Guesde arrivent à la fusion de leurs mouvements pour accoucher en 1905 de ce parti nouveau que nous avons croisé plus haut et dont le nom s'éclaire tout à coup : la SFIO, la « Section française de l'Internationale ouvrière ». À peine douze ans plus tard, en 1917, une bombe explose dans ce ciel rouge : la révolution russe. Ou plutôt la deuxième révolution russe. Au mois de février (c'est-à-dire, pour notre calendrier occidental, en mars), un premier soulèvement a renversé le tsar et tenté d'établir une république fondée sur des principes démocratiques et progressistes. Un second la balaye en octobre (c'est-à-dire en novembre pour nous), il est mené par une petite poignée de militants déterminés, aux ordres de leur chef, Lénine, qui n'a aucun scrupule à asseoir sa domination par la force : dès le lendemain du coup d'État, une féroce répression commence. Mais l'habillage par la propagande est simple : désormais le pouvoir est au peuple puisqu'il est dans la main de ses seuls vrais représentants. La révolution est donc faite, la grande, la vraie, celle que Marx nous avait prédite et que l'on attend depuis si longtemps ? Au tout début, les socialistes européens en sont fort peu convaincus, leur solidarité va spontanément aux dirigeants issus de février, ceux que les putschistes viennent d'évincer. Peu à peu leurs certitudes se fissurent. Les léninistes ont de la conviction. Ils entendent désormais être seuls à représenter l'espérance des prolétaires du monde. En 1919 à Moscou, ils fondent une Troisième Internationale, l'« Internationale communiste » - que l'on appelle souvent sous son abréviation allemande de Komintern. Elle demande aux partis ouvriers d'Europe de lâcher leurs vieilles attaches pour y adhérer. Faut-il le faire ou non ? C'est l'occasion d'un nouveau déchirement. Il a lieu, en France, en décembre 1920 lors du congrès de Tours, moment essentiel de cette épopée. La majorité des délégués décident de suivre l'appel de Moscou. Pour eux, la Deuxième Internationale s'est discréditée à jamais en étant incapable de s'opposer à la grande boucherie de la Première Guerre mondiale dont le monde sort à peine. Elle y a même apporté sa caution. Les socialistes n'ont-ils pas fait partie des gouvernements de « l'union sacré » ? Il faut fermer cette page et en ouvrir une autre, qui sera enfin glorieuse. Il faut soutenir les frères russes, puisqu'ils ont réussi ce que l'Ouest cherche à faire depuis des décennies : la révolution prolétarienne. Une minorité, menée par le juste et scrupuleux Léon Blum, ne le veut pas. Il est trop attaché aux libertés pour accepter les conditions qui ont été imposées par les Russes comme préalables à l'adhésion : ces bolcheviques veulent que le vieux parti de Jaurès se transforme en une machine de guerre au service de Moscou, qu'il devienne partiellement clandestin. Ils exigent que toutes les décisions viennent d'un centre qu'on ne connaît même pas, à qui la base ne servirait plus que de courroie de transmission. Blum choisit, comme il le dit dans son émouvant discours, de « garder la vieille maison ». Voilà la gauche ouvrière à nouveau divisée en deux branches rivales. L'une, majoritaire au début, qui emporte avec elle L'Humanité, le journal fondé par Jaurès, a choisi le nom de SFIC (Section française de l'Internationale communiste) - on l'appellera bientôt le parti communiste. L'autre reste la SFIO. Deux soeurs ennemies qui prennent deux chemins que tout oppose, et qui, chacun, recèle des contradictions qui ne manquent pas de nous intéresser aujourd'hui encore. Classe contre classe D'un côté, donc, les communistes. Ils obéissent aux ordres donnés par le grand frère moscovite - c'est le principe même de leur adhésion au Komintern - et transforment le vieux mouvement débonnaire qui n'aimait rien tant que les congrès enfumés et les discussions interminables en un petit parti de combat, où règne une discipline de fer. Très rapidement, les nouveaux jeunes leaders approuvés par les Russes trouvent les plus infimes prétextes pour éliminer les vieux historiques qui ne répondent plus aux nécessités du moment. Une partie de la direction est donc clandestine, comme demandé, car il faut toujours envisager l'hypothèse d'être interdit. Elle donne la ligne, suivie aveuglément par des militants prêts à tout, y compris quand elle vire à 180 degrés, ce qui arrive souvent. Ainsi, dans les années 1920, le Komintern a désigné l'ennemi, les socialistes, ces « sociaux-traîtres », ces « valets du grand capital » qui osent douter de la vraie révolution. Les prolétaires n'ont pas à ménager ces « petitsbourgeois ». La tactique, c'est « classe contre classe ». Dix ans plus tard, au moment de la formation du Front populaire, on l'a vu, le parti a changé d'avis. C'est qu'entre-temps Staline s'est rendu compte qu'il était plus efficace de former à gauche des alliances fortes, pour ne pas se faire balayer par les nazis, comme en Allemagne. En 1939, il se retournera encore en s'alliant avec Hitler. Quelle importance ? Pour tous les militants, on l'a compris, une seule vérité compte, qui mérite tous les dévouements, tous les sacrifices : Moscou a toujours raison. À nos yeux, une telle structure assortie à un tel mode de pensée ressemble plus à une secte qu'à un parti démocratique. On peut au moins chercher à en comprendre les ressorts. Si la révolution est une donnée réelle de l'histoire, comme des générations de militants en sont certains depuis des décennies, pourquoi ne pas accepter qu'elle est effectivement advenue, comme les frères russes le proclament, et comme ils le prouvent en construisant ce paradis dont chaque jour la « vraie presse » montre les éclatantes réalisations ? Voilà ce qui anime un militant communiste alors : à quoi bon se perdre dans ces querelles stériles que les raisonneurs appellent démocratie ? À quoi bon prendre des gants pour ménager ces fausses libertés qui ne sont que des leurres inventés par les bourgeois ? Le vrai monde de justice et de liberté est là, de l'autre côté de l'Europe. Bien évidemment, pour nous qui regardons les choses des décennies plus tard, ce point de l'histoire nous plonge dans un immense malaise. La justice et la liberté, en URSS ? Lénine est mort en 1924. Staline a éliminé les uns après les autres tous ses rivaux pour devenir à la fin des années 1920 le seul maître implacable d'une puissance déjà totalitaire, prête à continuer une oeuvre de mort dans des proportions qui dépassent l'entendement. Au début des années 1930, le dictateur veut pousser la collectivisation des terres. De nombreux paysans tentent de s'accrocher à leurs misérables biens : ils sont déportés par millions. Il a besoin de blé pour en vendre à l'étranger et constituer des stocks. Il le fait rafler jusqu'au dernier grain dans les campagnes. Tenter de récupérer un épi pour essayer de se nourrir est puni d'une balle dans la tête. En Ukraine et dans d'autres endroits de l'URSS, la grande famine de 1932-1933 laisse derrière elle des millions de cadavres. Au milieu des années 1930, dans son délire paranoïaque, le dictateur voit des espions et des traîtres partout, c'est le temps des « grandes purges ». Tous les anciens de la révolution d'Octobre, des généraux par dizaines sont torturés, traînés en procès, contraints les uns après les autres à d'humiliantes « autocritiques » pour demander pardon de crimes qu'ils n'ont pas commis, et sont exécutés. Des centaines de milliers d'individus anonymes connaissent le même sort. On sait maintenant que leur existence en tant qu'individus n'entrait même pas en ligne de compte, les listes de victimes se faisaient le plus souvent sur la base de quotas par région. Et pendant ce temps-là, en France - comme dans des dizaines d'autres pays -, de braves militants, très légitimement écoeurés par l'injustice régnant dans leur propre monde, distribuaient sur les marchés et à la sortie des usines des tracts appelant à soutenir un si glorieux pays et son admirable chef, ce moustachu débonnaire qui rit d'un si bon rire, sur les films que l'on reçoit de là-bas. Que penser, aujourd'hui, d'une contradiction si proprement monstrueuse ? Il ne s'agit pas de se tromper de coupable. La faute est à ceux qui forgent les mensonges, pas à ceux qui les croient. Sans doute quelques dirigeants du Parti ne pouvaient que se douter de ce qui se tramait à Moscou. De nombreux délégués du Komintern furent eux-mêmes victimes des purges. N'oublions pas non plus qu'à la même époque de nombreux non-communistes furent également bernés : combien sont rentrés de leur voyage éblouis par la puissance soviétique, ou par ce qu'on avait bien voulu leur en montrer ? Reste cette tournure d'esprit propre, sans doute, aux militants, que l'on a déjà rencontrée dans ce livre, et que l'on rencontrera encore : la croyance. Comme autant de religieux face au sacré, les communistes du temps excluent l'esprit critique, oublient le doute, ils ne veulent prendre du réel que ce que leur dicte leur foi. D'innombrables auteurs, pourtant, dès les années 1920, avaient cherché à crier au monde la vérité sur ce qui se passait en Russie. Parmi eux, de nombreux partisans de l'ancien régime, évidemment. Leur position politique brouillait le message : qui a envie de croire un tsariste quand il parle de la révolution russe ? Mais aussi de très nombreux sympathisants déçus de cette révolution, des gens qui, comme le Français Boris Souvarine, y avaient cru de tout leur coeur puis s'étaient rendu compte de l'affreuse méprise, et tentaient d'en informer leurs camarades. Les camarades ne les ont pas crus. Parmi tous ces déçus, on trouvait aussi des gens qui s'étaient alors tournés vers un autre des pères d'Octobre, Léon Trotski. Staline l'avait éliminé des instances dirigeantes et contraint à l'exil. Vu du Parti, cela rendait ses partisans d'autant plus suspects : comment faire confiance à des renégats au service d'un traître ? Mais qui n'était pas douteux, hors du Parti ? Un des livres les plus retentissants de l'époque du Front populaire est le Retour de l'URSS, d'André Gide. Le grand intellectuel, alors proche des communistes, est allé durant l'été 1936 visiter la patrie des travailleurs. Il y a été accueilli en prince. Staline était trop content d'une prise de ce calibre. À son retour, il ose un exercice qui semblerait presque banal : raconter ce qu'il a vu. Par rapport à ce que l'on sait aujourd'hui du pays, il n'a d'ailleurs pas vu grand-chose. On peut lui en faire grief. Il ne dit rien des millions de morts, des déportés, des purges, pour la simple raison qu'il n'en a rien su : d'aimables guides étaient là durant tout le périple pour être bien sûrs qu'il suivrait la bonne route. Il faut croire qu'ils n'étaient pas si doués. Gide a quand même réussi à percevoir un malaise à travers le rideau opaque que la propagande a tiré tout au long de son passage. Il parle des belles réalisations du pays, des grandes rencontres, mais il ajoute au tableau d'autres teintes qui le nuancent : la peur qui suinte dans le pays, le culte de la personnalité gênant qui entoure Staline, la pensée empêchée, la servilité de tous à l'égard de la « ligne ». Dans le contexte de l'époque, son livre fait l'effet d'une bombe. Il est traduit dans presque tous les pays. Il contribue à ébranler bien des consciences. Seules celles des communistes restent d'airain. Ils n'ont à la parution qu'une réaction : ils dénoncent le livre comme un tissu de mensonges et insultent son auteur. La « vieille maison » socialiste D'autres, dès le départ, s'étaient donc méfiés du fanatisme qu'ils voyaient à l'oeuvre dans l'inféodation à Moscou : les socialistes, regroupés autour du gardien de la « vieille maison » SFIO, Léon Blum. Parlons-en donc, sans oublier pour autant leur contradiction : les socialistes ont le bon sens de se méfier des révolutions en cours. Mais au fond, ont-ils jamais envie d'en faire aucune ? Officiellement, la SFIO est elle aussi un parti révolutionnaire. C'est le but déclaré de tout le mouvement ouvrier depuis qu'il existe. C'est son but déclaré à elle depuis sa fondation en 1905 : elle aussi veut renverser le capitalisme. Mais comment ? demandent ses détracteurs. Elle refuse toujours de s'en donner les moyens, son éternel problème est là. Blum est un homme qui est venu à la politique par l'affaire Dreyfus. Il est viscéralement attaché à la justice et au droit. Il a théorisé qu'il ne fallait pas confondre la « conquête du pouvoir » et l'« exercice » du pouvoir, éventuellement acquis par les urnes et des alliances électorales, et qui supposait un respect strict de la légalité. Il sera, une fois arrivé au ministère, respectueux de ce qu'il avait écrit lui-même, c'est-à-dire d'un légalisme scrupuleux. Il est tout aussi sincèrement socialiste ; il l'explique : il ne se résignera jamais à hausser les épaules devant l'injustice sociale en disant : « Bah ! C'est l'ordre des choses, il en a toujours été ainsi et nous n'y changerions rien. » Pour lui, le noble but de l'homme de gauche est de renverser cet ordre des choses mais, comme tous ceux qu'on appelle dans le reste de l'Europe des sociaux-démocrates, il est obsédé par l'idée de le faire par les moyens légaux, l'élection, la démocratie, la lente mise en place des réformes qui finiront bien par triompher du système. Quelle erreur ! s'écriera-t-on une fois de plus sur les bancs d'extrême gauche. Vos réformes ne servent pas à abattre le capitalisme, elles le colmatent. Comment le nier, sur le strict plan des faits ? Ni la loi sur les quarantes heures ni celle sur les deux semaines de congés payés n'ont amené le paradis sur terre dont rêvaient les pères du socialisme. C'est indéniable. Mais elles ont rendu le monde réel un peu moins rude aux plus humbles. Cela n'est pas rien non plus.