corps inerte, ces yeux grands ouverts, ces traits méconnaissables. Vivait-elle encore ? Eddy le poussait dans le conduit. Il le força à prendre la corde. Yvan s'agrippait et tirait sur ses bras comme s'il pouvait toujours sauver quelque chose de ce désastre, la sauver, elle. Il roula au pied de la margelle et s'affaissa, vaincu par la souffrance et l'épuisement. C'est à peine s'il put deviner les contours de la silhouette qui écartait les feuillages pour s'avancer vers lui, tandis qu'Eddy sortait à son tour du puits. -- Désolé, Yvan, je n'avais pas l'intention de t'infliger ça, mais... L'homme se tourna vers Eddy, qui frottait son épaule endolorie, et reprit : -- ... il y a des impondérables, parfois, dans l'exécution d'un principe. On pèche souvent par excès de zèle. Eddy a la main un peu lourde, je le lui ai déjà dit. C'est un bon chien mais il lui faut la voix du maître... Tu promets de ne plus taper bêtement, Eddy ? Eddy resta muet. Mais sa main se crispa sur le revolver qui lestait à nouveau la poche de son veston. L'autre ne l'ignorait pas. Il savait aussi qu'il n'oserait pas. Ça faisait trente ans qu'il l'avait à sa botte. Depuis que la nounou les sortait au parc. Lui et Eddy - son frère de lait, en quelque sorte. Le fils de la fidèle Martha, la bonne à tout faire de la maison. Et lui, Henry Dumont, avait pris le petit Eddy, ce rien du tout, sous son aile protectrice. Il lui avait fait l'honneur de le convier à ses jeux, et de le dresser à courir plus vite, à sauter plus haut, à cogner au besoin quand il y avait des marrons à prendre. Une longue histoire. Yvan s'était adossé au puits, effaré d'avoir devant lui un homme qu'il avait cru connaître, et traité en ami, dans une autre vie. Jamais il ne se serait douté qu'il couvait un serpent lorsqu'il conversait avec lui sur ses travaux d'expert, ses interrogations - jusqu'à leur rencontre lors de la vente, chez Christie's, où leur vieux maître avait eu un malaise... Que savait Dumont de ses travaux ? Il avait dû se renseigner avant qu'Yvan ne recueille ses dernières paroles. Peut-être avait-il jeté un oeil sur le dossier avant de disparaître ce jour-là dans la foule ? -- Tu te demandes pourquoi, dit Henry Dumont en se campant devant lui. Pourquoi tant de ruse et tant de rage ? Te pister n'a pas toujours été simple... -- Tu es fou ! Tu n'es qu'un pauvre malade... Ce que contient ce dépôt royal est impossible à négocier sur le marché, et même chez des collectionneurs sans scrupules. Ne parlons pas de son extraction et de son transport. Tu te feras repérer en moins de deux. -- Qui te parle de vendre ? Tu n'as que ce mot-là à la bouche, vendre, vendre, vendre ! Petit commissaire, va... J'ai d'autres mobiles, moi, le crime crapuleux n'est pas dans mes gènes. -- Que cherches-tu, à la fin ! -- À réaliser un rêve d'enfant, tout simplement. J'ai toujours voulu trouver un trésor. Comme toi. -- Il appartient à l'Histoire, à la science, au patrimoine national, pas à toi ni à moi ! Tu délires. Toi qui diriges le service du patrimoine, qui fais partie des hauts fonctionnaires de l'État, tu voudrais te servir impunément, comme un vulgaire malfrat ? Tu es devenu complètement cinglé ! Dans son coin, Eddy buvait du petit-lait. Le patron n'avait jamais aimé qu'on lui fasse des reproches. Sa mère, quand elle lui faisait une remarque, il lui donnait des coups de pied, il se fâchait tout rouge, et elle cédait toujours. C'était la bonne, après tout. Eddy, ça lui faisait un peu mal de voir sa mère humiliée, mais Henry avait pris l'ascendant, il ne savait pas pourquoi, lui aussi lui passait tout. C'était comme ça. Henry Dumont s'était mis à marcher de long en large devant le puits. Il ne regardait plus Yvan. On sentait que ça bouillait intérieurement chez lui. Soudain, il décréta : -- Bon, ça suffit les causeries. Tu m'as chié dessus avec tes leçons de morale. Ce trésor est à moi et tu n'auras pas à faire ta balance. Eddy ? -- Je suis là, Henry. -- Tue-moi ce crapaud et balance-le dans le puits. Yvan se tassa sur lui-même, anéanti par cet ordre insensé. Eddy sortit son arme et la soupesa. Il allait enfin pouvoir se venger, et sans avoir à désobéir - c'était le plus beau des scénarios. Il renifla un coup. Le sécher à la tête, au coeur ? Au ventre, ça lui laisserait le temps de regretter sa naissance. Henry Dumont avait posé son regard sur Eddy, curieux de voir comment il allait s'y prendre. Il ne comprit pas d'où venait ce point rouge qui se mit à courir sur le torse de son complice. Une pastille à peine perceptible, pareille à une puce colorée. La première sommation retentit alors. -- Lâchez votre arme ! Affolé, Eddy balaya du canon la zone d'où provenait la voix. Le point rouge remonta sur son crâne. Un éclair pourpre passa près de son oeil. Aussitôt Eddy roula sur le sol. Henry Dumont, en revanche, resta figé, les bras ballants. -- Deuxième avertissement : lâchez votre arme et levez les mains ! Eddy serrait les dents. Ils devaient être encerclés par les flics. À cinquante mètres de là, devant l'église, Morel ne lâchait pas son talkie-walkie, l'oreille collée à l'écouteur pour capter les sons qui lui parvenaient de la scène. -- Mais qu'est-ce qu'ils foutent, bordel ? s'exclama-t-il. Des cris lui parvinrent. -- Il s'échappe ! Vers l'église ! Deux hommes du RAID avaient mis Henry Dumont à genoux et le fouillaient. Un autre se trouvait près d'Yvan, en protection, prêt à tirer. -- Mon amie est en bas, allez la chercher, vite, elle a besoin de secours d'urgence ! dit Yvan. -- Les secours sont prévenus, ne bougez pas, vous perdez du sang. On va vous faire un garrot. Eddy courait toujours. Il franchit le mur du jardin comme s'il avait à sauter une talanquère de parcours commando, se reçut en boule et reprit son effort. Mais on l'attendait de l'autre côté de la route. -- Rendez-vous ! cria l'un des policiers placés sur la droite du fugitif. Il le tenait en joue avec un fusil à lunette. Eddy compta trois hommes. Il se mit à couvert derrière un tronc d'arbre et ouvrit le feu. La réplique fut immédiate. Des morceaux d'écorce volèrent de tous côtés. Eddy fit un bond vers le mur voisin, mais la seconde salve le faucha dans son élan. -- On l'a touché, lança au micro l'un des officiers présents sur l'action. Une minute plus tard, Morel reçut la confirmation : -- L'individu est neutralisé. Besoin d'assistance médicale. Terminé. Mais lorsque Morel arriva sur place, Eddy Lopez avait rendu son dernier souffle. Il était étendu dans l'herbe, la bouche ouverte, un trou dans le thorax, un autre à la base du cou qui lui faisait une petite auréole noire. Quand on le transporta sur la civière, un bout d'étoffe dépassait de la poche de son pantalon. On apporta la pièce à Morel. C'était un string bordé d'une fine ganse dentelée. 44 Rongé d'inquiétude, Yvan regarda l'équipe technique accompagner les soignants qui descendaient dans le puits. Il ne répondait pas aux questions du médecin qui s'occupait de sa blessure. Un talkiewalkie grésilla : -- On remonte la victime. Solidement arrimée sur un brancard, Marion fut hissée hors du puits. Une opération délicate. -- Elle est en vie, n'est-ce pas ? demanda Yvan. -- Elle a fait un arrêt respiratoire pendant le trajet, mais on a pu relancer le coeur. Elle s'en sortira. Le commandant Morel demanda à parler à Yvan avant qu'il ne soit conduit à l'hôpital. -- Monsieur Sauvage, est-ce que d'autres personnes que vous étaient susceptibles d'être menacées par l'individu que nous venons d'appréhender ? -- Oui, Jane Evans... Elle est morte, c'est cela ? J'ai cru l'entendre de la bouche de son meurtrier alors qu'il s'acharnait sur mon amie. À ce moment-là, j'étais dans un tel état que je n'ai pas réalisé. -- Je suis désolé... mais sachez qu'elle n'est pas morte pour rien. Son sacrifice nous a permis de vous retrouver à temps. Je sais... c'est sans doute maladroit de le dire comme ça, mais Marion Evans et vous-même lui devez d'être encore en vie. Des larmes remplirent les yeux d'Yvan. Il ne connaissait pas Jane, mais quand Marion l'évoquait, elle en parlait comme d'une fée. La seule fée qu'elle ait connue dans sa vie et qui s'était penchée sur elle à l'âge où, justement, on ne croit plus aux fées. Morel hocha la tête. Yvan était perdu dans ses pensées : comment allait-il expliquer ça à Marion ? Une autre issue aurait-elle été possible ? Avait-il fait le bon choix en refusant de céder au chantage de leur bourreau ? -- Elle a été tuée avant votre venue à Villers-Cotterêts, dit Morel. Yvan le remercia du regard. C'était lui retirer un énorme poids pesant sur sa conscience. -- Comment nous avez-vous retrouvés ? -- Grâce à des témoignages qui nous ont mis sur la piste de votre amie, et à l'identification rapide du corps de sa tante. En fouillant ses affaires, à son domicile, on a pu lancer des recherches de géolocalisation par les réseaux téléphoniques. Nous avons réussi alors à identifier les positions du téléphone de Mme Evans, détenu par l'assassin, et de celui de sa nièce. Dès le lendemain, un important dispositif de sécurité, tenu par des gendarmes, bloquait l'accès de l'église et des jardins entourant le puits. Rien ne filtra dans la presse sur l'existence d'un dépôt royal dans ce périmètre, pas plus que sur les fouilles entreprises et les camions qui transportèrent des caisses depuis le site, deux nuits durant, vers une destination inconnue. Il ne fut question que de la mort d'Eddy Lopez. Le pays respirait à nouveau : le tueur en série des Yvelines avait cessé de nuire. Le nom d'Henry Dumont ne fut cité que six mois plus tard, dans la rubrique nécrologique d'un grand quotidien du soir. Officiellement en congé maladie, le directeur du service du patrimoine avait succombé à une crise cardiaque. Le bruit avait couru qu'il souffrait de dépression. En réalité, il avait fait son infarctus lors de sa garde à vue, après son premier interrogatoire. Et Morel avait remis le corps à des officiers de la DST sans poser de questions ni rédiger de rapport. Il avait eu sa dose d'emmerdes. * Yvan Sauvage dut pareillement se taire. Hospitalisé à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, où Marion Evans était également soignée, il fut totalement isolé et ne put communiquer avec l'extérieur. La veille de sa sortie, un agent de la sécurité intérieure le prit en charge. Il reçut des consignes émanant directement du cabinet de la Présidence. On fit appel à son sens du devoir, voire à son sens de la patrie, et comme il fallait se montrer encore plus persuasif, on lui offrit une très grosse somme d'argent prélevée sur les deniers publics. Il refusa. Mais il tint parole. Le secret de la salamandre échappait au commun des mortels. Les rois de France avaient obéi à des raisons impérieuses en taisant ce mystère. La République y souscrivait à son tour - et elle avait ses propres codes et ses entrepôts ultrasécurisés. L'énigme et son trésor seraient bien gardés. Un mois plus tard, tout juste sortie de sa convalescence, Marion emménageait « provisoirement » au domicile d'Yvan, n'ayant pas souhaité s'installer dans le grand appartement de la défunte Jane Evans, dont elle avait hérité. Trop de souvenirs. Alors qu'ils montaient l'escalier ce matin-là, enfin libres, Marion demanda à Yvan s'il avait revu sa voisine. -- Mme Traclet ? -- J'ignorais son nom... Elle n'est plus là ? -- Je l'ai aperçue le jour de mon retour ici, sur le trottoir de l'immeuble. Elle portait un ruban noir au revers de son manteau. Elle avait sa valise dans une main et la cage du chat dans l'autre. Elle partait et ne m'a pas vu, je crois.