avec ses petits régiments polonais, était censée être l'alliée de Polonais de Varsovie qui tentaient de se soulever contre les Allemands ; sans rien faire parce que Staline, qui pensait déjà à la situation d'après-guerre, ne voyait aucun intérêt à avoir dans les parages une résistance polonaise active et courageuse, après l'écrasement de l'Allemagne. C'est à ce moment-là que Bumo Kulberg était devenu officier. Après que le soulèvement de Varsovie avait été réduit à néant, son armée avait marché en territoire allemand. Du 15 au 16 avril 1945, Bumo avait combattu dans l'offensive sur Berlin. Pour une minuscule part, Berlin est tombé parce qu'un garçon de Bolechow, Adam Kulberg, y a combattu. Et ainsi la guerre a pris fin en Europe, et avec elle l'Holocauste. Ce qui avait commencé pendant la nuit du 9 novembre 1938, la Nuit de cristal, venait enfin de s'achever. Bumo Kulberg n'avait pas encore vingt-quatre ans. A Bolechow, le nombre des Juifs qui étaient sortis de leurs caves, de leurs greniers, de leurs poulaillers, de leurs trous dans la forêt, s'élevait à quarante-huit exactement. Près de soixante ans plus tard, le vieil homme que le jeune Bumo allait devenir terminait son récit en disant, Je n'étais pas le seul, il y avait des milliers de Juifs qui se battaient dans toutes les armées du monde. Il s'était tu, puis avait ajouté, Je n'ai donc pas l'impression d'avoir fait quelque chose d'exceptionnel. Pendant tout ce temps, pendant toutes ces aventures, Bumo n'avait pas eu la moindre idée de ce qu'était devenue sa famille. Il avait voyagé sans arrêt, avait traversé à pied une bonne partie de l'Asie, sans cesser de penser à sa mère et à son père, à Chana, à Perla, à Sala, mais sans jamais savoir ce qui s'était passé. Tandis qu'il campait avec l'armée soviétique devant Varsovie au cours des derniers mois de 1944, cette pensée le hantait. Il avait écrit à une famille polonaise qu'il connaissait bien à Bolechow, les Kendelski, qui avaient été ses voisins avant qu'il quitte la ville et commence son périple. Il avait adressé la lettre à Bronia Kendelska, mais c'était de sa soeur Maria qu'il avait finalement reçu une réponse, dans les jours de la chute de Berlin. Adam Kulberg a toujours cette lettre et, ce soir-là à Copenhague, il l'a prise délicatement entre ses doigts et l'a lue à voix haute pour Matt et moi. Il lisait une phrase, puis Alena traduisait, offrant de temps en temps un commentaire lorsqu'elle le jugeait nécessaire. La lettre sonnait comme suit : Cher Bumo En réponse à ta lettre il faut que je te dise qu'au cours de la première Aktion le 28 octobre 41 les Allemands ont tué tes trois soeurs. Et au cours de la dernière Aktion à l'automne 43 ils ont tué tes parents. A Bolechow, il ne reste que quarante personnes de ta confession. Dans ta maison vit Kubrychtowa qui a pris la maison même pendant l'occupation allemande. (Alena s'est interrompue un instant et a dit, Cette Kubrychtowa prétendait que la maison appartenait à ses parents ! Puis, elle a continué à traduire) Chez nous, beaucoup de changements. On ne peut pas les décrire. Ma soeur - Bronia est avec ma mère elles vivent à Rzeszôw. Des Israélites... (« Israélites », a répété Alena. Je dois vous dire que, en polonais, quand vous dites « Israélites », cela sonne de façon très curieuse, comme si vous ne vouliez pas mentionner le mot Juifs. Donc vous dites Israélites) Des Israélites les seuls qui restent sont le fils de Salka Eisenstein, Hafter, Grunschlag, Kahane, Mondschein, et tous ceux que je ne connais pas - les noms ne me sont pas connus. Essaie de venir pour que tu puisses connaître beaucoup de choses. Je m'arrête maintenant. Tous mes voeux, Salutations, Kendelska Maria, Bolechow 7 décembre 44. C'était la fin de la lettre. Adam a cessé de lire et Alena de traduire. Le silence s'est fait. Puis Alena a dit, C'est la lettre qui a changé la vie de mon père, vous savez ? Nous sommes restés cois. Adam a dit quelque chose à Alena, qui nous l'a répété, Il dit que dans les années qui ont suivi la guerre, lorsqu'il allait quelque part en train, il observait toujours tous les visages parce qu'il se disait, Peut-être que je vais reconnaître quelqu'un, quelqu'un de ma famille. Adam la regardait pendant qu'elle traduisait et, au bout de quelques secondes, il a dit, Je regarde toujours les quelques photos que j'ai d'eux et, chaque soir, je dis bonne nuit à toute ma famille, la famille de Bolechow. Alena a marqué une pause, puis elle m'a dit, Je vous dis ceci : mon père vit avec ces gens tous les jours de sa vie, ils sont très réels et très vivants pour lui. Regarder ces photos, tous les soirs, leur dire bonne nuit. Moi qui ai passé trois ans à chercher des gens que je ne pourrai jamais connaître, je n'ai rien dit. Matt, lui, a dit, Laissez-moi faire son portrait avec cette lettre à la main. Adam s'est levé lentement et ils sont allés près de la fenêtre. Une fois encore, j'ai entendu le kshonk de l'obturateur de son Hasselblad. Puis ils sont revenus à la table et le temps de partir était venu pour nous. Nous avions passé beaucoup plus de temps à parler des aventures d'Adam que d'Oncle Shmiel. Mais, au bout du compte, cela semblait n'avoir aucune importance. Il n'y avait plus d'histoires à raconter. Alors que nous nous levions de table pour rassembler nos affaires, j'ai eu l'impression d'avoir oublié quelque chose. Quand nous sommes arrivés devant la porte d'entrée, je m'en suis souvenu. Demandez à votre père, ai-je dit en me tournant vers Alena, s'il souhaitait que quelqu'un apprenne une chose en particulier sur Bolechow en lisant mon livre, une chose à garder en mémoire, qu'est-ce que ce serait ? Elle a transmis la question à son père, et dès qu'elle a cessé de parler, un fin sourire est apparu sur ses lèvres à lui. Puis il a dit quelque chose lentement, trois phrases cadencées en polonais qu'il a prononcées sur un rythme presque ecclésiastique. Alena a écouté son père, a levé les yeux vers moi et a traduit la réponse, une réponse, me suis-je dit, digne de quelqu'un qui avait