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Blanc part en exil.

Publié le 06/01/2014

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Blanc part en exil. Le « parti de l'ordre » revient aux commandes, le parti des propriétaires et des gens de bien. Napoléon III, on l'a vu, se pique d'être, lui aussi, un peu « socialiste » - tout au moins c'est ce qu'il prétend. Dans les années 1840, il a publié un livre à vocation sociale, L'Extinction du paupérisme. Il affecte de mettre à l'honneur les prolétaires en envoyant à Londres une délégation en blouse et casquette, pour aller visiter l'Exposition universelle de 1862. Il accorde donc le droit de grève, songe à des législations de protection sociale mais ne va pas au bout de ses projets, et la façon dont se sont développés sous son règne l'affairisme le plus cruel et le capitalisme le plus sauvage montre de quel côté penche son bilan. 1871, la Commune : nouvelle révolution, nouveaux rêves en rouge, nouvelle apparition éclatante de la cause des prolétaires dans la vie du pays, nouvelle retombée avec la répression. Les espérances de justice sociale auront duré dix semaines. La nouvelle république qui apparaît alors mettra une quinzaine d'années avant de se pencher sur la question et de tenter quelques réformes législatives qui rendent la vie des travailleurs un peu plus facile (la loi Waldeck-Rousseau qui autorise les syndicats est de 1884). Et à part cela ? À part ces surgissements ? Pas grand-chose, finalement, au regard d'une problématique qui nous semble si importante. Pour nous, la misère des ouvriers dans les grandes usines du monde industriel naissant est un élément constitutif fondamental du xixe siècle. Quel étonnement de constater qu'elle tiendra si longtemps une si petite place dans les préoccupations de l'élite, des gouvernants ! De la fin de l'Empire aux premières décennies de la IIIe République, les dominants qui font l'opinion, les directeurs de revue, les grands bourgeois, les politiciens en vue, au pouvoir ou dans l'opposition, vont se passionner pour les questions tournant autour de la nature du régime (faut-il pour la France un roi ? une république ?), pour les questions électorales, pour les questions de politique étrangère, pour les questions religieuses, pour les questions économiques même (faut-il être pour le libre-échange ou pour le protectionnisme ? tel est un des grands débats du milieu du xixe). Mais la question sociale ? Si peu. Dans les usines, dans les faubourgs, des centaines de milliers d'hommes et de femmes vivent dans des conditions qui rappellent celles du bétail. Qui s'en soucie ? Les mécanismes mentaux qui expliquent cet aveuglement sont divers. Pendant longtemps, raconte l'historien Christophe Charle2, la bourgeoisie ne peut appréhender la question sous un angle social, tout simplement parce qu'elle estime que l'état dans lequel se trouve la majorité des membres de la classe ouvrière est lié aux individus eux-mêmes : pourquoi réformer quoi que ce soit ? Aucune loi ne changera rien au comportement de ces gens qui sont par nature fainéants, ivrognes, etc. Gérard Noiriel, au début d'un ouvrage dont on reparlera3, part d'explications plus politiques : dans une société où le vote est censitaire, il est posé par principe que le débat public ne concerne que les possédants. Ceux qui n'ont rien n'ont qu'à subir, c'est dans l'ordre des choses. Et leur exclusion politique va de pair avec une exclusion plus générale. L'apparence même des ouvriers, mal vêtus, décharnés, parlant mal et regroupés dans des faubourgs où l'on ne va jamais, contribue à en faire des étrangers avec qui on n'a rien en commun, pour ne pas dire des barbares. « Classes laborieuses, classe dangereuses », a écrit l'historien Louis Chevalier dans une étude célèbre sur le crime à Paris dans les années 1840. Seul le suffrage universel, qui ne prendra toute sa puissance que sous la IIIe République, aidera enfin à penser la nation comme un tout et non plus comme un assemblage de mondes qui n'ont rien à voir entre eux. Ce n'est qu'à cette époque, en tout cas, que l'ouvrier devient une figure intégrée au paysage social. Même la littérature l'atteste enfin, il était temps. Dans les années 1840, avec Les Mystères de Paris - publié en feuilleton avec un immense succès -, Eugène Sue avait parlé du peuple, mais il s'agissait du petit peuple de la capitale, campé par types pittoresques, le pilier de taverne, le mauvais garçon, la prostituée au grand coeur. En 1862, Victor Hugo se penchait avec souffle et générosité sur le sort des humbles, des pauvres gens des faubourgs ou des bagnes que l'infortune du sort pousse à mal faire, et que la bonté pourrait sauver, c'était Les Misérables. Mais les prolétaires ? Ceux qui remontent de la mine avec de la suie sur tout le corps, ceux que les machines abrutissent et détruisent ? Pour les trouver enfin dans un roman qui connaisse un grand succès et ait un vrai retentissement national, il faut attendre Germinal, d'Émile Zola. Il date de 1885. Quant aux gros titres des journaux, quant à l'apparition d'un de ces faits-divers qui passionnent l'opinion et, pour partie, font basculer ses certitudes et ses a priori ? Bien sûr, de temps à autre, on a pu lire quelques articles sur le sort réservé aux travailleurs. Par ailleurs, la presse a abondamment rendu compte des émeutes, des révoltes qui ont surgi de temps à autre, la révolte des canuts de Lyon de 1831 et 1834 dont on a parlé déjà, ou les émeutes ouvrières suivant la fermeture des ateliers nationaux en juin 1848. Mais alors, la plupart des journaux étaient lus par une petite élite lettrée et, sauf dans quelques feuilles très à gauche, leur tonalité sur ce genre d'événement était simple : la répression s'imposait contre ces fauteurs de trouble qui menaçaient l'ordre social. Pour qu'une grande affaire ouvrière fasse les manchettes d'une presse atteignant enfin le plus vaste public, il faut attendre bien longtemps. Il faut attendre les lendemains du 1er mai 1891, le jour de la « fusillade de Fourmies », dans le Nord, cette bavure tragique de l'armée, qui, débordée, tire sur des ouvrières et des ouvriers du textile. Ils manifestaient pacifiquement dans la rue pour demander, comme on le fait alors aux États-Unis depuis dix ans, la journée de huit heures. Neuf morts laissés sur le pavé, des garçons et des filles, huit d'entre eux n'ont pas vingt ans. Les premières pages des journaux ; des discours horrifiés à la Chambre de Clemenceau ou Jaurès ; une secousse dans l'opinion. Certes, l'ensemble du pays ne partage pas le même point de vue sur cette tragédie. Pour la majeure partie de la droite, la faute incombe comme toujours à quelques meneurs, une fois encore ce sont ces rouges avides de chaos, ces socialistes irresponsables qui ont conduit à la catastrophe en bourrant la tête des ouvriers avec des chimères : des journées de huit heures ! Le journaliste Drumont, fer de lance de l'antisémitisme, un courant de l'opinion alors très puissant, réussit une fois de plus à accuser du crime sa cible favorite et obsessionnelle, les Juifs. Il tient une preuve irréfutable : le sous-préfet du lieu n'a eu aucune responsabilité dans la fusillade, mais il se nomme Isaac - c'est bien un signe, non ? Cependant, une partie importante de l'opinion, choquée au-delà même de toute considération politique, accepte pour une fois de se rendre à une idée si longtemps impensable : un ouvrier, même quand il manifeste dans la rue, peut être aussi une victime. 1 La Révolution industrielle, « Points », Le Seuil, 1989. 2 Histoire sociale de la France au xixe siècle, « Points », Le Seuil, 1997. 3 Immigration, antisémitisme et racisme en France, Fayard, 2007. 36 L'affaire Dreyfus Le 5 janvier 1895, dans la cour de l'École militaire à Paris, un soldat en grand uniforme arrache les épaulettes du militaire mortifié qui lui fait face, puis il saisit son sabre et le rompt sur sa cuisse. L'homme a qui l'on fait subir cette dégradation en place publique, peine infamante, est un jeune capitaine qui vient d'être condamné par ailleurs au bagne à perpétuité pour des faits gravissimes. Trois mois plus tôt, une femme de ménage a apporté aux services secrets français une lettre qu'elle avait subtilisée dans une corbeille de l'ambassade d'Allemagne. Ce bordereau, comme on l'appelle, livrait à un diplomate de ce pays des informations militaires confidentielles. Il était écrit de la main du capitaine. Neuf ans et demi plus tard, le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, constatant que « de l'accusation, rien ne reste debout », annule toutes les condamnations et réhabilite solennellement cet homme. Quelques semaines après, il est réintégré dans l'armée et reçoit la Légion d'honneur. Depuis le jour de son premier interrogatoire, il n'a cessé de clamer son innocence. Il a fallu près de douze ans pour qu'elle lui soit rendue. Repères - 1886 : La France juive d'Édouard Drumont - 1889 : loi sur la nationalité favorisant le droit du sol - 1894 : arrestation du capitaine Dreyfus, accusé de haute trahison - 1898 (janvier) : J'accuse de Zola ; août : suicide du commandant Henry, auteur du faux accusant Dreyfus - 1899 : nouveau procès, Dreyfus à nouveau condamné, puis gracié - 1906 : réhabilitation de Dreyfus On l'a compris, l'homme s'appelle Alfred Dreyfus. C'est un officier français d'origine alsacienne. Dès les lendemains de son arrestation, une campagne de presse hargneuse n'a eu de cesse de lui rappeler qu'il est également juif. Son histoire est au coeur d'un des épisodes politico-judiciaires les plus célèbres de l'histoire de France. « L'affaire Dreyfus », donc, est avant tout l'histoire du combat mené par quelques héros pour faire éclater la vérité, quand les plus puissantes institutions de leur pays sont prêtes à tout pour l'étouffer. Les preuves irréfutables de l'erreur judiciaire apparaissent pourtant bien vite. Dès le début de 1896, un officier droit et honnête, le chef de bataillon Picquart, patron des services de renseignements, en comparant les pièces du dossier, en en faisant apparaître de nouvelles, découvre l'identité du véritable auteur du fameux bordereau sur lequel reposait toute l'accusation : il s'agit d'un autre officier, un certain Esterhazy, un noceur criblé de dettes et prêt à tout. Réponse de l'armée ? Picquart est muté loin de Paris et on le somme de se taire. Esterhazy, en même temps, a demandé à être jugé par un tribunal militaire pour retrouver son « honneur ». Réponse de la justice ? Esterhazy est acquitté triomphalement. Nous sommes déjà au début de 1898. À ce moment-là, le malheureux Dreyfus, incarcéré dans des conditions épouvantables en Guyane, sur « l'île du Diable », un rocher au nom choisi, n'est heureusement plus seul. Son frère Matthieu et Bernard Lazare, un jeune journaliste pugnace et déterminé, ont commencé à se battre dès son arrestation pour soutenir sa cause. Ils ont réussi, au fil des ans, à y convertir quelques personnalités de poids. Le 13 janvier, Émile Zola, écrivain célèbre mais qui n'a jamais investi jusqu'alors le champ du politique, jette le sien dans la balance. Il publie à la une de L'Aurore un texte qui démonte toutes les incohérences du dossier et incrimine ceux qui, jusqu'au sommet de l'État, protègent le mensonge. Clemenceau, le directeur du journal, en a trouvé le titre : « J'accuse. » Le choc est énorme. Déchaînement de haine insensé contre ces dreyfusards, et nouvelle résistance de l'institution : Zola est traîné en justice et condamné pour avoir insulté le président de la République. Et le colonel Picquart, qui a refusé de taire ce qu'il savait, est incarcéré dans une forteresse militaire. Nouveau coup de théâtre au mois d'août. Un autre militaire, le colonel Henry, avoue qu'il a, de ses propres mains, fabriqué une des pièces censées accabler Dreyfus. Il est incarcéré et se suicide le lendemain dans sa cellule. Les partisans de Dreyfus exultent, son cauchemar est donc fini puisqu'il ne reste aucune preuve contre lui. Pas si vite. À Rennes, à l'automne 1899, l'ex-capitaine est rejugé sur la base d'un dossier désormais vide, et il est... condamné à nouveau mais à une peine de « seulement » dix ans de réclusion, assortie de mystérieuses « circonstances atténuantes » dont nul n'a jamais compris à quoi elles correspondaient. Dans la foulée, il est gracié par le président d'une République qui, décidément, ne sait plus ce qu'elle fait. Il faut encore des années de pugnacité pour la contraindre à se ressaisir enfin, et à rendre son honneur au capitaine. On a peine à imaginer aujourd'hui le déchirement produit dans la société française du tournant du xxe siècle par

« attendre bienlongtemps.

Ilfaut attendre leslendemains du1er  mai 1891, lejour dela« fusillade deFourmies », dans leNord, cettebavure tragique del’armée, qui,débordée, tiresurdes ouvrières etdes ouvriers dutextile.

Ils manifestaient pacifiquement danslarue pour demander, commeonlefait alors auxÉtats-Unis depuisdixans, la journée dehuit heures.

Neufmorts laissés surlepavé, desgarçons etdes filles, huitd’entre euxn’ont pasvingt ans.

Lespremières pagesdesjournaux ; desdiscours horrifiés àla Chambre deClemenceau ouJaurès ; une secousse dansl’opinion.

Certes,l’ensemble dupays nepartage paslemême pointdevue surcette tragédie.

Pour la majeure partiedeladroite, lafaute incombe commetoujours àquelques meneurs , une foisencore cesont ces rouges avidesdechaos, cessocialistes irresponsables quiont conduit àla catastrophe enbourrant latête des ouvriers avecdeschimères : desjournées dehuit heures ! Lejournaliste Drumont,ferdelance del’antisémitisme, un courant del’opinion alorstrèspuissant, réussitunefoisdeplus àaccuser ducrime sacible favorite et obsessionnelle, lesJuifs.

Iltient unepreuve irréfutable : lesous-préfet dulieu n’aeuaucune responsabilité dansla fusillade, maisilse nomme Isaac–c’est bienunsigne, non ?Cependant, unepartie importante del’opinion, choquée au-delàmêmedetoute considération politique,acceptepourunefoisdeserendre àune idée si longtemps impensable : unouvrier, mêmequandilmanifeste danslarue, peut êtreaussi unevictime.

1 La Révolution industrielle , « Points », LeSeuil, 1989.

2 Histoire socialedelaFrance auxixe  siècle , « Points », LeSeuil, 1997.

3 Immigration, antisémitisme etracisme enFrance , Fayard, 2007.. »

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