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LE 12 août 2001, deux de mes frères, ma soeur et moi sommes descendus d'une Volkswagen Passat bleue et exiguë et nos pieds ont touché la terre humide de Bolechow.

Publié le 06/01/2014

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LE 12 août 2001, deux de mes frères, ma soeur et moi sommes descendus d'une Volkswagen Passat bleue et exiguë et nos pieds ont touché la terre humide de Bolechow. C'était un dimanche et le temps était mauvais. Après six mois de préparatifs, nous étions enfin arrivés. Ou, je suppose, revenus. Presque soixante ans plus tôt exactement -  le 1er août 1941 -, l'administration civile de ce qui avait été autrefois le district de la Galicie des Habsbourg, région où se trouvait la ville de Bolechow, avait été transférée aux autorités allemandes qui, après la rupture du pacte germano-soviétique, avaient fait machine arrière et envahi la Pologne orientale deux mois plus tôt, et mettaient à présent les choses en ordre. Peu de temps après -  peut-être vers la fin du même mois d'août et certainement en septembre 1941 -  les plans pour la première Aktion dans la région, c'est-à-dire l'assassinat en masse des Juifs, avaient commencé à prendre forme. Ces actions étaient prévues pour le mois d'octobre. L'Aktion pour Bolechow a eu lieu les 28 et 29 octobre 1941. Un millier de Juifs environ y ont péri. Sur ce millier, il y en a un qui m'intéresse en particulier. Le 16 janvier 1939, Shmiel Jäger s'est assis pour écrire une lettre désespérée à un parent à New York. C'était un lundi. Il y a eu d'autres lettres écrites par Shmiel à sa famille aux États-Unis, mais c'est cette lettre, je m'en rends compte à présent, qui contient toutes les raisons pour lesquelles nous sommes revenus à Bolechow. Plus que tout, c'est elle qui fait le lien avec les deux autres dates : les préparatifs qui ont porté leurs fruits en août 2001, les plans qui ont été mis en place en août 1941.   Quand je pense aujourd'hui à ce dimanche, lorsque nous sommes finalement parvenus à Bolechow, point culminant d'un voyage qui avait exigé des mois de préparation, plusieurs milliers de dollars, une coordination minutieuse entre un grand nombre de gens sur deux continents, tout cela pour un voyage qui allait durer à peine six jours, dont un seulement, en réalité, serait passé à faire ce que nous étions venus faire, à savoir parler aux gens dans cet endroit crucial qu'était Bolechow, la ville dont j'avais entendu parler, et au sujet de laquelle j'avais pensé, rêvé et écrit pendant près de trente ans un endroit dont j'avais pensé (alors) qu'il serait le seul où je pourrais découvrir ce qui leur était arrivé à tous -  quand je pense à tout ça, j'ai honte de notre décontraction, de notre mauvaise préparation et de notre naïveté. Nous étions venus, après tout, sans la moindre idée de ce que nous pourrions trouver. Quelques mois plus tôt, en janvier, quand l'idée de ce voyage avait pris forme pour la première fois, j'avais envoyé un e-mail à Alex Dunai à L'viv, lui demandant s'il y avait à sa connaissance encore une personne vivant à Bolechow, assez âgée pour avoir connu ma famille. Alex m'a répondu pour me dire qu'il avait parlé avec le maire de la ville et que la réponse était oui. La ville était minuscule, a-t-il dit ; si nous venions, il nous suffirait de marcher dans les rues et de parler à quelques personnes pour savoir qui avait pu connaître Shmiel et sa famille, qui serait en mesure de nous raconter ce qui s'était passé en réalité. Comme j'étais déterminé à y aller de toute façon -  comme j'avais été obsédé depuis le début par l'idée de m'y rendre tout simplement, comme si l'atmosphère et le sol de l'endroit pouvaient nous transmettre quelque chose de concret et de vrai -, cela m'avait suffi. C'était sur cette mince possibilité -  la possibilité que nous pourrions, pourrions simplement, tomber par hasard, un dimanche aprèsmidi, sur un Ukrainien qui serait non seulement assez âgé pour avoir été adulte, soixante ans plus tôt, ce qui était déjà beaucoup demander, mais encore les aurait connus -  que je m'étais engagé à m'y rendre, avec mes frères et ma soeur, même si je ne leur avais pas dit, à ce moment-là, à quel point les chances étaient réduites. Par conséquent, au coeur de ce voyage, qui avait l'air d'être un symbole, presque un cliché sur l'entente familiale, il y avait une  tromperie cachée. Pourtant, nous avons bien fini par découvrir ce qui était arrivé a Oncle Shmiel et à sa famille... par hasard ; et c'est peut-être pour cette raison qu'il n'est pas nécessaire que je me sente coupable, même a présent, comme cela m'arrive parfois, d'avoir emmené mes frères et ma soeur pour un voyage qui aurait été probablement unique et, essentiellement, raté pour ce qui est de la collecte des informations, s'il n'y avait eu le cousin germain de ma mère en Israël, Elkana... Elkana, le dernier mâle sur terre à être un Jäger né à Bolechow, qui avait abandonné le nom de famille, pris un nom hébraïque et scellé, de ce fait, l'extinction, en quelque sorte, d'une certaine partie de l'héritage de la famille de ma mère, même si le fait qu'il y a encore des Jäger en Israël, même sous un autre nom, a permis la survie de cette chose plus primitive, plus biologique, que sont les gènes de la famille. Elkana, le fabuleux, le légendaire cousin qui (nous le savions) était une sorte de grand macher en Israël, qui avait fait sauter des ponts pendant la guerre d'Indépendance et qui, lors de ses rares visites à Long Island pour nous voir, obtenait de la police locale qu'elle le transportât jusque chez nous en hélicoptère, pour notre plus grande joie et non sans provoquer une secrète jalousie chez les autres enfants du quartier. Elkana, qui avait gardé le sens familial de sa propre importance, une confiance absolue dans la fascination exercée par ses récits et ses drames et qui, pour cette raison même, avait partagé les nouvelles de notre voyage à Bolechow avec certaines personnes, qui en avaient parlé à d'autres, qui en avaient parlé à d'autres... L'ADN n'est pas la seule chose qui soit partagée au sein d'une famille. En même temps, je suis bien conscient du fait que l'histoire de ce qui est arrivé à Shmiel n'aurait jamais existé, n'aurait jamais valu la peine d'être racontée, si cette même autoglorification inoffensive n'avait pas poussé Shmiel à rester en Pologne, à se vanter d'être le premier dans son village, comme l'avait dit un jour mon grand-père, et à rester avec obstination, peut-être même avec ressentiment, après que ses trois frères étaient partis. Ou du moins est-ce les sentiments que je lui attribue, moi qui sais quelque chose des tensions entre frères.   En août 1941, le sort des Juifs de Bolechow est officiellement tombé entre les mains des Allemands. En août et en septembre de cette année-là, la plupart des Juifs de Bolechow, y compris mon grand-oncle, sa femme et leurs quatre filles,  n'avaient vraisemblablement pas une idée très claire de ce qui se préparait pour eux. A n'en pas douter, des rumeurs d'assassinats en masse dans les cimetières, un peu plus à l'ouest, circulaient, mais peu de gens y croyaient -- se protégeant, comme les gens le font toujours, de la connaissance du pire. Il est important de se souvenir que de nombreux Juifs de Bolechow, en ce début d'automne, avaient déjà subi les sévères privations imposées par les deux années d'occupation soviétique ; même s'il est difficile de s'en souvenir pour quiconque bénéficie d'une vision rétrospective, de nombreux Juifs espéraient, alors que les Soviétiques battaient en retraite devant les Allemands, qu'il serait possible de s'adapter au nouveau statu quo, en dépit de sa dureté. Et en effet, même si elle avait changé radicalement sous certains aspects, la vie quotidienne dans les premiers mois de l'occupation allemande avait repris, de manière surréaliste, les traits qu'elle avait avant la guerre. Par exemple, on n'empêchait pas les Juifs d'aller à la synagogue, le jour de Shabbat. Un homme, à qui j'ai parlé soixante-deux ans après l'invasion allemande, se souvenait clairement d'avoir assisté aux services de Yom Kippour en 1942. De toute façon, ils savaient qu'ils allaient nous tuer tous, a-t-il remarqué. Alors pourquoi se préoccuper de nous en empêcher ? Et donc, en septembre 1941, les Juifs les plus pieux de la ville ont maintenu les traditions de leurs ancêtres. Alors que finissait septembre, finissait aussi l'année juive. En 1941, Rosh Hashanah, le Nouvel An, devait tomber au milieu du mois de septembre, et certains Juifs de Bolechow s'y préparaient. Parmi les choses qui ont lieu lorsque la nouvelle année commence pour les Juifs, il y a ce cycle hebdomadaire de relecture de la Torah qui recommence. La parashah pour le premier Shabbat de ce nouveau cycle est, bien évidemment, parashat Bereishit, qui commence avec la formation du ciel et de la terre par Dieu, et qui s'achève avec sa décision d'exterminer le genre humain par le Déluge. C'est une section qui parcourt un arc magnifique et terrifiant, de la création inspirée à l'annihilation absolue. L'année 1941, la lecture de parashat Bereishit a eu lieu le samedi 18 octobre. La semaine suivante, le 25 octobre, parashat Noach, le récit du Déluge et de la survie de quelques-uns, aurait dû être lue. Je dois me demander combien des Juifs de Bolechow sont allés à la shul, la semaine suivante, puisque, entre le samedi 25 octobre et le samedi 1er novembre, a eu lieu à Bolechow la première annihilation de masse dont très peu sortiraient vivants -  la première Aktion qui a commencé le mardi 28 et s'est achevée le lendemain. Il est donc possible, même probable, que la dernière parashah qu'ont pu entendre de nombreux Juifs de la ville a été Noach, ce récit de l'extermination divinement ordonnée, une parmi les quelques autres que nous pouvons trouver dans la Torah. Mais, même si les Juifs de Bolechow sont restés chez eux, le samedi 25, soit par indifférence, soit par peur, même si la dernière lecture de la Torah qu'ils ont entendue, dans la vieille et magnifique synagogue de la Ringplatz ou dans n'importe laquelle des nombreuses shuls plus petites et des maisons de prière de la ville, a été la première lecture de l'année, ils ont eu des raisons de s'interroger. Car parashat Bereishit contient non seulement des thèmes qui sont d'un grand intérêt en général -- la Création bien sûr, mais aussi l'expulsion

« milliers dedollars, unecoordination minutieuseentreungrand nombre degens surdeux continents, toutcelapour unvoyage quiallait durer àpeine sixjours, dontunseulement, en réalité, seraitpassé àfaire ceque nous étions venusfaire,àsavoir parler auxgens dans cet endroit crucialqu'était Bolechow, laville dont j'avais entendu parler,etau sujet delaquelle j'avais pensé, rêvéetécrit pendant prèsdetrente ansunendroit dontj'avais pensé(alors) qu'il serait leseul oùjepourrais découvrir cequi leur était arrivé àtous – quand jepense àtout ça, j'ai honte denotre décontraction, denotre mauvaise préparation etde notre naïveté. Nous étions venus, aprèstout,sanslamoindre idéedeceque nous pourrions trouver. Quelques moisplustôt,enjanvier, quandl'idéedecevoyage avaitprisforme pourlapremière fois, j'avais envoyé une-mail àAlex Dunai àL'viv, luidemandant s'ilyavait àsa connaissance encore unepersonne vivantàBolechow, assezâgéepouravoir connu mafamille.

Alexm'a répondu pourmedire qu'il avait parlé aveclemaire delaville etque laréponse étaitoui.La ville était minuscule, a-t-ildit;si nous venions, ilnous suffirait demarcher danslesrues etde parler àquelques personnes poursavoir quiavait puconnaître Shmieletsa famille, quiserait en mesure denous raconter cequi s'était passéenréalité.

Comme j'étaisdéterminé àyaller de toute façon – comme j'avaisétéobsédé depuisledébut parl'idée dem'y rendre tout simplement, commesil'atmosphère etlesol del'endroit pouvaient noustransmettre quelque chose deconcret etde vrai –, celam'avait suffi.C'était surcette mince possibilité – la possibilité quenous pourrions, pourrionssimplement, tomberparhasard, undimanche après- midi, surunUkrainien quiserait nonseulement assezâgépour avoir étéadulte, soixante ans plus tôt,cequi était déjàbeaucoup demander, maisencore lesaurait connus – que jem'étais engagé àm'y rendre, avecmesfrères etma sœur, même sije ne leur avais pasdit,àce moment-là, àquel point leschances étaientréduites. Par conséquent, aucœur decevoyage, quiavait l'aird'être unsymbole, presqueuncliché sur l'entente familiale, ilyavait une tromperie cachée. Pourtant, nousavons bienfinipar découvrir cequi était arrivé aOncle Shmiel etàsa famille... par hasard ;et c'est peut-être pourcette raison qu'iln'est pasnécessaire quejeme sente coupable, mêmeaprésent, commecelam'arrive parfois,d'avoiremmené mesfrères etma sœur pourunvoyage quiaurait étéprobablement uniqueet,essentiellement, ratépour cequi est delacollecte desinformations, s'iln'y avait eulecousin germain dema mère enIsraël, Elkana...

Elkana,ledernier mâlesurterre àêtre unJäger néàBolechow, quiavait abandonné le nom defamille, prisunnom hébraïque etscellé, decefait, l'extinction, enquelque sorte,d'une certaine partiedel'héritage delafamille dema mère, même sile fait qu'il ya encore desJäger en Israël, même sousunautre nom,apermis lasurvie decette chose plusprimitive, plus biologique, quesont lesgènes delafamille.

Elkana,lefabuleux, lelégendaire cousinqui(nous le savions) étaitunesorte degrand macher en Israël, quiavait faitsauter desponts pendant la guerre d'Indépendance etqui, lorsdeses rares visites àLong Island pournous voir,obtenait de la police localequ'elle letransportât jusquecheznous enhélicoptère, pournotre plusgrande joie etnon sans provoquer unesecrète jalousie chezlesautres enfants duquartier.

Elkana,qui avait gardé lesens familial desapropre importance, uneconfiance absoluedanslafascination exercée parsesrécits etses drames etqui, pour cette raison même, avaitpartagé lesnouvelles de notre voyage àBolechow aveccertaines personnes, quienavaient parléàd'autres, quien avaient parléàd'autres...

L'ADNn'estpaslaseule chose quisoit partagée ausein d'une famille. En même temps, jesuis bien conscient dufait que l'histoire decequi estarrivé àShmiel n'aurait jamaisexisté, n'aurait jamaisvalulapeine d'être racontée, sicette même autoglorification inoffensiven'avaitpaspoussé Shmielàrester enPologne, àse vanter d'êtrele premier danssonvillage, comme l'avaitditunjour mon grand-père, etàrester avec. »

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