcouleur ouàstructure singulière quiannoncent laprésence dudiamant àla
façon destraces d’unanimal : « Quand onles trouve, c’estquelediamant apassé parlà. » Cesont les emburradas,
« galets
bourrus » ; pretinhas,
« petites
négresses » ; amarelinhas, « jaunettes » ; figados-de-gallinha, « foies
de
poule » ; sangues-de-boi, « sangs
debœuf » ; feijões-reluzentes, « haricots
brillants » ; dentes-de-cão, « dents
de
chien » ; ferragens,
« outils » ;
etles carbonates,
lacres,friscasdeouro, faceiras, chiconas, etc.
À défaut dediamant, surces terres sablonneuses, ravagéesparlespluies pendant unemoitié del’année etprivées de
toute précipitation pendantl’autre,riennepousse quedesarbustes épineuxettorturés, etlegibier manque.
Aujourd’hui
abandonnés parune deces vagues depeuplement sifréquentes dansl’histoire duBrésil central, quilancent vers
l’intérieur enun grand mouvement d’enthousiasme unepoignée dechercheurs d’aventures, d’inquietsetde miséreux et
les youblient aussitôtaprès,coupés detout contact aveclescentres civilisés, cesmalheureux s’adaptentparautant de
folies particulières àleur isolement dansdespetits postes formés chacun dequelques huttesdepaille, etdistants de
quatre-vingts oucent kilomètres qu’ilsnepeuvent parcourir qu’àpied.
Chaque matin,letélégraphe connaîtunevieéphémère : onéchange lesnouvelles, telposte aaperçu lesfeux decamp
d’une bande d’indiens hostilesquis’apprêtent àl’exterminer ; danstelautre, deuxParessi ontdisparu depuisplusieurs
jours, victimes, euxaussi, desNambikwara dontlaréputation surlaligne estsolidement établie,etqui lesont envoyés,
sans nuldoute, na
invernada doceu, « dans
lescélestes hivernages… ».
Onévoque avecunhumour macabre les
missionnaires assassinésen1933, oucetélégraphiste retrouvéenterréàmi-corps, lapoitrine cribléedeflèches etson
manipulateur surlatête.
CarlesIndiens exercent surlesgens delaligne unesorte defascination morbide :ils
représentent unpéril quotidien, exagéréparl’imagination locale ;et,enmême temps, lesvisites deleurs petites bandes
nomades constituent l’uniquedistraction, plusencore l’unique occasion d’unrapport humain.
Quandellesseproduisent,
une oudeux foisparan,lesplaisanteries vontleurtrain entre massacreurs potentielsetcandidats massacrés, dans
l’invraisemblable jargondelaligne composé entout dequarante motsmi-nambikwara, mi-portugais.
En dehors deces réjouissances quifont passer depart etd’autre unpetit frisson, chaque chefdeposte développe un
style quiluiest propre.
Ilya l’exalté, dontlafemme etles enfants meurent defaim parce qu’ilnepeut résister, chaque
fois qu’il sedéshabille pourprendre unbain derivière, àtirer cinqcoups deWinchester destinésàintimider les
embuscades indigènesqu’ildevine surlesdeux berges, toutesprêtesàl’égorger, etqui épuise ainsidesmunitions
irremplaçables : celas’appelle quebrar
bala, « casser
laballe » ; leboulevardier qui,ayant quitté Rioétudiant en
pharmacie, continueparlapensée àpersifler surleLargo doOuvidor ; maiscomme iln’a plus rienàdire, saconversation
se réduit àdes mimiques, desclaquements delangue etde doigts, desregards pleinsdesous-entendus : aucinéma muet,
on lecroirait encorecarioque.
Ilfaudrait ajouterlesage : celui-là estparvenu àmaintenir safamille enéquilibre
biologique avecuneharde decervidés quifréquentent unesource voisine : chaquesemaine ilva tuer unebête, jamais.
»
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