eux aussi complexes, de Philippe Auguste avec le Saint-Siège - alliances, retournements d'alliances, le roi de France a même été excommunié pour une histoire matrimoniale comme cela se passe souvent. Quoi qu'il en soit, peu avant Bouvines, le roi de France s'est rapproché du pape et joue avec lui, dans cette partie de poker électoral, le jeune Hohenstaufen. On dit parfois qu'il s'est résolu à cette candidature après avoir abandonné l'idée de se présenter lui-même. Reprenons donc notre film. Tout à l'heure, à Bouvines, le roi de France avait défait « l'empereur d'Allemagne » qui en voulait à son pays. Avec un zoom élargi, on peut comprendre plutôt qu'il s'est opposé et a vaincu un rival, qui parle la même langue que lui, croit au même Dieu, appartient aux mêmes sphères familiales, bref, un lointain parent. Oublions donc tous les détails fastidieux de ces entrelacs complexes, et gardons cette seule idée : plutôt que de s'imaginer des « États », des « nations » avant qu'ils n'aient été inventés, il est plus juste de relire cette Europe médiévale pour ce qu'elle était. Un vaste territoire placé sous la coupe d'une même caste dont tous les membres, apparentés, se disputent les morceaux. Cela vaut aussi, bien sûr, pour celui qui était posé dans notre histoire comme l'ennemi évident, pour ne pas dire l'ennemi « héréditaire », le « roi d'Angleterre ». On ne l'imagine sans doute pas buvant le thé en lisant le Times, mais nos représentations, en font clairement un étranger. Est-ce bien raisonnable ? Jean est « roi d'Angleterre », c'est indéniable, mais il ne parle pas plus anglais qu'aucun roi de ce pays avant le xve siècle. Les barons anglais dont on a parlé ne le sont pas plus que lui, et ils ne parlent pas non plus la langue qui sera celle de Shakespeare. Ils s'expriment pour la plupart dans cette langue d'oïl cousine du français que l'on parlait à Rouen ou à Caen, celle qu'importèrent leurs aïeux quand ils débarquèrent outre-Manche derrière Guillaume de Normandie : le normand. On notera toutefois que Jean sans Terre, au moins, est né sur le sol anglais, et y est mort. C'est vrai, mais c'est un hasard. Il est le seul dans ce cas parmi tous les Plantagenêts, famille angevine. Son père Henri II comme sa mère Aliénor reposent à Fontevraud, près de Saumur, là où lui-même a été élevé. Son frère Richard Coeur de Lion, en dix ans de règne sur le trône « anglais », a passé six mois en tout et pour tout en Angleterre et il s'y est plutôt fait haïr : il venait lever des impôts pour financer ses conquêtes et sa croisade. Il a bâti des forteresses en Normandie, il a cherché la gloire en Palestine, il a parlé en occitan, et son coeur, dit-on, n'a jamais été plein que du Poitou, là où il avait été élevé, à la cour que tenait sa mère tant aimée, entourée de ses fameux troubadours : c'est à la cour d'Aliénor que les premiers se sont fait connaître. Enfin, à propos de Jean et de Bouvines, il ne faut pas omettre un codicille à notre histoire, alors même que les livres français oublient toujours curieusement de le signaler. Philippe Auguste triomphe donc contre tous ses ennemis. Quel est le rêve qu'il sent alors à portée de main ? Envahir l'Angleterre. Sans doute peu de nos lecteurs connaissent ce détail, cela n'a rien d'étonnant, il faut, pour l'apprendre, ouvrir les manuels d'histoire anglaise, il n'y a guère qu'eux pour en parler. En 1216, le prince Louis, fils de Philippe, débarque outre-Manche. Il a été appelé par une partie des barons qui n'en finissent plus de régler leurs comptes avec Jean. Tout est au mieux entre eux, alors. « Lewis », comme l'appellent parfois les vieux livres britanniques, est même brièvement désigné comme roi. Mais Jean meurt et les grands se retournent, préférant appuyer Henri, fils de Jean, qui est jeune et moins menaçant que l'incontrôlable et puissant Capétien. Ils prennent même les armes contre lui et le pauvre Louis, défait à son tour, est renvoyé chez son père. Les deux se vengeront de l'humiliation en finissant de reprendre aux Plantagenêts la plupart de leurs dernières possessions sur le continent, et Louis se refera une gloire en allant massacrer des cathares lors de la « croisade des albigeois », ce qui permettra de conquérir le Languedoc. Une fois encore, ne nous noyons pas dans tant de péripéties. Songeons seulement à la conséquence de Bouvines : si le plan de Philippe Auguste avait fonctionné jusqu'au bout, c'est-à-dire si nos Capétiens étaient devenus rois de France et d'Angleterre. Pour sûr, on aurait pavoisé les rues, le peuple aurait chanté sa liesse, les chroniqueurs auraient donné dans l'hyperbole et, surtout, on aurait vu semblable phénomène tout autant à Londres qu'à Paris. Qu'aurait-on fait alors dans nos vieux manuels avec le « sentiment national » ? On l'aurait multiplié par deux ? 1 Gallimard, 1973. 9 Les croisades En 1095, le pape Urbain II a réuni un concile à Clermont. Il le laisse traiter des affaires prévues puis in fine, le 26 novembre, comme un lapin d'un chapeau, il sort à la foule assemblée une homélie imprévue qui va changer la face du monde pour les deux siècles à venir et qui dit à peu près ceci : il vient d'avoir des nouvelles affreuses de Jérusalem. Un nouveau peuple venu de l'Est, les Turcs, a pris les Lieux saints aux Arabes, et ils font des choses horribles aux chrétiens qui se rendent dans cette ville, comme on y va en pèlerinage depuis des siècles. Solennellement, le successeur de saint Pierre demande donc à tous de renoncer à ces incessantes guerres entre chrétiens qui font honte à Dieu pour se consacrer à la seule guerre à ses yeux légitime, la guerre sainte qui permettra, les armes à la main, de chasser les infidèles du tombeau du Christ. Repères - 1096 : première croisade - 1099 : prise de Jérusalem - 1146 : saint Bernard de Clairvaux prêche la deuxième croisade (1147-1149) après la perte d'Édesse - 1187 : prise de Jérusalem par le sultan Saladin ; troisième croisade (1189-1192) - 1204 : sac de Constantinople par les croisés, partage de l'Empire byzantin - 1248 : septième croisade, Saint Louis fait prisonnier à Mansourah, libéré contre rançon, séjour de quatre ans en Terre sainte - 1270 : huitième croisade, mort de Saint Louis devant Tunis - 1291 : chute de Saint-Jean-d'Acre, fin de la présence franque en Orient Dès l'année suivante, depuis le Nord du royaume de France, depuis l'Empire, la basse Lorraine ou la Champagne, derrière un prédicateur enflammé nommé Pierre l'Ermite, ou un autre nommé Gautier Sans Avoir, des dizaines de milliers de pauvres gens, des paysans, des artisans, des gens de peu, laissent les champs, l'atelier, le village et le rien qu'ils possèdent pour se mettre en branle. Ils se ruent sur la vallée du Rhin, commettent au passage les pires violences sur tous les Juifs qu'ils croisent et qui refusent de se convertir, arrivent en Hongrie, massacrent des Hongrois, pillent Belgrade, arrivent devant les murs de Constantinople d'où l'empereur, effrayé, a tôt fait de les chasser, et s'en vont mourir de soif ou sous les coups des Turcs dans les déserts d'Anatolie. Quelques mois plus tard, des seigneurs aussi enflammés mais mieux armés, entraînant une troupe considérable, arrivent à leur suite et déferlent sur un Proche-Orient littéralement médusé et incapable de résister à ce choc. Les Francs, comme on les