la première fois, quatre ans plus tôt, lorsque nous ne savions presque rien d'autre que six noms. Cette fois, j'aurais mes notes, mes enregistrements, les histoires que j'avais entendues, les descriptions, les cartes que Jack et Shlomo avaient méticuleusement dessinées et m'avaient faxées, toutes les données que j'avais recueillies depuis des années, qui me permettraient désormais de marcher d'un pas confiant dans la ville de ma famille en disant, Voici Dlugosa, la rue où ils habitaient, ici, à cinq mètres de la Magistrat, il y avait la boucherie, là se trouvait l'école, là-bas le bâtiment du Hanoar, ici le Dom Katolicki, ça c'est la route de Taniawa, voici la boucherie des Szymanski, et la rue qui mène à la gare, voici la voie ferrée qui conduit à Belzec. Cette fois, nous savions quelque chose, même si ce n'était pas tout ce que nous avions espéré apprendre. Je pensais que je pourrais terminer, ai-je dit à ma mère, en opposant la totale ignorance lors du premier voyage et la connaissance partielle de ce dernier voyage. En disant, La distance s'accroît à mesure que le temps passe, mais nous avons pu nous approcher juste à temps pour connaître les quelques choses qu'il y avait à connaître. En disant, Il n'y aura jamais aucune certitude, jamais une date, jamais un lieu ; mais regarde tout ce que nous avons appris. Une fin qui montrerait combien nous avions été proches du but, mais aussi combien nous en resterions toujours éloignés. J'ai donc dit tout cela à ma mère et elle a soupiré. Tu dois vraiment y retourner ? a-t-elle demandé d'une voix angoissée. Est-ce que vous n'êtes pas déjà allés partout, Matthew et toi ? Elle a émis ce petit claquement de langue qu'elle a l'habitude de faire lorsqu'elle se résigne au fait que vous avez pris une mauvaise décision : un double tac tac, formé par le claquement du bout de la langue contre le palais. J'ai supposé, au moment où elle a émis ce son familier, qu'elle le tenait de sa mère, qui le tenait de sa mère, et ainsi de suite, un fil ininterrompu jusqu'à la Russie, jusqu'au XIXe, XVIIIe et XVIIesiècle, jusqu'à Odessa au XVIe siècle et puis au-delà, avant le début de l'ère moderne ; un fil qui se déroulait depuis l'après-midi de juin 2005 au cours duquel ma mère m'a dit de ne pas y retourner, en passant par le jour de son mariage à Manhattan en 1953, le jour du mariage de ses parents dans le Lower East Side en 1928, le jour du second mariage d'Elkune Jäger à Bolechow en 1894 et le jour du mariage de ses propres parents dans la même petite ville en 1846 ; en passant par le jour où l'architecte Ignaz Reiser a vu dans son esprit une certaine forme qui deviendrait par la suite les arches de style mauresque du portail du Zeremonienhalle de la Nouvelle Section juive du Cimetière central de Vienne, le jour où un fonctionnaire autrichien, dans un hameau appelé Dolina, a écrit les mots La mère de cet enfant illégitime s'appelle.,., par le jour où Ber Birkenthal a décidé de coucher sur le papier ses souvenirs dans un hébreu élégant, par le jour impossible à connaître où un Slave anonyme a violé une Juive dans un village près d'Odessa, introduisant ainsi le gène d'une certaine couleur de cheveux et d'yeux dans le génome d'une famille qui s'appellerait un jour Cushman ; en passant par tout cela, par tout ce temps, se déroulant sans interruption à travers ce dimanche de 1943 lorsque le premier convoi de Juifs a quitté la gare de Salonique, ce mercredi de 1941, lorsque la première Aktion à Bolechow a pris fin dans un champ appelé Taniawa, ce vendredi de mars au début de la Renaissance lorsque Ferdinand et Isabelle d'Espagne ont signé l'édit d'expulsion des Juifs, ce mardi de mai 1420 lorsque le duc Albrecht V a chassé les Juifs de Vienne, ce vendredi de 1306 lorsque Philippe le Bel a renvoyé les Juifs de France et s'est approprié les prêts qu'ils avaient fait aux chrétiens de son royaume, ce mardi de 1290 lorsque Edouard Ier a expulsé les Juifs d'Angleterre, en passant à travers tout le Moyen Age, au-delà de Saadia Gaon développant ses arguments savants devant le calife de Bagdad, audelà du moment où le premier des karaïtes a décidé qu'il n'était pas un Juif comme les autres ; et même encore au-delà, ce tic transmis de mère en fille, qui avait créé un fil, un passage, qu'on pouvait suivre théoriquement avec autant de certitude qu'on peut suivre la trace de l'ADN qui existe dans un certain organisme présent dans chaque cellule humaine, un organisme appelé mitochondrie, un ADN différent de l'ADN présent dans n'importe quelle autre partie de chaque cellule, puisque cet ADN de la mitochondrie est transmis sans changement de la mère à l'enfant, sans être mélangé comme tout autre ADN à l'ADN du père, et fournit par conséquent une chaîne ininterrompue d'ADN depuis le présent jusqu'au passé le plus lointain imaginable, par la seule lignée maternelle. Peut-être, me suis-je demandé en entendant ma mère faire son tac tac de désapprobation, peut-être que ce petit son remontait, à travers les âges, jusqu'à une femme aux cheveux noirs, aux yeux sombres et au nez busqué, d'une ville depuis longtemps disparue, appelée Ur, une femme qui avait émis le même son un après-midi lorsque son fils Abram avait annoncé qu'il partait pour un voyage dont il ne reviendrait peut-être jamais. Oui, ai-je dit à ma mère, ce jour où elle feuilletait pour moi les photos d'Israël, j'ai vraiment besoin d'y retourner. Puis, pour l'apaiser, je lui ai dit que j'avais prévu d'écrire un article de voyage sur L'viv pour un magazine. De cette manière, ai-je ajouté, le voyage ne se ferait pas en vain, même si le séjour à Bolekhiv se révélait un échec complet. Ma mère a émis le même son. Je pouvais entendre aussi le bruit de papiers manipulés alors qu'elle rangeait soigneusement les photos, les menus, les listes de passagers dans leurs enveloppes, leurs sacs en plastique, leurs cartons. Bien, a-t-elle dit, mais après ce voyage, genug ist genug, OK ? Je sais, ai-je répondu. Je sais. Elle a dit, Bon. Très bien chéri, je vais raccrocher. Au revoir et bonne chance. Cela avait toujours été la façon dont son père et elle se saluaient au téléphone et qu'elle employait désormais avec nous. Mais avant de raccrocher, elle a ajouté quelque chose, qui m'a pris complètement par surprise. Elle a dit, Les membres de ma famille se sont gâché la vie en regardant toujours vers le passé, et je ne veux pas que tu sois comme eux. Le 4 juillet, je me suis envolé vers l'Ukraine. Cette fois encore, je voyageais avec Froma. Parmi toutes les grandes villes autrefois juives de l'Europe de l'Est, L'viv, Lwow, Lemberg, était celle où elle n'était jamais allée. Je savais qu'elle voulait la connaître (Ce sera exactement comme la dernière fois ! s'était-elle écriée quand je l'avais appelée pour lui demander si elle voulait venir, et j'avais souri en me disant, Probablement pas) ; je savais aussi que je ne voulais pas faire le voyage seul. C'était le milieu de l'été et Matt était débordé avec ses mariages et des portraits en studio. Il n'était pas question qu'il puisse m'accompagner. Je n'ai pas un week-end de libre jusqu'en septembre, m'avait-il répondu quand je l'avais appelé pour savoir s'il voulait prendre quelques ultimes photos de la ville. À ce moment-là, entre les discussions concernant les photos pour le livre et les nouvelles des anciens de Bolechow, j'étais au téléphone avec Matt tous les jours ou presque : chose que je n'aurais pu prédire cinq ans auparavant. Ce n'est pas grave, lui avais-je dit, tu as les photos de Bolechow de la dernière fois, nous pourrons nous en servir. Ne t'inquiète pas. Mais j'ai raccroché le coeur gros. J'avais pris l'habitude de sa présence pendant les longs vols, de le voir me céder le siège de l'allée centrale, de le voir sourire en regardant les dessins du New Yorker, qu'il aimait décrire pour moi plutôt que de me les faire voir ; adorant secrètement son idole de pois dans sa cosse. Cette fois, donc, pour le tout dernier de tous les voyages, ce serait Froma et moi. Il y aurait un troisième compagnon de voyage. Mon amie Lane, une photographe, devait nous rejoindre à L'viv au milieu de la semaine que nous devions y passer. Originaire de Caroline du Nord, les cheveux bruns et l'oeil vif, elle vivait à New York depuis des années et travaillait depuis quelque temps sur un essai photographique sur les « sites de génocide ». Depuis que je l'avais rencontrée, cinq ans plus tôt, j'avais entendu parler de ses voyages au Rwanda, au Darfour, au Cambodge, en Bosnie, une liste toujours plus longue qui laissait penser que, se plaisait-elle à dire, plus jamais ça n'était qu'un slogan vide. Lane était donc allée dans tous ces endroits. Son problème, me disait-elle, c'est qu'elle n'avait toujours pas trouvé comment aborder l'Holocauste. Auschwitz, craignait-elle, était devenu un cliché visuel - Ça vous dédouane était la formule qu'elle avait employée un soir, pendant un dîner chez elle, pendant que je regardais les photos qu'elle avait prises. Je pensais à la femme qui avait dit, Si je ne trouve pas une Evian, je vais m'évanouir, au fourgon à bestiaux dans lequel on peut monter à Auschwitz, aux cartes postales électroniques arbeit macht frei qu'on peut acheter sur le site du musée de Teresina. Oui, avais-je répondu, je suis d'accord. J'avais ajouté, Si je retourne à Bolekhiv, tu devrais venir avec moi. Si tu t'intéresses aux sites de génocide, il y a pas mal de choses à voir dans le coin. En disant cela, j'avais pensé à Taniawa, qui était alors sur la liste des endroits que je connaissais désormais. Lane devait donc nous rejoindre à L'viv. Froma et moi avions prévu d'arriver un mardi et de passer la plus grande partie de notre semaine à visiter la ville, à rassembler des informations et des impressions pour l'article de voyage que je devais écrire, et Lane arriverait le samedi, jour où nous irions à Bolekhiv pour prendre des photos, et de là nous pourrions nous rendre dans les villes voisines qui s'étaient appelées autrefois Dolina, Drohobycz, Stryj, Kalusz, Rozniatow, Halych, Rohatyn, Stanislawow, dans ces endroits et d'autres, chacun d'eux ayant son Taniawa, sa fosse commune et son monument. Nous passerions le samedi et le dimanche à rouler pour voir les ruines de la Galicie juive, et puis je rentrerais chez moi une fois pour toutes. Alex, sourire rayonnant aux lèvres, nous attendait à l'aéroport. Il avait épaissi, une sorte d'ours affectueux, depuis la dernière fois que je l'avais vu. Nous nous connaissions bien désormais et, cette fois, après s'être frayé un chemin à travers la foule, il ne tenait pas un carton marqué mendelsohn, mais m'a entouré de ses bras puissants et m'a serré contre lui à me couper le souffle. Je lui ai souri : j'étais content de le revoir. Une des choses qui, pendant ce dernier voyage à L'viv, m'épargnaient la sensation épuisante de « revenir », c'était la perspective de passer beaucoup de temps avec Alex. Je le considérais comme un ami et, comme tel, je pensais pouvoir lui parler d'un certain nombre de questions qui avaient surgi au cours de ma recherche,