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  C'EST LA FAUTE de mon grand-père si j'ai toujours évité d'aller en Israël.

Publié le 06/01/2014

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  C'EST LA FAUTE de mon grand-père si j'ai toujours évité d'aller en Israël. Ce n'est pas qu'il n'ait pas aimé Israël. Il aimait Israël et il racontait de nombreuses histoires à son sujet. Il y avait, pour commencer, l'histoire, devenue presque un mythe à présent, du voyage de son frère en Palestine dans les années 1930. «Juste à temps ! » disions-nous en choeur, lorsque mon grand-père nous racontait l'émigration fabuleuse et presciente de son frère plus âgé, à peine cinq ans avant que le monde se referme, sans nous rendre compte, au moment où nous le disions, qu'en réagissant de cette façon à l'histoire du frère dont mon grand-père était prêt à parler (celui dont le nom hébraïque était Yitzhak, ou Itzhak, que nous prononcions avec l'accent yiddish : ITZ-ik), nous faisions allusion, ne serait-ce que tacitement, au destin du frère dont il ne parlait pas. Mon grand-père m'expliquait comment, sous la pression de Tante Miriam, la sioniste fervente, son frère Itzhak avait lui aussi échappé au champ magnétique de Bolechow, à l'attraction du passé, à l'attraction exercée par tant de siècles d'histoires et de liens familiaux, et s'était fait une vie pour lui et ses jeunes enfants, les cousins de ma mère, qui allaient prendre en grandissant un nouveau nom israélien, avec pour résultat que le seul Jäger de la génération de mon grand-père qui avait des fils s'était retrouvé avec des enfants et des petits-enfants qui ne portaient pas le nom de Jäger. En effet, plusieurs des nombreux descendants d'Oncle Itzhak, comme j'ai pu le constater quand je suis finalement allé en Israël, ne savaient pas que leur nom de famille était autrefois Jäger. Oncle Itzhak et Tante Miriam étaient donc partis pour Israël. Ils s'y étaient installés, nous le savions, juste à temps pour éviter la conflagration qui avait détruit tous les autres. Ils y avaient eu des enfants et, par la suite, d'innombrables petits-enfants aux noms bizarres qui sonnaient, pour nous les cousins américains, comme les noms de personnages de films de science-fiction, quelque chose d'à la fois guttural, bref et curieusement chantant : Rami, Nomi, Gil, Gal, Tzakhi et Re'ut. Et là, en Israël, ils avaient fait le genre de choses qui me paraissaient, à moi qui avais été élevé dans un contexte familial différent, à la fois exotiques et peu attrayantes : vécu en communauté dans des maisons tristes, travaillé dans les champs, cueilli des oranges, combattu dans des guerres sans fin, se mariant tous très jeunes et se multipliant. Tous les six mois environ, quand j'étais enfant, nous recevions un de ces minces aérogrammes, presque transparents, de Tante Miriam dans lequel (en infraction à la réglementation des Postes - mais c'était une socialiste ardente) elle avait glissé des tirages Kodacolor étincelants du mariage d'un tel ou de tel autre, et ce qui m'avait frappé à l'époque, c'était le fait que ces Israéliens ne semblaient jamais porter de cravate ou même de veste à l'occasion des événements familiaux importants. Un détail, me direz-vous, mais qui, dans mon esprit, semblait confirmer obscurément le fait que ces gens, au bout du compte, n'étaient pas vraiment des Jäger. Pour moi, lorsque j'étais enfant, il me paraissait évident qu'être un Jäger, comme être juif, avait beaucoup à voir avec des caractéristiques que j'associais à mon grand-père : une élégance vestimentaire, une formalité (ce qui signifie, en termes religieux, une orthodoxie stricte, et, en termes séculiers, pourrait se traduire par le fait qu'on ne voyage jamais qu'en veste et cravate), une sévérité dans l'attitude, des choses qui avaient à voir avec l'Europe, de toute évidence, et pour autant que je pouvais en juger, rien à voir avec un endroit au beau milieu du désert. Quoi qu'il en soit, mon grand-père aimait profondément Israël, avait aimé Israël depuis le tout début. Il prenait plaisir - et plus tard, après sa mort, ma mère aussi - à raconter l'histoire de la façon dont, pendant le vote des Nations unies sur la création de l'Etat d'Israël en 1947, il était resté assis sur le rebord de la fenêtre de son appartement dans le Bronx, écoutant avec anxiété la retransmission radiophonique du vote, et comment à chaque oui ou non des Etats membres, il notait soigneusement sur une feuille de papier le décompte exact des voix. Et puis, une fois le vote terminé, comment il s'était exclamé, combien ils avaient pleuré ! Avant que ce nouveau pays ait même fêté sa première décennie, avait eu lieu le voyage légendaire sur le grand paquebot qui, contrastant en tout point avec la première traversée de l'Atlantique de mon grand-père, ce voyage terrifiant, difficile et étrange, les avait emmenés dans le plus grand luxe, ma grand-mère et lui, à travers l'océan, non plus vers l'Europe, mais vers l'endroit bien plus ancien qui était à présent nouveau. En février 1956, mon grand-père, ayant pris une retraite anticipée après avoir vendu l'affaire qu'il avait reprise aux Mittelmark et transformée en une entreprise qui portait son nom, jaeger, avait emmené ma grand-mère à bord du SS United States, le paquebot qui devait les conduire chez Itzhak et Miriam. Le navire était renommé, par-dessus tout, pour sa rapidité, ce qui me surprend à peine : comment en effet mon grand-père, qui avait vu son frère pour la dernière fois trente-cinq ans plus tôt, aurait-il pu attendre ne serait-ce qu'un jour supplémentaire pour le revoir ? Tout comme il y avait des histoires concernant la luxueuse traversée, les menus et la liste des passagers, que mon grand-père, puis ma mère, avaient soigneusement conservés dans des pochettes en plastique, de telle sorte qu'ils paraissaient presque neufs lorsque, vingt ans après ce voyage, je les ai regardés - tout comme il y avait des histoires concernant la traversée, l'élégance raffinée du paquebot ultramoderne, l'opulence et la variété de la nourriture strictement cascher qui était servie, les spectacles sans fin à bord, il y avait aussi l'histoire du moment tant attendu des retrouvailles. Car, lorsque le grand paquebot a accosté, mon grandpère a perdu patience dans la queue des douanes et, ayant aperçu son frère dans la foule, de l'autre côté de la grande salle, a pris ma grand-mère par la main et l'a poussée à travers les douaniers israéliens alignés et les officiers de l'immigration, en leur disant, à sa manière bien à lui, Je n'ai pas vu mon frère depuis trente ans et ce n'est pas vous qui allez m'en empêcher maintenant ! Ou alors arrêtez-moi ! Et c'est comme ça que mon grand-père a fait son entrée en Israël. Dans ce tout nouveau pays, qui était simultanément très ancien, ma grand-mère et lui ont passé une année entière. Ma mère vous dira encore aujourd'hui que, à l'époque, quand les gens ordinaires ne faisaient pas facilement des appels téléphoniques transatlantiques, son père l'a appelée deux fois d'Israël : la première, lorsque ma grand-mère et lui sont arrivés et, la seconde, le jour de l'anniversaire de ma mère. Le fait d'être dans un pays étranger n'avait pas empêché mon grand-père d'être luimême, d'être le genre de personne qui aime faire de beaux gestes... d'être un Jäger. Comme il avait un instinct impeccable pour le geste approprié, qu'il soit sentimental ou comique (Bon, Marlene, tout d'abord tu ferais mieux d'arrêter de pleurer, parce que tu sais que tu es moche quand tu pleures... ), il avait tendance à faire naître, chez les gens qui appréciaient ce trait de son caractère, un désir identique de faire des beaux gestes pour lui. Par exemple : mon grand-père avait toujours adoré les oiseaux. Quand j'étais enfant et qu'il venait nous rendre visite pendant l'été, nous allions le chercher à Kennedy Airport, lui et tous les bagages qu'il transportait, les nombreuses valises et la mallette spéciale qui contenait ses pilules, la seule chose qu'il voulait porter lui-même, après que mon père, exaspéré peut-être, mais silencieux, avait tout chargé dans la voiture, c'était la grande cage au sommet arrondi de Shloimeleh, le canari. Salomon. Pourquoi cet oiseau s'appelle-t-il Shloimeleh ? lui avais-je demandé un matin de juillet, quand j'avais quinze ans et qu'il était en train de me dicter (parce que je savais taper à la machine, parce que je m'intéressais beaucoup à sa famille, parce que cela aurait embêté ma mère s'il lui avait demandé de le faire, parce que j'étais heureux de passer le moindre moment seul avec lui) cette longue liste d'instructions concernant ce qui devait se passer à sa mort, un événement auquel il pensait souvent, mais avec bonne humeur, un peu comme on pense à la visite, dans un avenir lointain et néanmoins certain, d'un ami d'enfance avec qui, on le sait, la conversation va s'épuiser rapidement.   Si je devais mourir un samedi ou un vendredi dans la nuit,   (me faisait-il taper)   s'il vous plaît, ne déplacez pas mon corps jusqu'au samedi soir, après le coucher du soleil. Le Chewra Kadishu devrait accomplir le rite funéraire, pas les pompes funèbres. Donnez-leur cent dollars pour le faire. Assurez-vous de faire venir un Juif pour me veiller cette nuit-là et de dire le Thilim. Envoyez immédiatement cent cinquante dollars à Beth Joseph Zvi, à Jérusalem en Israël, à l'attention de M. Davidowitz pour qu'il dise le kaddish pour moi pendant toute l'année. Mon nom est Abraham ben Elkana. S'il vous plaît, utilisez mon grand tales pour l'enterrement.   Pourquoi l'oiseau s'appelle-t-il Shloimeleh ? avait-il répété, une fois signé ce document avec le stylo à plume bleu dont il aimait se servir. Pourquoi pas ? Parce que c'est l'oiseau le plus intelligent auquel j'aie jamais parlé. C'était parce que mon grand-père aimait tant les oiseaux que son frère Itzhak, qu'il aimait tant et qui, de toute évidence, l'aimait aussi, avait construit pour lui, lorsque ma grand-mère et lui avaient passé cette année en Israël, un pigeonnier sur le toit de leur maison, afin que mon grand-père pût aller s'asseoir et regarder les pigeons tous les soirs, au crépuscule. Il y avait d'autres histoires sur le voyage en Israël, histoires dans lesquelles mon grand-père

« été élevé dansuncontexte familialdifférent, àla fois exotiques etpeu attrayantes :vécu en communauté dansdesmaisons tristes,travaillé dansleschamps, cueillidesoranges, combattu dans desguerres sansfin,semariant toustrèsjeunes etse multipliant.

Touslessixmois environ, quandj'étaisenfant, nousrecevions undeces minces aérogrammes, presque transparents, deTante Miriam danslequel (eninfraction àla réglementation desPostes – mais c'était unesocialiste ardente)elleavait glissé destirages Kodacolor étincelants dumariage d'un tel oudetel autre, etce qui m'avait frappéàl'époque, c'étaitlefait que cesIsraéliens ne semblaient jamaisporterdecravate oumême deveste àl'occasion desévénements familiaux importants.

Undétail, medirez-vous, maisqui,dans monesprit, semblait confirmer obscurément lefait que cesgens, aubout ducompte, n'étaient pasvraiment desJäger.

Pour moi, lorsque j'étaisenfant, ilme paraissait évidentqu'êtreunJäger, comme êtrejuif,avait beaucoup àvoir avec descaractéristiques quej'associais àmon grand-père :une élégance vestimentaire, uneformalité (cequi signifie, entermes religieux, uneorthodoxie stricte,et,en termes séculiers, pourraitsetraduire parlefait qu'on nevoyage jamaisqu'envesteetcravate), une sévérité dansl'attitude, deschoses quiavaient àvoir avec l'Europe, detoute évidence, et pour autant quejepouvais enjuger, rienàvoir avec unendroit aubeau milieu dudésert. Quoi qu'ilensoit, mon grand-père aimaitprofondément Israël,avaitaimé Israël depuis letout début.

Ilprenait plaisir– etplus tard, après samort, mamère aussi– àraconter l'histoire dela façon dont,pendant levote desNations uniessurlacréation del'Etat d'Israël en1947, ilétait resté assissurlerebord delafenêtre deson appartement dansleBronx, écoutant avecanxiété la retransmission radiophoniqueduvote, etcomment àchaque ouiounon desEtats membres, il notait soigneusement surune feuille depapier ledécompte exactdesvoix.

Etpuis, unefoisle vote terminé, comment ils'était exclamé, combienilsavaient pleuré ! Avant quecenouveau paysaitmême fêtésapremière décennie, avaiteulieu levoyage légendaire surlegrand paquebot qui,contrastant entout point aveclapremière traversée de l'Atlantique demon grand-père, cevoyage terrifiant, difficileetétrange, lesavait emmenés dans leplus grand luxe,magrand-mère etlui, àtravers l'océan, nonplus vers l'Europe, mais vers l'endroit bienplusancien quiétait àprésent nouveau.

Enfévrier 1956,mongrand-père, ayant prisune retraite anticipée aprèsavoirvendu l'affaire qu'ilavait reprise auxMittelmark et transformée enune entreprise quiportait sonnom, jaeger, avaitemmené magrand-mère à bord duSS United States, le paquebot quidevait lesconduire chezItzhak etMiriam.

Lenavire était renommé, par-dessus tout,poursarapidité, cequi me surprend àpeine :comment en effet mongrand-père, quiavait vuson frère pourladernière foistrente-cinq ansplus tôt, aurait-il puattendre neserait-ce qu'unjoursupplémentaire pourlerevoir ? Tout comme ilyavait deshistoires concernant laluxueuse traversée, lesmenus etlaliste des passagers, quemon grand - père, puismamère, avaient soigneusement conservésdansdes pochettes enplastique, detelle sorte qu'ils paraissaient presqueneufslorsque , vingt ansaprès ce voyage, jeles airegardés – toutcomme ilyavait deshistoires concernant latraversée, l'élégance raffinéedupaquebot ultramoderne, l'opulenceetlavariété delanourriture strictement cascherquiétait servie, lesspectacles sansfinàbord, ily avait aussi l'histoire du moment tantattendu desretrouvailles.

Car , lorsque legrand paquebot aaccosté, mongrand- père aperdu patience danslaqueue desdouanes et,ayant aperçu sonfrère danslafoule, de l'autre côtédelagrande salle,apris magrand-mère parlamain etl'a poussée àtravers les douaniers israéliensalignésetles officiers del'immigration, enleur disant, àsa manière bienà lui, Je n'ai pasvumon frère depuis trenteansetce n'est pasvous quiallez m'en empêcher maintenant ! Oualors arrêtez-moi ! Et c'est comme çaque mon grand-père afait son entrée enIsraël .

Dans cetout nouveau pays,. »

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