BONHEUR_______________________________________
Le bonheur est un état de l'individu qu'on peut définir par rapport au désir. Quand je désire quelque chose, j'ai le sentiment d'un manque, d'une absence, d'une imperfection, la satisfaction du désir
supprime ce sentiment : mon désir satisfait, je suis heureux, et le bonheur réside justement dans la conscience de cette satisfaction. Le
bonheur parfait serait cet état de contentement absolu dans lequel je n'aurais plus rien à désirer. Une doctrine du bonheur se propose pour but :
1 — de déterminer quelles sont les fins susceptibles de susciter le bonheur de l'homme,
2 — d'expliciter les moyens qui permettent de les atteindre.
Sa portée morale dépend d'un problème fondamental : le bonheur est-il la fin dernière de l'homme ?
1. L'eudémonisme antique
Toute morale est l'étude des fins que doit se proposer l'homme ; par rapport justement à cette détermination morale, on nomme ces fins des biens. La fin d'une action, ce peut être le but qu'elle se propose d'atteindre (par exemple la richesse), mais aussi ce pour quoi on s'est proposé d'atteindre ce but (on peut chercher la richesse non pour elle-même, mais parce qu'elle permet de se procurer du
plaisir) ; autrement dit, certaines fins ne sont des buts d'action que dans la mesure où elles sont des moyens pour d'autres fins. Si toutes les fins qu'on doit atteindre sont des biens, on réserve le nom de Bien à la fin dont on suppose qu'elle doit être recherchée pour elle-même, et par rapport à laquelle les autres ne sont que des moyens.
On appelle eudémonisme (de eudaïmon, mot grec signifiant heureux) toute morale qui affirme que le bonheur est le Bien suprême. Les morales antiques sont des eudémonismes ; le type même en est la morale d'Aristote (Éthique à Nico-maque). Le bonheur est pour Aristote comme pour tous les anciens la fin anhypothétique de la vie morale. Si nous, désirons la santé, la beauté, la richesse, c'est toujours en vue du bonheur. Pour savoir en quoi consiste le bonheur qui est la fin propre de l'homme, il faut remarquer que d'une façon générale, tout être atteint sa fin propre lorsqu'il accomplit sa fonction propre. Aristote appelle vertu cet accomplissement d'une fonction (ex. : la vertu de l'oeil c'est de voir). La fonction propre de l'homme, c'est la vie selon la raison. C'est par la vertu qu'on atteint le bonheur, il n'y a pas de bonheur hors de la raison qui règle la volonté dans ses choix et apprend à l'homme à vivre selon la juste mesure.
De cette orientation théorique de l'éthique (rationalisme moral) découlent des impératifs pratiques (ex. : « Agis en toutes circonstances selon une juste moyenne «). L'eudémo-nisme aristotélicien est ambigu : il montre d'une part que le bonheur réside dans la possession de certains biens, qu'il définit objectivement par rapport à une certaine conception de la nature humaine ; il montre aussi que le bonheur n'est pas le même pour tous, puisque le choix de la juste mesure en quoi consiste la vertu dépend des circonstances dans lesquelles on se trouve, et de la nature propre à chacun. Les deux grandes morales antiques qui lui succedent (stoïcisme et épicurisme) vont développer un eudémonisme plus subjectif. Objectivement, le bonheur consiste assurément dans la possession de certains biens, mais il ne dépend pas entièrement de nous de posséder ou non ces biens. Comme le bonheur est la satisfaction complète, une doctrine du bonheur n'est possible que dans la mesure où elle permet d'atteindre cette satisfaction : elle échouera à nous procurer la fin dernière, si pour l'atteindre elle propose le moyen des biens objectifs. C'est pourquoi le stoïcisme conseille de vouloir ce qui nous arrive, et l'épicurisme ce qui ne peut nous manquer. Seul le sage est heureux, parce qu'il peut régler ses désirs : ne désirant que ce qu'il peut obtenir, il ne manque pas d'obtenir ce qu'il désire.
2. Christianisme et kantisme
Avec l'avènement du christianisme, l'idée selon laquelle le sage qui vit selon la Raison se suffit pleinement à soi-même est abandonnée. L'idée grecque d'un bonheur assuré par la
rationalité de l'action est éliminée. Le bonheur n'est pas de ce monde (1). L'éthique chrétienne est une éthique du bonheur différé. Ce n'est pas le bonheur concret de l'homme qui est sa fin, mais le salut de son âme. L'homme ne tire pas sa force de lui-même (Pascal, MalebranChe multiplieront les attaques contre la superbe des stoïciens), mais de la présence en lui de cet élément irrationnel qu'est la grâce divine. L'idéal chrétien ne recherche plus les impératifs du bonheur, il en fait une espérance, et celle-ci est le royaume des cieux. Le problème moral se concentre alors sur l'amour de bienveillance. (charité) qui nous fera mériter le royaume des cieux.
En séparant le bonheur terrestre et le bonheur céleste, qui seul est susceptible d'être la fin de l'action morale, le christianisme sépare en fait le bonheur concret et la moralité. C'est pourquoi on peut dire qu'en un certain sens, la morale kantienne est l'aboutissement historique du christianisme. Pour Kant, le bonheur est « l'état dans le monde d'un être raisonnable, à qui dans le cours de son existence, tout arrive selon son souhait et sa volonté «. La moralité de nos actions ne peut consister en ce qu'elles nous procurent le bonheur (2), la diversité des mobiles est telle qu'il n'y aurait pas de loi morale. Pour cette raison, la moralité est indépendante des fins empiriques de l'action. A l'inverse, le bonheur ne peut pas découler de la moralité de nos actions, c'est-à-dire de notre vertu (3), puisque celle-ci ne consistant pas à vouloir quelque fin déterminée, mais à agir par respect pour la loi morale, elle n'a aucun rapport nécessaire avec le bonheur, dont la réalisation suppose qu'on agisse d'après la connaissance des lois naturelles et le pouvoir physique de les employer à ses desseins. La seule possibilité de lier la vertu et le bonheur consiste à supposer l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, et un monde intelligible (le royaume de Dieu) dans lequel la sagesse divine rend possible l'harmonie de la volonté et de l'ordre des choses, c'est-à-dire fait du bonheur la conséquence de la vertu. Il s'ensuit que la morale n'est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur ; c'est seulement lorsque la religion s'y ajoute qu'entre en nous l'espérance de participer un jour au bonheur, dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes.
Si on fait du bonheur concret la fin dernière de l'homme, il faut bien avouer qu'il est indépendant de la « moralité « : le méchant peut très bien être heureux, et la vertu infortunée. Le sens profond du christianisme comme du kantisme est justement de faire du bonheur une valeur morale, puisque le vrai bonheur ce n'est pas la fin empirique que nous atteignons, mais la seule fin qui dépend de notre mérite, et qiie justement le méchant ne peut atteindre (4). Dans la conception moderne, la morale n'est donc pas ce qui
nous enseigne comment nous rendre heureux (Kant a raison sur ce point), c'est ce qui interdit que le méchant ne soit
heureux. La doctrine du salut permet de concevoir cette interdiction et nous assure qu'il est finalement impossible de
nous y soustraire. Mais en contrepartie, le bonheur concret est dévalorisé ; nous sommes persuadés que, pour agir moralement, nos actions ne doivent pas nécessairement avoir pour fin sa possession, qu'il nous faut parfois y renoncer ; l'intériorisation des interdits moraux, la conscience de la faute
(remords) qui en découle, nous empêchent véritablement d'être heureux, quand nous transgressons la loi morale.
Pourquoi l'homme devrait-il préférer la moralité à la réalisation de son bonheur concret ?
1. Le chrétien préfère son idéal à lui-même, c'est pourquoi Nietzsche l'accuse de nihilisme.
2. Telle est pour Kant la position d'Epicure ; la contradiction de cette position avec celle qu'il attribue au stoïcisme, constitue l'antinomie de la raison pratique.
3. Position attribuée aux stoïciens, voir note 1.
4. Les morales antiques, quoiqu'elles soient des doctrines du bonheur, n'ignorent pas ce problème : nul n'est méchant volontairement, seul l'insensé est méchant ; il ne peut être heureux puisque le bonheur résulte de la sagesse.