désemparé et enragé, et elle disait, Eccchhh, je n'arrive pas à penser à ce que je veux dire, vous savez ce que c'est, et parfois je le savais, et parfois je ne le savais pas, mais dans un cas comme dans l'autre, je disais, Tout va bien, madame Begley, ce n'est pas important. Deux mots, je l'ai noté, qui n'avaient pas disparu de son vocabulaire au cours de l'été et de l'automne qui ont précédé sa mort, étaient sentimental et plus beau. Et puis elle a eu une pneumonie, et puis elle a été mieux, et puis elle a été moins bien, et puis elle est morte. A l'intérieur de la chapelle funéraire de Madison Avenue, devant une modeste pièce remplie de simples bancs bien cirés, le cercueil en pin ordinaire, comme le veut la coutume, attendait. Assises sur ces bancs, une vingtaine de personnes environ : en dehors de la famille, c'était pour l'essentiel des amis de son fils et une poignée de gens qui, comme moi, étaient contre toute attente ses amis. Dans la petite antichambre où nous étions réunis avant que commence le service, une vieille femme minuscule, vraiment minuscule, aussi réduite qu'une idole de tribu, était assise sur une banquette, dans une tenue d'un chic étonnant : un feutre extravagant, un tailleur de couturier, un chemisier à jabot, d'immenses lunettes. Seules ses chaussures sport bizarres, avec d'épaisses semelles, paraissaient ne pas entrer dans le tableau. Elle avait l'air d'avoir cent ans et il se trouve que c'était pratiquement son âge. La femme de Louis m'a attiré vers elle et me l'a présentée. Cette dame avait été la voisine de Mme Begley à Stryj, a dit Anka. La vieille dame a levé vers moi des yeux considérablement agrandis et, en me dévisageant, a dit, Je connais Louis depuis qu'il était bébé ! Maintenant, je suis la dernière ! Mais, pour une fois, parler avec une vieille dame juive ne m'intéressait pas et je me suis contenté de hocher la tête, et puis je l'ai abandonnée rapidement pour aller m'asseoir, en évitant tout contact avec les autres invités. La dernière fois que j'avais enterré un Juif d'une ville de Galicie, cela avait été mon grand-père, et avec toute l'émotion, et avec ma famille, et avec ma mère qui pleurait, c'était passé comme un éclair. J'avais vingt ans. Cette fois, j'en avais plus de quarante. Je savais ce que je perdais. Pendant que le bref service se déroulait, j'ai sorti une photo que j'avais prise quatre ans plus tôt, au cours d'un déjeuner de fête qu'elle avait donné après mon retour d'Ukraine. Sur la photo, elle était assise à la table de sa salle à manger, sa main élégante, couverte de veines, posée sur la nappe, jetant un regard un peu agacé en direction de l'objectif, son bon oeil à moitié ouvert, le visage allongé d'Europe centrale distant et las, mais pas antipathique. Pendant que son fils parlait - Mais quelque chose en elle avait été brisé, a-t-il dit à un moment donné ; de ça je me souviens - et puis ses petits-enfants et enfin son arrière-petite-fille, une adolescente intense, avec des cheveux noirs, des lèvres pleines et des yeux rêveurs qui, j'en suis convaincu, ressemblent de façon remarquable à ce que devaient être ceux de son arrièregrand-mère, et en effet le soir où j'ai posé les yeux pour la première fois sur cette fille, qui était le soir où j'ai fait la connaissance de Mme Begley et qu'elle s'était moquée de moi et avait dit, Bo-LEH-khoof!, le soir où j'avais vu cette fille la première fois, j'avais dit, Oh ! Comme vous ressemblez à votre arrière-grand-mère ! ce qui pourrait être, pour autant que je sache, dans trente ans, le début d'un autre livre - pendant que les enfants, les petits-enfants et l'arrièrepetite-fille Begley parlaient, j'ai sorti cette photo et je l'ai regardée tout en la caressant du bout du doigt, tout comme l'avait fait ma mère, tenant elle aussi une photo ordinaire (mais, pour cette raison même, plus authentique) de son père, ce jour de juin 1980, au moment où ils avaient descendu le cercueil de pin dans la terre du cimetière Mount Judah, l'avait caressée et avait répété sans cesse pendant qu'un rabbin, qui n'avait jamais rencontré mon grand-père, procédait au rituel par coeur, ne faisant passer par conséquent rien de significatif, aucun détail authentique, de la personne dont il confiait le corps à la terre, Vous devez dire à quel point il était drôle, il était tellement drôle ! Cela s'était passé un quart de siècle plus tôt. Maintenant le moment était venu d'enterrer Mme Begley qui m'avait donné une seconde chance de connaître quelqu'un de la culture et de l'époque de mon grand-père, de poser les questions que je ne savais pas comment poser quand j'avais vingt ans. Le service a pris fin et la pièce s'est lentement vidée. J'y suis resté après que tout le monde fut sorti, même la vieille copine qui avait été autrefois une jeune épouse au visage frais dans une ville lointaine, qui avait autrefois roucoulé, je suppose, au-dessus du nouveau-né de sa voisine et dit, Ludwik, Ludwik ! en caressant la peau caoutchouteuse du bébé. Je me sentais mal à l'aise à présent : en partie parce qu'il me paraissait étrange de devoir la laisser seule, là, sous le haut plafond de cette pièce anonyme ; et aussi parce que je savais que, une fois que j'aurais passé la porte pour aller dans le hall où la famille s'était alignée et serrait les mains des invités, je ne la reverrais plus jamais. J'ai commencé à marcher vers la porte, mais quelque chose m'a retenu, une hésitation que j'ai ressentie comme une force physique, comme une main ferme posée sur mon épaule, et je me suis retourné pour regarder. Sans me soucier de qui pouvait m'avoir vu et du ridicule de mon comportement, j'ai remonté d'un pas décidé l'allée centrale jusqu'au cercueil et je me suis arrêté devant. J'ai posé la main sur le bois non verni, blanchi avec ses noeuds plus sombres, comme une main vieillie et blanchie est couverte de taches brunes, et tout doucement je l'ai caressé pendant un moment, comme j'aurais caressé le bras d'une personne très âgée, de manière précautionneuse et rassurante à la fois. J'ai dit, Je vous ai vraiment aimée, madame Begley. Vous allez beaucoup me manquer. Puis je me suis tourné et j'ai marché vers la porre d'entrée. Je me suis arrêté et retourné pour un dernier regard - je suis, après tout quelqu'un de sentimental -, et je me suis enfin éloigné, et c'est la dernière fois que nous avons parlé. Même si ce n'est pas la fin de la Genèse, parashat Vayeira, qui tire son nom de la manifestation divine à Abraham par laquelle elle commence - Et Il Apparut -, fournit, selon moi, une conclusion adaptée et satisfaisante, à la fois fascinante d'un point de vue dramatique et intense d'un point de vue moral, au récit qui se déploie dans les premières parashot de la Bible hébraïque. Ces lectures retracent l'évolution du Peuple Elu, en réduisant le centre d'intérêt avec une intensité croissante à mesure que le texte progresse : commençant par le vaste panorama du drame grandiose de l'ensemble de la Création de chaque espèce et de chaque être vivant, progressant ensuite, comme s'il s'agissait de poupées russes toujours plus petites, vers l'histoire d'une espèce, l'humanité, puis vers celle d'une famille spécifique et, enfin, vers celle d'un homme en particulier, un homme que Dieu a choisi, Abraham, le premier Juif Cette histoire d'Abraham et de sa relation avec Dieu, qu'Abraham était le premier être humain à reconnaître comme l'objet d'une crainte véritablement religieuse, prend fin dans parashat Vayeira, qui elle-même s'achève sur deux récits célèbres et angoissants. Le premier, l'histoire de la destruction de Sodome et de Gomorrhe, récapitule les thèmes évoqués précédemment dans la Genèse, tout en explorant plus profondément les implications morales de l'élection. Voilà, pour commencer, un nouvel exemple d'une annihilation divine : la décision que prend Dieu de détruire un nombre non négligeable d'êtres humains - la population entière de deux métropoles -- pour châtier leur méchanceté, événement qui rappelle inévitablement sa décision antérieure, dans Noach, de détruire toute l'humanité, à l'exception de Noé et de sa famille proche. Cette décision a fait naître des préoccupations récurrentes concernant le fait que des innocents peuvent être détruits en même temps que les coupables -- problème moral qui est pleinement et finalement traité dans l'histoire de Sodome et de Gomorrhe. De plus, comme il présente une confrontation flagrante entre ceux qui sont élus par Dieu et ceux qui ne le sont pas, et entre ce que signifie le fait d'avoir choisi le bien et ce que signifie d'avoir choisi le mal, parashat Vayeira peut être considérée comme une présentation au lecteur d'une nouvelle série -- sans doute la dernière et la plus raffinée -- d'actes de distinction si mémorablement décrits au début de la Genèse. Car, comme nous le savons, l'acte de distinguer est la marque même de la création. Ces répétitions et d'autres de thèmes et de motifs antérieurs me convainquent du fait que parashat Vayeira est conçue pour être ressentie comme un point culminant, comme un résumé. La qualité cyclique du texte s'applique non seulement aux grands thèmes, mais aussi aux détails fugaces. Par exemple : dans cette lecture, nous apprenons que, après la destruction des deux cités jumelles de la plaine, comme on appelle souvent Sodome et Gomorrhe, Abraham continue sa route avec Sarah en direction du Néguev, vers la cité de Gérar. Là, exactement comme il l'avait fait autrefois, le patriarche prétend que sa femme est sa soeur, avec pour résultat que, comme nous l'avons vu auparavant, le roi du coin la prend chez lui, seulement mis en garde de poser la main sur elle par la main de Dieu lui-même, qui donne un avertissement au roi dans un rêve. Quels desseins pouvait avoir ce roi, Abimélek, sur Sarah âgée de quatre-vingt-dix ans, cela reste peu clair, mais le motif récurrent du mensonge du patriarche au sujet de sa femme, aussi maladroit soit-il à ce point de l'histoire, a sûrement pour signification de nous remettre en mémoire, au moment où l'errance de ce couple prend fin (puisque Sarah meurt au début de la parashah suivante), le souvenir de la façon dont cette errance a commencé. Certaines manipulations de la vérité sont inévitables si ce qu'on veut créer est une histoire de forme plaisante. Voila donc pour Sodome et Gomorrhe. La seconde de ces histoires fascinantes racontées dans parashat Vayeira, l'histoire de l'intention d'Abraham de sacrifier Isaac, suggère habilement - parce qu'elle traite de la relation d'un père avec son jeune fils ainsi qu'avec son parent divin -- la façon dont chaque personne constitue en soi un pont entre le passé et l'avenir ; et en présentant enfin Isaac comme un personnage à part entière, l'histoire pose les fondations du récit de la descendance d'Abraham, qui conduira les lecteurs jusqu'à la fin de la Bible