I DÉPART Je hais les voyages et les explorateurs.
Publié le 06/01/2014
Extrait du document
«
aux
mers tropicales etaux bateaux deluxe ; toutes expériences, d’ailleurs,destinéesàoffrir unlointain rapport avec
l’image inéluctablement fausseque,parlafatalité propreauxvoyages, nousnousenformions déjà.
J’avais étél’élève deGeorges Dumasàl’époque du Traité
depsychologie.
Une
foisparsemaine, jene sais plus si
c’était lejeudi ouledimanche matin,ilréunissait lesétudiants dephilosophie dansunesalle deSainte-Anne, dontlemur
opposé auxfenêtres étaitentièrement couvertdejoyeuses peintures d’aliénés.Ons’ysentait déjàexposé àune sorte
particulière d’exotisme ; surune estrade, Dumasinstallait soncorps robuste, tailléàla serpe, surmonté d’unetête
bosselée quiressemblait àune grosse racineblanchie etdépouillée parunséjour aufond desmers.
Carson teint cireux
unifiait levisage etles cheveux blancsqu’ilportait taillésenbrosse ettrès courts, etlabarbiche, également blanche,qui
poussait danstouslessens.
Cette curieuse épavevégétale, encorehérissée deses radicelles, devenaittoutàcoup
humaine parunregard charbonneux quiaccentuait lablancheur delatête, opposition continuéeparcelle delachemise
blanche etdu col empesé etrabattu, contrastant aveclechapeau àlarges bords, lalavallière etlecostume, toujours
noirs.
Ses cours n’apprenaient pasgrand-chose ; jamaisiln’en préparait un,conscient qu’ilétait ducharme physique
qu’exerçaient surson auditoire lejeu expressif deses lèvres déformées parunrictus mobile, etsurtout savoix, rauque et
mélodieuse : véritablevoixdesirène dontlesinflexions étrangesnerenvoyaient passeulement àson Languedoc natal,
mais, plusencore qu’àdesparticularités régionales,àdes modes trèsarchaïques delamusique dufrançais parlé,sibien
que voix etvisage évoquaient dansdeux ordres sensibles unmême styleàla fois rustique etincisif : celuideces
humanistes duXVI esiècle, médecins etphilosophes dont,parlecorps etl’esprit, ilparaissait perpétuer larace.
La seconde heure,etparfois latroisième, étaientconsacrées àdes présentations demalades ; onassistait alorsà
d’extraordinaires numérosentrelepraticien madréetdes sujets entranés pardes années d’asileàtous lesexercices de
ce type ; sachant fortbien cequ’on attendait d’eux,produisant lestroubles ausignal, ourésistant justeassez au
dompteur pourluifournir l’occasion d’unmorceau debravoure.
Sansêtredupe, l’auditoire selaissait volontiers fasciner
par cesdémonstrations devirtuosité.
Quandonavait mérité l’attention dumaître, onétait récompensé parlaconfiance
qu’il vous faisait d’unmalade pourunentretien particulier.
Aucuneprisedecontact avecdesIndiens sauvages nem’a
plus intimidé quecette matinée passéeavecunevieille dameentourée dechandails quisecomparait àun hareng pourri
au sein d’un blocdeglace : intacte enapparence, maismenacée desedésagréger dèsque l’enveloppe protectrice
fondrait.
Cesavant unpeu mystificateur, animateurd’ouvrages desynthèse dontl’ample dessein restaitauservice d’un
positivisme critiqueassezdécevant, étaitunhomme d’unegrande noblesse ; ildevait melemontrer plustard, au
lendemain del’armistice etpeu detemps avantsamort, lorsque, presque aveugledéjàetretiré danssonvillage natalde
Lédignan, ilavait tenuàm’écrire unelettre attentive etdiscrète quin’avait d’autre objetpossible qued’affirmer sa
solidarité aveclespremières victimesdesévénements.
J’ai toujours regrettédenepas l’avoir connu enpleine jeunesse, quand,brunetbasané àl’image d’unconquistador et
tout frémissant desperspectives scientifiquesqu’ouvraitlapsychologie duXIXesiècle, ilétait parti àla conquête
spirituelle duNouveau Monde.Danscette espèce decoup defoudre quiallait seproduire entreluietlasociété
brésilienne s’estcertainement manifestéunphénomène mystérieux,quanddeuxfragments d’uneEurope vieillede
quatre centsans–dont certains éléments essentiels s’étaientconservés, d’unepartdans unefamille protestante
méridionale, del’autre, dansunebourgeoisie trèsraffinée etun peu décadente, vivantauralenti souslestropiques –se
sont rencontrés, reconnusetpresque ressoudés.
L’erreurdeGeorges Dumasestden’avoir jamaisprisconscience du
caractère véritablement archéologique decette conjoncture.
Leseul Brésil qu’ilavait suséduire (etauquel unbref
passage aupouvoir allaitdonner l’illusion d’êtrelevrai), c’était celuideces propriétaires fonciersdéplaçant
progressivement leurscapitaux versdesinvestissements industrielsàparticipation étrangère,etqui cherchaient une
couverture idéologique dansunparlementarisme debonne compagnie ; ceux-làmêmes quenosétudiants, issus
d’immigrants récentsoudehobereaux liésàla terre etruinés parlesfluctuations ducommerce mondial,appelaient avec
rancœur le gran
fino, le
grand fin,c’est-à-dire ledessus dupanier.
Chosecurieuse : lafondation del’Université deSão
Paulo, grande œuvredanslavie deGeorges Dumas,devaitpermettre àces classes modestes decommencer leur
ascension enobtenant desdiplômes quileur ouvraient lespositions administratives, sibien quenotre mission
universitaire acontribué àformer uneélite nouvelle, laquelleallaitsedétacher denous danslamesure oùDumas, etle
Quai d’Orsay àsa suite, serefusaient àcomprendre qu’elleétaitnotre création laplus précieuse, mêmesielle s’attelait à
la tâche dedéboulonner uneféodalité quinous avait, certes, introduits auBrésil, maispour luiservir enpartie decaution,
et pour l’autre depasse-temps.
Mais lesoir dudner France-Amérique, nousn’enétions pasencore, mescollègues etmoi –et nos femmes quinous
accompagnaient –àmesurer lerôle involontaire quenous allions jouerdansl’évolution delasociété brésilienne.
Nous
étions tropoccupés ànous surveiller lesuns lesautres, etàsurveiller nosfaux paséventuels ; carnous venions d’être
prévenus parGeorges Dumasqu’ilfallait nouspréparer àmener lavie denos nouveaux maîtres :c’est-à-dire fréquenter
l’Automobile-Club, lescasinos etles champs decourses.
Celaparaissait extraordinaire àde jeunes professeurs qui
gagnaient auparavant vingt-sixmillefrancs paran,etmême –tant lescandidats àl’expatriation étaientrares–après.
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