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Frydka avait tout de même eu de la chance.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

Frydka avait tout de même eu de la chance. Elle avait vécu un peu plus longtemps, après tout ; elle avait eu quelqu'un qui avait essayé désespérément de la sauver, quelqu'un qui était mort pour elle. Mitziyeh, mazel, ce sont des mots qui ne semblent étranges que si on les regarde rétrospectivement, un luxe dont Frydka et Ciszko n'ont pas bénéficié. Shlomo m'a dit, Qui aurait pu croire que quelqu'un les trahirait ?     Je veux établir la chronologie parfaitement, ai-je dit de nouveau, même si je faisais référence, cette fois, à une Juive en particulier : Frydka. A ce moment-là, elle vivait dans un des Lager, n'est-ce pas ? Et ensuite... Ecoutez, a dit Malcia. Nous avons pu travailler jusqu'en Juni 43. Juillet ! s'est exclamé Shlomo. Pas juin, juillet ! Et après, les Allemands ont dit qu'ils allaient construire un nouveau Lager et que tout le monde serait épargné. Mais ils voulaient seulement mettre tout le monde dans un Lager. Et c'était la fin. J'ai hoché la tête. Jack m'avait déjà raconté comment ceux qui avaient gobé la ruse des Allemands avaient tous été enfermés dans le nouveau camp et tués. Fusillés, avait-il dit. Des coups de feu. Mais à ce moment-là, ai-je continué, au lieu d'aller dans ce Lager, Szymanski a caché Frydka chez lui ? Malcia a hoché la tête. Oui. Szymanski la cachait donc chez lui et c'était après juin 1943. Autre hochement de tête. Juillet, a dit Shlomo. Juillet 1943, ai-je dit. A un moment donné, après juillet 1943, elle était cachée chez lui. (Je voulais des détails.) Et est-ce que quelqu'un sait où se trouvait sa maison ? Comme c'est déjà arrivé quelquefois, j'ai remarqué que ma syntaxe avait vaguement changé, maintenant que je parlais avec des habitants de Bolechow. Je sais où, a dit Malcia. Pas loin de la maison de Frydka. Elle se trouvait au début de la rue... J'ai sorti la carte de Bolechow que Shlomo m'avait envoyée. Malcia l'a regardée et a demandé où se trouvait la rue Dlugosa. Puis, elle a pointé le doigt en poussant un petit cri de victoire. Oui ! Voici les Jäger et là... (elle a pointé le doigt sur la même rue, mais sur le côté opposé) ... les Szymanski, au bout de la rue. Il vivait donc au coin de la rue, un peu plus loin, ai-je dit. C'était là qu'elle s'était cachée. A cet endroit-là. Je connaissais l'histoire à présent ; je voulais maintenant un endroit, un point sur lequel me tenir, si je retournais un jour à Bolechow. Shlomo, Solomon et Malcia parlaient en yiddish et en allemand de la liquidation des Lager à la fin de l'été 1943 - c'est-à-dire la liquidation de la ville, puisque, à ce moment-là, les seuls Juifs vivants qui n'étaient pas cachés étaient ceux du dernier Lager. Les Reinharz étaient alors, je le savais, cachés, immobiles mais en état d'alerte, dans la salle de divertissements des officiers allemands, le Kasino, au beau milieu de la ville. Am vier und zwanzigsten August, disait Malcia en allemand, cette fois. Dann ist meine Schwester gegangen : und jeden Schuss haben wir gehört. Le 24 août. C'est là que ma soeur est partie. Et nous avons entendu chaque coup de feu. Ils se cachaient, m'a expliqué Shlomo, même si je connaissais déjà l'histoire. Malcia a hoché la tête et m'a dit dans ma langue, Et chaque, chaque... Elle s'est tournée vers Shlomo. Unt yayden shuss hub'ikh getzuhlt. En yiddish, de nouveau. J'ai compris. Et j'ai compté chaque coup de feu. Elle s'est tournée vers moi, mais elle a continué en yiddish. Noyn hundert shiess hub ' ikh getzuhlt. J'ai compté neuf cents coups de feu. Elle s'est tue et puis, elle a dit dans ma langue, Et après ils sont venus au Kasino pour se laver les mains et pour boire ! J'y étais, je les ai vus ! Ils se sont lavé les mains et ils sont allés boire ! Shlomo, qui de toute évidence était aussi ému que moi, en imaginant deux Juifs cachés, tassés dans leur minuscule cachette, incapables de voir mais comptant, comptant, l'un après l'autre, les coups de feu qui mettaient fin aux vies de leurs amis et de leurs voisins, s'est tourné vers Malcia et a dit, Et vous saviez ce qui était en train de se passer ? Malcia a pointé l'index sur sa tempe. Elle a dit, Nous imaginions.     Moi aussi, j'imaginais des choses à ce moment-là. Nous étions arrivés vers midi et il était près de trois heures à présent ; j'avais beaucoup à penser. Il ne s'agissait pas seulement des additions sensationnelles à l'histoire de Frydka - elle était enceinte de son enfant, elle était cachée chez lui -, même si celles-ci ne pouvaient être ignorées ; elles exigeaient, pour le moins, un effort d'imagination qui ne pouvaient qu'ajouter de nouveaux éléments à l'histoire que j'aurais aimé être en mesure de raconter. Ils étaient amants, ils étaient passionnément amoureux, c'était une époque désespérée, ils couchaient ensemble, elle était enceinte. Il l'aimait tant -- assez pour mettre en danger non seulement lui-même, mais toute sa famille. Bon, je me suis dit, Très bien pour elle. Très bien pour eux deux. Je suis content qu'elle ait connu un grand amour, avant de mourir. Au diable ce que pense Meg Grossbard ; au diable, le Je ne sais rien, je ne vois rien ! Et cependant, aussi important que tout cela pouvait l'être, c'était aux petits détails moins spectaculaires que je pensais quand Malcia avait dit, Nous imaginions. Là aussi, il y a bien des choses intéressantes à extrapoler. Il l'aimait tant ! Elle avait de si jolies jambes ! Ça aussi, c'était des faits qui pouvaient raconter une petite histoire Peut-être que c'étaient ses jambes qu'il avait remarquées la première fois, ce jour de 1918, lorsqu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois en tant qu'adultes, elle était une jolie jeune fille de vingt-trois ans, avec les traits réguliers et le visage solennel de sa famille, lui était un jeune homme énergique, une sorte de héros de la guerre, décidé à faire revivre l'affaire de son père. Peut-être l'avait-il vue jouer avec ses amies, au cours du paisible été de 1919, sur les rives de la Sukiel, à l'endroit où leur fille irait un jour s'amuser avec ses amies à elle, quelques années avant qu'elles fussent toutes violées, fusillées ou gazées. Peut-être que c'était cette petite chose qui avait déclenché leur romance, romance qui ne devait jamais cesser, comme nous le savons désormais. Il l'aimait tant -- oh, oh, oh, oh ! C'était pendant que j'étais en train de penser à cette histoire d'imagination, d'extraction d'une histoire à partir de la chose la plus petite, la plus concrète, que je me suis aperçu que Malcia et Shlomo, après notre énorme déjeuner, se souvenaient de certains aliments qu'ils avaient l'habitude de manger autrefois et que de moins en moins de gens savaient cuisiner. Ah, bulbowenik ! s'est exclamé Shlomo. Shumek faisait rouler ses yeux en signe d'approbation et les deux autres se lançaient dans une explication pour que je comprenne ce que c'était : un plat de pommes de terre râpées et d'oeufs cuits au four et... Attendez ! s'est exclamée Malcia. Je crois qu'elle était soulagée de ne plus avoir à parler du passé, après tout ce temps. Restez encore un petit moment et je vais vous en faire ! J'ai jeté un coup d'oeil rapide à Shlomo. Nous devions être de retour à Tel-Aviv avant sept heures, lui ai-je rappelé, parce qu'un ami que j'avais rencontré aux États-Unis, un professeur de philosophie à l'université de Tel-Aviv, m'attendait pour le dîner. Shlomo a fait un grand sourire et a dit quelque chose à Malcia, qui secouait la tête impatiemment. Ce n'est rien à faire, ça ne va prendre que quelques minutes, a-t-il dit. Je me suis dit, Pourquoi pas ? Ça aussi, ça fait partie de l'histoire. Et, après tout, ce n'était pas arrivé si souvent qu'un aspect un peu abstrait de la civilisation perdue de Bolechow fût rendu aussi facilement concret. J'ai souri et hoché la tête. OK, ai-je dit, faisons la cuisine. Malcia m'a emmené dans la cuisine pour que je puisse la regarder faire. Nous avons râpé des pommes de terre, nous avons battu des oeufs, nous avons tout mis dans un plat à gratin. Nous avons laissé cuire pendant quarante-cinq minutes. Nous l'avons sorti du four pour le laisser refroidir. Une fois le plat refroidi, je me suis dit que nous venions de faire un énorme repas, avec beaucoup de vin ; je m'attendais à faire un énorme repas pour le dîner. Toutefois, j'avais été élevé dans un certain type de famille et je savais quoi faire. Je me suis assis à la table et j'ai mangé. C'était délicieux. Malcia était aux anges. C'est un vrai plat de Bolechow ! a-t-elle dit. Ce n'est qu'après nous être resservis que nous avons pu nous lever pour partir.     Shlomo et moi avons redescendu les escaliers en béton de l'immeuble des Reinharz et nous avons rejoint le parking. Avec cette leçon de cuisine improvisée et la dégustation du bulbowenik, nous étions restés beaucoup plus longtemps que prévu. Le soleil, bas sur l'horizon, était doux. Une fois dans la voiture de Shlomo, nous avons baissé les vitres. Shlomo avait l'air préoccupé parce qu'il cherchait à retrouver la route du retour depuis l'immeuble de la rue

« Shlomo, Solomon etMalcia parlaient enyiddish eten allemand delaliquidation des Lager à la fin del'été 1943 – c'est-à-dire laliquidation delaville, puisque, àce moment-là, lesseuls Juifs vivants quin'étaient pascachés étaient ceuxdudernier Lager.

Les Reinharz étaientalors,jele savais, cachés, immobiles maisenétat d'alerte, danslasalle dedivertissements desofficiers allemands, le Kasino, au beau milieu delaville.

Am vier und zwanzigsten August, disait Malcia enallemand, cettefois.

Dann istmeine Schwester gegangen:und jeden Schuss habenwirgehört.

Le 24 août.

C'estlàque masœur estpartie.

Etnous avons entendu chaquecoupdefeu. Ils se cachaient, m'aexpliqué Shlomo,mêmesije connaissais déjàl'histoire.

Malciaahoché la tête etm'a ditdans malangue, Etchaque, chaque... Elle s'est tournée versShlomo.

Unt yayden shusshub'ikh getzuhlt.

En yiddish, denouveau.

J'aicompris.

Et j'ai compté chaquecoupdefeu.

Elle s'est tournée versmoi, mais elleacontinué enyiddish.

Noyn hundert shiesshub‘ ikh getzuhlt.

J'ai compté neufcents coups defeu. Elle s'est tueetpuis, elleadit dans malangue, Etaprès ilssont venus au Kasino pour selaver les mains etpour boire ! J'y étais, jeles aivus ! Ilsse sont lavélesmains etils sont allés boire ! Shlomo, quidetoute évidence étaitaussi émuquemoi, enimaginant deuxJuifscachés, tassés dans leurminuscule cachette,incapables devoir mais comptant, comptant,l'unaprès l'autre, les coups defeu quimettaient finaux vies deleurs amisetde leurs voisins, s'esttourné vers Malcia etadit, Etvous saviez cequi était entrain desepasser ? Malcia apointé l'index sursatempe.

Elleadit, Nous imaginions.     Moi aussi, j'imaginais deschoses àce moment-là.

Nousétions arrivés versmidi etilétait près de trois heures àprésent ;j'avais beaucoup àpenser.

Ilne s'agissait passeulement des additions sensationnelles àl'histoire deFrydka – elleétaitenceinte deson enfant, elleétait cachée chezlui –, même sicelles-ci nepouvaient êtreignorées ;elles exigeaient, pourlemoins, un effort d'imagination quinepouvaient qu'ajouter denouveaux élémentsàl'histoire que j'aurais aiméêtreenmesure deraconter.

Ils étaient amants, ilsétaient passionnément amoureux, c’étaituneépoque désespérée, ilscouchaient ensemble,elleétait enceinte.

Ill'aimait tant —assez pourmettre endanger nonseulement lui-même,maistoute safamille.

Bon, jeme suis dit,Très bien pour elle.Très bien pour euxdeux.

Jesuis content qu'elleaitconnu ungrand amour, avantdemourir.

Audiable ceque pense MegGrossbard ;au diable, le Je ne sais rien, je ne vois rien ! Et cependant, aussiimportant quetout celapouvait l'être,c'était auxpetits détails moins spectaculaires quejepensais quandMalcia avaitdit, Nous imaginions.

Là aussi, ilya bien des choses intéressantes àextrapoler.

Il l'aimait tant !Elleavait desijolies jambes ! Ça aussi, c'était desfaits quipouvaient raconterunepetite histoire Peut-être quec'étaient sesjambes. »

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