ABSTRAIRE, verbe transitif.
Publié le 28/09/2015
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ABSTRAIRE, verbe transitif.
A.— Emploi transitif.
1. PHILOSOPHIE, LOGIQUE. Abstraire quelque chose de quelque chose. Isoler, par l'analyse, un ou plusieurs éléments du tout dont ils font partie, de manière à les considérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes :
Ø 1. Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique;...
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, page 226.
Ø 2.... c'est le souffle de Dieu qui circule parmi les mondes et les contingences de ces mondes. Les gouttes de ce sang sont pareilles en tant que parties d'un même tout, et si elles ne l'étaient, ce tout ne serait pas; elles se cherchent, tourbillonnent, s'attirent, se joignent, se pénètrent, formées elles-mêmes d'autres particules plus menues, lesquelles sont formées d'autres, et ainsi de suite, et toujours tant que tu pourras les diviser, tant que ta pensée pourra les abstraire.
GUSTAVE FLAUBERT, La Tentation de Saint Antoine, 1849, page 418.
Ø 3. On conçoit sans peine l'intérêt qu'il peut y avoir à abstraire de l'organisme certains des éléments qui le constituent, pour les étudier en eux-mêmes, soustraits aux multiples influences qu'ils reçoivent de la colonie dont ils font partie.
JEAN ROSTAND, La Vie et ses problèmes, 1939, page 58.
Remarque : 1. L'objet indirect peut manquer (confer exemple 2). 2. Abstraire peut prendre une valeur péjorative et signifier « séparer abusivement un élément du tout dont il fait partie » :
Ø 4.... notez, enfin, Verlaine étant ici laissé de côté, le narcissisme des symbolistes. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, n'avaient ainsi abstrait le poète de l'homme et n'avaient, à propos de leur propre existence que Dieu mit au centre de tout comme un écho sonore, chanté autre chose que les grands partis généraux, les larges émotions de la nature humaine.
ALBERT THIBAUDET, Réflexions sur la littérature, 1938, page 40.
2. LOGIQUE, GRAMMAIRE. Dégager d'un ensemble complexe les traits communs aux éléments ou aux individualités qui le composent.
— Les résultats de cette opération intellectuelle sont :
· Une idée générale, un concept :
Ø 5.... et voilà que l'idée de pêche est devenue générale, et n'est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s'appelle abstraire. Ce mot vient de l'ancien mot traire, qui n'est plus d'usage, et qui est synonyme de tirer : abstraire, c'est tirer de... Effectivement vous tirez de deux ou plusieurs idées individuelles tout ce qui les confond, en rejetant tout ce qui les distingue, et vous en faites une idée commune. Il n'est pas inutile d'observer ici que puisque l'on a tiré, abstrait, certaines parties de l'idée particulière pour la généraliser, elle n'est plus exactement la même quand elle est devenue générale que quand elle était individuelle.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 90.
Ø 6.... tout nom généralisé, toute idée d'un individu étendue à plusieurs est déjà un mot abstrait, une idée abstraite car dans l'usage qu'on en fait, il y a déjà des particularités de ses éléments qu'on a négligées, et d'autres qu'on a séparées, tirées dehors pour ainsi dire, enfin qu'on a abstraites.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 94.
Ø 7.... si les philosophes se sont tant occupés de la théorie de la définition, c'est principalement en vue des idées dans la conception desquelles la raison fait usage de la puissance qu'elle a de généraliser, d'abstraire, d'associer, de dissocier et d'élaborer diversement les matériaux que la sensation lui fournit.
AUGUSTIN COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, page 338.
Ø 8.... « Grâce à sa vertu active, l'intellect agent peut abstraire par sa lumière l'universel du particulier, les espèces intelligibles des espèces sensibles, les essences, des choses actuellement existantes... »
ÉTIENNE GILSON, L'Esprit de la philosophie médiévale, 1932, page 25.
· Un symbole :
Ø 9. Belle définition de la science par Soury (15 février 1896). « Ce qui fait l'homme, ce qui le rend capable d'abstraire le monde, de se le représenter sous forme de symbole, de créer la science : c'est le mot. Il fallait le mot pour créer le monde des abstractions, le monde des symboles où nous vivons presque uniquement.
MAURICE BARRÈS, Mes cahiers, tome 1, 1896, page 78.
· Une vue d'ensemble, une représentation simplifiée :
Ø 10.... Une autre preuve de ma passion pour la généralité, c'est que je cherche toujours à classer, à mettre en ordre, par conséquent à abstraire, afin de me donner ces vues d'ensemble, qui me sont les plus délicieuses.
HENRI, ALBAN FOURNIER, DIT ALAIN-FOURNIER, JACQUES RIVIÈRE, Correspondance, Lettre de Jacques Rivière à Alain-Fournier, janvier 1906, page 224.
Ø 11. Nous cherchons instinctivement dans l'univers la clarté et l'exactitude de notre pensée. Nous essayons d'abstraire de la complexité des phénomènes des systèmes simples, dont les parties sont unies par des relations susceptibles d'être traitées mathématiquement.
ALEXIS CARREL, L'Homme cet inconnu, 1935, page 10.
Remarque : 1. L'exemple 10 montre le verbe en emploi absolu. 2. Bien que souvent assimilés, les 2 verbes abstraire et généraliser ne sont pas synonymes. Abstraire entre dans la compréhension de généraliser qui est une de ses visées possibles.
B.— Construction pronominale. [Dans le domaine de la psychologie] S'abstraire de.. S'isoler par la pensée des choses ou des événements environnants, notamment sous l'empire d'une préoccupation dominante dans laquelle l'esprit se laisse absorber :
Ø 12.... quand l'esprit se considère ou s'observe lui-même par une sorte de vue intérieure concentrée dans ses propres actes ou opérations actives, il s'abstrait et se sépare par là même de tout ce qui peut être représenté extérieurement,...
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1823, page 408.
Ø 13. « C'est assommant, ce temps-ci, on n'est pas plus tôt arrangé avec ce qui est... Car enfin, on ne peut s'abstraire de son temps. Il y a un pouvoir, il y a une morale, imposés par les bourgeois de son époque, auxquels il faut se soumettre. Il faut être bien avec son commissaire de police. Qu'est-ce que je demande? C'est qu'on me laisse tranquille dans mon coin... ».
EDMOND DE GONCOURT, JULES DE GONCOURT, Journal, 1862, page 1027.
Ø 14. Il m'est si doux de ne rien prévoir, de ne rien vouloir et de m'abstraire absolument des nécessités de ma propre existence. — Ruse de l'autruche, qui cache sa tête, pour échapper à son ennemi.
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL, Journal intime, 1866, page 440.
Ø 15. — Et moi, me voilà réduit au silence, s'écria Laudon, et, je dois conclure que désormais il n'y a plus rien à faire, qu'il faut s'abstraire de tout, s'asseoir à terre dans un coin, et, autant que possible, auprès d'une eau courante car, en tournant ses pouces, on aura du moins la seule distraction rationnelle, celle de voir couler quelque chose.
JOSEPH ARTHUR COMTE DE GOBINEAU, Les Pléiades, 1874, page 242.
Ø 16.... par quel phénomène psychique, M. Tadéma peut-il s'abstraire ainsi de son époque, et vous représenter, comme s'il les avait eus sous les yeux, des sujets antiques?
GEORGES-CHARLES, DIT JORIS-KARL HUYSMANS, L'Art moderne, 1883, page 210.
Ø 17.... M. Huysmans ne s'abstrait jamais de son oeuvre : il s'y met tout entier à chaque instant Dans chacun de ses romans un personnage le représente, et l'on dirait que c'est ce personnage qui a écrit le roman.
JULES LEMAÎTRE, Les Contemporains, 1885, page 316.
Ø 18. Quand je vois la foule des gens qui arrivent à s'abstraire des événements, je ne comprends pas comment ils font. Ils ne sont pas dans le bain, c'est vrai, mais comment font-ils pour ne pas s'y mettre?...
ELSA TRIOLET, Le Premier accroc coûte deux cents francs, 1945, page 248.
Ø 19. La logique suppose la possibilité de connaître l'homme et le monde de l'extérieur, si l'on peut dire, en les contemplant du dehors et comme du point de vue de Sirius; mais en réalité l'existant que nous sommes ne peut s'abstraire de la condition humaine et de la situation dans laquelle il se trouve.
JEAN LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, page 62.
— Expression synonyme rare. Abstraire son esprit de :
Ø 20.... j'ai été forcé d'abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour de ce qui se passoit autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage...
FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Études historiques, avant-propos, 1831, page 2.
— [Avec insistance sur la préoccupation dans laquelle l'esprit se laisse absorber] S'absorber dans :
Ø 21.... m'abstrayant tout entier dans un travail d'une année ou de deux encore, je ne vois rien, nulle part.
STÉPHANE MALLARMÉ, Correspondance, 1878, page 168.
— Emploi absolu. S'abstraire :
Ø 22. On s'abstrait, on oublie.
HYPPOLYTE-ADOLPHE TAINE, Notes sur l'Angleterre, 1872, page 12.
Ø 23. Encore une journée de perdue! Salie! gâchée! pervertie absolument! anéantie en cafouillages!... En crétines angoisses!... C'est que je puisse me recueillir!... Véritablement... Enfin! que je puisse m'abstraire!... Tu comprends?... La vie extérieure me ligote... Elle me grignote! Me dissémine!... M'éparpille!... Mes grands desseins demeurent imprécis, Ferdinand! J'hésite!... Voilà! Imprécis! j'hésite! C'est atroce! Tu ne me comprends pas? Calamité sans pareille!
LOUIS-FERDINAND DESTOUCHES, DIT CÉLINE, Mort à crédit, 1936, page 478.
Ø 24.... quel effort il faut exiger de moi pour m'abstraire, pour cesser de voir ce qui sollicite en tant de sens divers ma pensée!
ANDRÉ GIDE, Ainsi soit-il, ou Les Jeux sont faits, 1951, page 1195.
Ø 25. Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète.
GASTON BACHELARD, La Poétique de l'espace, 1957, page 139.
Remarque : Abstraire, au sens de « se donner une représentation abstraite de », est volontiers péjoratif :
Ø 26. Ces terribles abstracteurs de quintessence s'armèrent de cinq ou six formules, qui, comme autant de guillotines, leur servirent à abstraire des hommes.
JULES MICHELET, Le Peuple, 1846, page 341.
Ø 27. Il eût mieux valu sans doute ne pas abstraire si fort votre Dieu, ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où pour le contempler il vous fallut une position si tendue. Dieu n'est pas seulement au ciel, il est près de chacun de nous; il est dans la fleur que vous foulez sous vos pieds, dans le souffle qui vous embaume, dans cette petite vie qui bourdonne et murmure de toutes parts, dans votre coeur surtout.
ERNEST RENAN, L'Avenir de la science, 1890, page 85.
STATISTIQUES : Fréquence absolue littéraire : 139.
ABSTRAIT, -AITE, participe passé, adjectif et substantif masculin.
I.— Participe passé de abstraire*
II.— Adjectif.
A.— [En parlant de la pensée humaine ou de ses produits] Qui relève de l'abstraction.
1. [En parlant de la connaissance en tant qu'acte de pensée] Qui procède par abstraction :
Ø 1. Je ne suis plus bon, les hommes m'irritent. Je ne vois plus que des criminels ou des lâches; la pitié pour le malheur, le besoin d'être utile, de servir mes semblables, d'aller au-devant de toutes les infortunes pour les soulager, tous ces sentiments expansifs et généreux qui étaient jusqu'à présent mes principes d'action, s'éteignent chaque jour dans mon coeur dont la chaleur semble s'éteindre, pendant que mon esprit est exclusivement occupé de spéculations abstraites, étrangères à tous les intérêts de ce monde. Ces spéculations m'empêchent heureusement de penser beaucoup aux hommes, car je ne puis y penser que pour les haïr ou les mépriser.
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1815, page 89.
Ø 2. Pour moi, dit Augustin, j'ai dû y venir d'un point de vue abstrait, presque méthodologique. C'est un défaut d'universitaire. Ils ne voient des choses que leur idée platonicienne.
JOSEPH MALÈGUE, Augustin ou le Maître est là, tome 2, 1933, page 167.
2. [En parlant du produit de la pensée : concept, idée, thème, système, savoir, etc.] Qui a un haut degré de généralité :
Ø 3.... je dois expliquer encore que, quand je dis de la première sensation que j'éprouve, ou plutôt de l'idée que j'en ai, que je la juge agréable, je ne prétends pas dire que je vois déjà cette idée comme une idée de mode, bien distincte, bien séparée et de l'être qu'elle affecte et de celui qui la cause; et que je vois qu'une autre idée (celle d'être agréable) abstraite, générale, tirée de plusieurs êtres, leur convenant à tous, convient aussi à cette première idée.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 3. Logique, 1805, page 262.
Ø 4. Toutes ces opinions sont justes, relativement au côté par lequel on considère l'idée de la liberté; mais dans aucune on ne la voit sous tous ses aspects, et on ne l'embrasse dans toute son étendue. Cherchons donc ce que toutes ces différentes espèces de liberté ont de commun, et sous quel point de vue elles se ressemblent toutes; car c'est cela seul qui peut entrer dans l'idée générale, abstraite de toutes les idées particulières, et qui les renferme toutes dans son extension.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY, Commentaire sur l'Esprit des lois de Montesquieu 1807, page 141.
Ø 5.... si on entend par positif tout ce qui n'est pas abstrait, tout ce qui est réel, tout ce qui tombe sous la prise immédiate et directe de quelqu'une de nos facultés, il faut accorder que l'idée d'infini, de temps et d'espace est aussi positive que celle de fini, de succession et de corps, puisqu'elle tombe sous la raison, faculté tout aussi réelle et tout aussi positive que les sens et la conscience, quoique ses objets propres ne soient pas des objets d'expérience.
VICTOR COUSIN. Histoire de la philosophie du XVIIIe. siècle 1829, page 188.
Ø 6.... Vient ensuite l'abstraction qui, s'ajoutant à ces données primitives, complexes, concrètes et particulières, sépare ce que la nature vous avait donné réuni et simultané, et considère isolément chacune des parties du tout. Cette partie isolée du tout, cette idée détachée du sein du tableau total des idées primitives, devient une idée abstraite et simple jusqu'à ce qu'une abstraction plus savante et plus profonde fasse sur cette prétendue idée simple ce qu'elle a déjà fait sur l'ensemble des idées antérieures, la décompose, en fasse sortir plusieurs autres idées qu'elle considère isolément, abstractivement les unes des autres; jusqu'à ce qu'enfin, de décomposition en décomposition, l'abstraction et l'analyse arrivent à des idées tellement simples, qu'on ne suppose plus qu'elles soient décomposables.
VICTOR COUSIN. Histoire de la philosophie du XVIIIe. siècle 1829 page 290.
Ø 7. Plus une idée a de simplicité, plus elle a de généralité; plus une idée est abstraite, plus elle a d'étendue. Nous débutons par le concret, et nous allons à l'abstrait nous débutons par le déterminé et le particulier pour aller au simple et au général.
VICTOR COUSIN. Histoire de la philosophie du XVIIIe. siècle 1829 page 290.
Ø 8. Il y a des idées abstraites qui correspondent à des faits généraux, à des lois supérieures auxquelles sont subordonnées toutes les propriétés particulières par lesquelles les objets extérieurs nous deviennent sensibles...
AUGUSTIN COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, page 231.
Ø 9. Nous allons passer à cette autre catégorie d'idées abstraites auxquelles l'esprit s'élève par voie de synthèse, afin de relier dans une unité systématique les apparences variables des choses qui sont l'objet immédiat de ses intuitions. Ce sont là les idées ou les conceptions auxquelles nous attribuons le nom d'entités...
AUGUSTIN COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851 page 242.
Ø 10. La mort n'est pas seulement un thème stoïcien, ni seulement un phénomène biologique, mais elle est une chose qui arrive pour de bon. Ah! Si nous avions su... Mais nous savions de la chose tout ce qu'il y avait à en savoir et nous découvrons aujourd'hui ce que nous savions depuis toujours. Car voici le mot de tout : on peut apprendre ce que l'on sait déjà; comme on peut être surpris par la chose la plus attendue : et la dissipation du malentendu mesure toute la distance qui sépare le savoir abstrait, conceptuel, générique qu'on a de ces choses à vingt ans et l'intuition gnostique qu'on en prend à soixante quand on les découvre du dedans et que la mort devient notre affaire privée.
VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, page 145.
3. [En parlant du langage en tant qu'expression de la pensée] Qui traduit des idées abstraites :
Ø 11.... Tout ce que nous venons de dire, est un peu abstrait, et a exigé beaucoup d'attention, parce qu'il est assez difficile de se bien transporter dans une situation dans laquelle on n'a jamais été; délassons-nous actuellement à voir les conséquences qui résultent de ces faits.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 2. Grammaire, 1803, page 293.
Ø 12. Les nominaux ne voyaient que les noms ou signes dans les idées générales ou abstraites ils ne tenaient même aucun compte des opérations intellectuelles dont les signes abstraits expriment le résultat. Les réalistes, au contraire, admettent les idées indépendamment des signes, antérieures et innées.
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, page 237.
Ø 13.... elle se jeta à des études qui auraient usé la puissance de travail d'un homme. Interprètes de l'ancien et du nouveau testament, apologistes, controversistes, elle parcourut des livres sans nombre, jusqu'aux plus secs, aux plus ardus, aux plus abstraits de la théologie, emplissant des extraits, des volumes de cahiers, tourmentée par la perplexité de sa destinée éternelle qui rejetait toujours son angoisse à la peine de nouvelles et plus studieuses recherches, où chaque jour pourtant elle s'approchait un peu plus de cette certitude qu'elle appelait, qu'elle implorait, qu'elle faisait naître, pour ainsi dire, de l'ardeur de son désir et de la secrète complaisance de ses efforts.
EDMOND DE GONCOURT, JULES DE GONCOURT, Madame Gervaisais, 1869, page 181.
Ø 14. Bergson observe (...) que langage et pensée sont de nature contraire : celle-ci fugitive, personnelle, unique; celui-là fixe, commun, abstrait. D'où vient que la pensée, obligée en tout cas de passer par le langage qui l'exprime, s'y altère et devienne à son tour, sous la contrainte, impersonnelle, inerte et toute décolorée.
JEAN PAULHAN, Les Fleurs de Tarbes, 1941, page 78.
— Péjoratif. Synonyme : vague :
Ø 15. J'ai écrit une longue lettre à G pour me soustraire à certaines idées. — Repris et achevé la vie de Buffon par Condorcet. — Pâteusement écrite, avec abus de mots vagues, abstraits, sans couleur.
JULES BARBEY D'AUREVILLY, Premier Memorandum, 1838, page 67.
Ø 16.... La langue de la politique elle-même prit alors quelque chose de celle que parlaient les auteurs; elle se remplit d'expressions générales, de termes abstraits, de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce style, aidé par les passions politiques qui l'employaient, pénétra dans toutes les classes et descendit avec une singulière facilité jusqu'aux dernières.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution 1856, page 240.
4. Par analogie. [En parlant d'objets, de milieu, etc.] Qu'on se représente par des concepts abstraits :
Ø 17. Tout problème peut être ramené par l'analyse au simple, sans qu'on ait besoin d'envisager pour elle-même l'organisation intrinsèque du composé. Ainsi se constitue le premier milieu tout abstrait et tout homogène où se déploieront, comme en une hiérarchie de formes de plus en plus organisées, les complications croissantes de la science; ainsi, par une élaboration originale, se dégagent de l'expérience les principes fondamentaux de la mécanique rationnelle.
MAURICE BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie, 1893, page 57.
Ø 18. Il allait jusqu'à (...) transformer, comme à Notre-Dame de Paris, la cathédrale vivante en cathédrale abstraite.
ANATOLE-FRANÇOIS THIBAULT, DIT ANATOLE FRANCE, Pierre Nozière, 1899, page 243.
5. Spécialement.
a) BEAUX-ARTS. [En parlant d'un art ou d'une composition plastique ou musique] Qui évite la référence directe à un être identifiable du monde réel ou imaginaire.
— ARTS PLASTIQUES.
· Par opposition à expressionniste :
Ø 19. Ses peintures (de Degas) ne disent rien de son âme, c'est un abstrait, un exact, on ne sait rien de lui, ni son plaisir, ni son émotion,...
CAMILLE MAUCLAIR, Les Maîtres de l'impressionnisme, 1904, page 96.
· Par opposition à figuratif (et donc synonyme de non-figuratif) :
Ø 20.... l'impressionnisme montre qu'on peut jouer de la couleur pure, sans se soucier du rendu de la matière dont elle est solidaire, sans la contraindre à épouser un volume, donc un modelé, ni une ligne de contour : aussi la génération suivante, celle de Gauguin et des Nabis, en particulier, passera sans difficulté à un emploi de la couleur pour elle-même de la ligne pour elle-même, pour leur propre épanouissement, pour leur plaisir, pourrait-on presque dire. L'élan sera donné au cubisme, et, derrière lui, à l'art abstrait.
RENÉ HUYGHE, Dialogue avec le visible, 1955, page 161.
— MUSIQUE. Par opposition à concret (confer abstraction II B)
b) ÉPISTÉMOLOGIE. Science abstraite. \" [Science] qui s'applique aux lois des phénomènes et non à un corps particulier. \" (Dictionnaire de la langue française (ÉMILE LITTRÉ)) :
Ø 21.... la durée ne peut pas être le sujet d'une science abstraite, totalement distincte de l'histoire des êtres auxquels appartient cette durée, et n'ayant pour objet que les propriétés de la durée elle-même.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 3. Logique, 1805, page 487.
Ø 22. Il y a des sciences, comme les sciences abstraites, dont l'objet n'a rien de commun avec l'ordre chronologique des événements, et qui n'ont, par conséquent, aucun emprunt à faire à l'histoire, aucune donnée historique à accepter. Les théorèmes de géométrie, les règles du syllogisme, sont de tous les temps et de tous les lieux...
AUGUSTIN COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, page 455.
c) GRAMMAIRE. Terme abstrait :
Ø 23.... on appelle termes concrets les adjectifs, tels que pur, bon, etc. qui expriment une qualité considérée comme unie à son sujet; tandis que l'on appelle termes abstraits, les mots pureté, bonté, etc., qui expriment ces qualités séparées de tout sujet.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 88.
d) MATHÉMATIQUES. Nombre abstrait. \" Se dit d'un nombre énoncé sans désignation d'aucun objet particulier. \" (Dictionnaire de la langue française (ÉMILE LITTRÉ)) :
Ø 24.... trois mètres est un nombre concret, et (...) trois tout court est un nombre abstrait.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 88
Ø 25. La théorie de Locke ne peut (...) donner ni Dieu, ni le corps, ni le moi, ni leurs attributs : à cela près, j'accorde, si l'on veut, qu'elle peut donner tout le reste. Elle donne les mathématiques, direz-vous. Oui, je l'ai dit moi-même, et je le répète; elle donne les mathématiques, la géométrie et l'arithmétique en tant que sciences des rapports des grandeurs et des nombres; elle les donne, mais à une condition, c'est que vous considériez ces nombres et ces grandeurs comme des grandeurs et des nombres abstraits, n'impliquant pas l'existence.
VICTOR COUSIN. Histoire de la philosophie du XVIIIe. siècle 1829, page 428.
e) PHILOSOPHIE. État abstrait. [Dans la philosophie d'Auguste Comte] Âge de l'humanité où la pensée procède par abstraction. Synonyme : métaphysique :
Ø 26. Les variations quelconques des opinions humaines ne sauraient jamais devenir purement arbitraires, quoique je ne puisse démêler aucunement leur marche générale. (...) (Celle-ci) consiste (...) dans le passage nécessaire de toute conception théorique par trois états successifs : le premier théologique, ou fictif; le second métaphysique, ou abstrait; le troisième, positif, ou réel. Le premier est toujours provisoire, le second purement transitoire, et le troisième seul définitif. Ce dernier diffère surtout des deux autres par sa substitution caractéristique du relatif à l'absolu, quand l'étude des lois remplace enfin la recherche des causes.
AUGUSTE COMTE, Catéchisme positiviste, ou Sommaire exposition de la religion universelle, 1852, page 82.
Remarque : Abstrait fonctionne le plus souvent en concurrence synonymique ou antonymique avec, et dans l'ordre des fréquences, général, simple, universel, intelligible, différent du sensible (confer en particulier exemple 3 à 10, 17).
B.— [En parlant d'une personne ou de son air ou apparence habituelle]
1. [Avec correspondance à l'emploi actif du verbe abstraire]
a) Qui use d'abstractions dans son langage.
— Avec nuance péjorative :
Ø 27. Le grand abus des abstractions est de prendre, en métaphysique, les êtres de raison, tels que la pensée, pour des êtres réels, etc., et de traiter, en politique, les êtres réels, tels que le pouvoir exécutif, comme des êtres de raison.
Avant que l'abstraction soit devenue pour l'esprit une chose qu'il puisse se représenter, et même concevoir, que de temps il lui faut! Par combien de retouches il faut fortifier cette ombre!
Combien de gens se font abstraits pour paraître profonds!
JOSEPH JOUBERT, Pensées, tome 1, 1824, page 321.
— Par extension. [En parlant de la pensée] :
Ø 28. Il faut choisir dans les lettres entre deux mépris : celui que l'auteur a pour lui-même s'il écrit des vulgarités populaires et celui que le vulgaire a pour lui s'il enveloppe sa pensée d'une forme d'art qui la rend plus belle, plus abstraite et plus difficile à comprendre.
ALFRED DE VIGNY, Le Journal d'un poète, 1851, page 1288.
b) Dont la pensée se complaît dans l'abstraction :
Ø 29. « Orgueil et faiblesse, pensa-t-il. Et mauvaise foi. Un petit visage bourgeois bouleversé par un égarement abstrait des traits charmants, mais sans générosité. »
JEAN-PAUL SARTRE, La Mort dans l'âme, 1949, page 120.
Ø 30. Il avait eu comme condisciple à Stanislas Marcel Bouteron, grand spécialiste de Balzac; il en parlait avec commisération : il trouvait dérisoire qu'on consumât sa vie dans de poussiéreux travaux d'érudition. Il nourrissait contre les professeurs de plus sérieux griefs; ils appartenaient à la dangereuse secte qui avait soutenu Dreyfus : les intellectuels. Grisés par leur savoir livresque, butés dans leur orgueil abstrait et dans leurs vaines prétentions à l'universalisme, ceux-ci sacrifiaient les réalités concrètes — pays, race, caste, famille, patrie — aux billevesées dont la France et la civilisation étaient en train de mourir : les droits de l'homme, le pacifisme, l'internationalisme, le socialisme.
SIMONE DE BEAUVOIR, Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958, page 177.
— Par extension, rare :
Ø 31.... quand je lui ai dit que j'aimerais visiter les nouvelles installations, il s'est étonné de voir un intellectuel abstrait et léger comme moi s'intéresser aux précisions viriles de la technique.
PAUL NIZAN, La Conspiration, 1938, page 158.
2. [Avec correspondance à l'emploi pronominal du verbe abstraire] Qui par la pensée s'isole du monde environnant Avec nuance péjorative indifférent à ce qui se passe autour de lui. Vieilli distrait :
Ø 32. J'étais né pour être bénédictin. La contemplation continue et non interrompue de toute chose est un bonheur, et l'état naturel pour moi est l'abstraction.
Je suis né abstrait, mon professeur de grec me répétait : vous êtes abstrait et distrait. L'action publique n'est que secondaire et je suis né désenchanté de la vie et n'y trouvant rien qui soit digne d'attention, si ce n'est la contemplation et la passion pour la beauté.
ALFRED DE VIGNY, Le Journal d'un poète, 1850, page 1275.
Ø 33. Il voulut s'arrêter devant une vitrine, mais elle se dit qu'elle serait tout de suite remarquée, surveillée; et elle continua à marcher vite, d'un pas égal, sans rien voir, l'air abstrait, fermé, fuyant l'interrogation furtive partout dardée sur elle.
JACQUES CHARDONNE, L'Épithalame, 1921, page 239.
Ø 34. Nerveux, on le voyait sans cesse mâchonner sa moustache ou se mordre les doigts, ou remuer son râtelier. Débraillé, souvent sale, il faisait son cours en bras de chemise, le melon sur la tête, une main en arrière dans la ceinture de son pantalon, confirmant de l'autre, à grands gestes majestueux, la solennité des formules qu'il annonçait emphatiquement. Invraisemblablement abstrait, distrait et lunatique, négligent de sa personne au delà de toute idée, les mains rongées d'acide, les doigts bruns de nicotine, toujours sur le point de perdre son mouchoir ou son porte-mine, le noeud de cravate pendant, mal boutonné, mal ciré, mal brossé, rarement peigné et toujours en retard, il passait dans l'existence comme une espèce de grand gamin rêveur et puéril,...
MAXENCE VAN DER MEERSCH, Invasion 14, 1935, page 71
Ø 35. Van Bergen savait que Maria aimait rire. Et il la plaisantait en néerlandais, lui faisait une cour pressante, qui soulevait de grands éclats de gaieté. Seul, Josef Van Oostland restait impassible dans son coin, entre le poêle de faïence et la petite fenêtre à rideaux blancs, et fumait, les yeux mi-clos, l'air abstrait et indifférent, une longue pipe de terre blanche, à la Brauwer.
MAXENCE VAN DER MEERSCH, L'Empreinte du dieu, 1936, page 139.
3. [Avec correspondance à l'emploi passif du verbe abstraire] (êtres ou entités vivantes) dont on se fait une représentation vidée de contenu concret :
Ø 36. Hommes pieux, qui parlez de Dieu avec tant de certitude et de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est; faites-nous comprendre ce que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez Dieu et âme, substances sans matière, existence sans corps, vies sans organes ni sensations.
CONSTANTIN-FRANÇOIS CHASSBOEUF, COMTE DE VOLNEY, Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, 1791, page 206.
Ø 37. L'homme, parce qu'il n'est qu'un effet, a voulu que le monde en fût aussi un, et dans le délire de sa métaphysique il a imaginé un être abstrait appelé Dieu, séparé du monde et cause du monde, placé au-dessus de la sphère immense qui circonscrit le système de l'univers, et lui seul s'est trouvé garant de l'existence de cette nouvelle cause; c'est ainsi que l'homme a créé Dieu.
CHARLES-FRANÇOIS DUPUIS, Abrégé de l'origine de tous les cultes, préface, 1796, page 10.
Ø 38.... (les) passions nommées amour, amitié, haine, etc., ont leur siège et leur résidence en nous, existent subjectivement en nous, à tel point que si elles n'étaient pas en nous, bien qu'invisibles, nous ne serions pas. Ainsi d'abord ces passions bonnes ou mauvaises, c'est nous, ce sont des hommes, c'est l'homme. Et bien, il en est de même, sous ce premier rapport, de l'être abstrait ou universel appelé humanité. L'humanité, c'est la nature humaine en nous, c'est-à-dire la nature générique de l'homme contenue virtuellement en nous dans toute son infinité, et réalisée partiellement d'une certaine façon constituant à la fois notre particularité et notre vie présente.
PIERRE LEROUX, De l'Humanité, de son principe et de son avenir, 1840, page 254.
Ø 39.... un ami c'est quelqu'un, et (...) le public ce n'est personne; (...) un ami a un visage, et (...) le public n'en a pas; (...) un ami est un être présent, écoutant, regardant, un être réel, et (...) le public est un être invisible, un être de raison, un être abstrait, (...) un ami a un nom et (...) le public est anonyme; (...) un ami est un confident et (...) le public est une fiction. Je rougis devant l'un parce que c'est un homme, je ne rougis pas devant l'autre parce que c'est une idée;...
ALPHONSE DE LAMARTINE, Nouvelles Confidences, 1851, page 30.
III.— Emploi comme substantif. PHILOSOPHIE. Ce qui a les caractères de la pensée ou de l'expression abstraite :
Ø 40. La masse d'amour que le ciel lui avait donnée, il ne la jeta pas sur un être ou sur une chose, mais il l'éparpilla tout alentour de lui, en rayons sympathiques, animant la pierre, conversant avec les arbres, aspirant l'âme des fleurs, interrogeant les morts, communiant avec le monde. Il se retirait petit à petit du concret, du limité, du fini, pour demeurer dans l'abstrait, dans l'éternel, dans le beau. Il aimait moins de choses à force d'en aimer davantage, il n'avait plus d'opinions politiques à force de s'occuper d'histoire.
GUSTAVE FLAUBERT, La Première éducation sentimentale. 1845, page 157.
Ø 41. Aller du connu à l'inconnu, c'est notre lot; autant dire du simple et abstrait vers le concret et l'individuel, que nous n'épuiserons pas.
ÉMILE-AUGUSTE CHARTIER, DIT ALAIN, Propos, 1922, page 400.
Ø 42.... je procède, dans ces confidences relatives, du concret vers l'abstrait, des impressions aux pensées,...
PAUL VALÉRY, Variété III, 1936, page 239.
STATISTIQUES : Fréquence absolue littéraire : 2 466. Fréquence relative littéraire : XIXe. siècle : a) 2 890, b) 1 952; XXe. siècle : a) 3 053, b) 5 139.
Forme dérivée du verbe \"abstraire\"
abstraire
ABSTRAIRE, verbe transitif.
A.— Emploi transitif.
1. PHILOSOPHIE, LOGIQUE. Abstraire quelque chose de quelque chose. Isoler, par l'analyse, un ou plusieurs éléments du tout dont ils font partie, de manière à les considérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes :
Ø 1. Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique;...
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, page 226.
Ø 2.... c'est le souffle de Dieu qui circule parmi les mondes et les contingences de ces mondes. Les gouttes de ce sang sont pareilles en tant que parties d'un même tout, et si elles ne l'étaient, ce tout ne serait pas; elles se cherchent, tourbillonnent, s'attirent, se joignent, se pénètrent, formées elles-mêmes d'autres particules plus menues, lesquelles sont formées d'autres, et ainsi de suite, et toujours tant que tu pourras les diviser, tant que ta pensée pourra les abstraire.
GUSTAVE FLAUBERT, La Tentation de Saint Antoine, 1849, page 418.
Ø 3. On conçoit sans peine l'intérêt qu'il peut y avoir à abstraire de l'organisme certains des éléments qui le constituent, pour les étudier en eux-mêmes, soustraits aux multiples influences qu'ils reçoivent de la colonie dont ils font partie.
JEAN ROSTAND, La Vie et ses problèmes, 1939, page 58.
Remarque : 1. L'objet indirect peut manquer (confer exemple 2). 2. Abstraire peut prendre une valeur péjorative et signifier « séparer abusivement un élément du tout dont il fait partie » :
Ø 4.... notez, enfin, Verlaine étant ici laissé de côté, le narcissisme des symbolistes. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, n'avaient ainsi abstrait le poète de l'homme et n'avaient, à propos de leur propre existence que Dieu mit au centre de tout comme un écho sonore, chanté autre chose que les grands partis généraux, les larges émotions de la nature humaine.
ALBERT THIBAUDET, Réflexions sur la littérature, 1938, page 40.
2. LOGIQUE, GRAMMAIRE. Dégager d'un ensemble complexe les traits communs aux éléments ou aux individualités qui le composent.
— Les résultats de cette opération intellectuelle sont :
· Une idée générale, un concept :
Ø 5.... et voilà que l'idée de pêche est devenue générale, et n'est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s'appelle abstraire. Ce mot vient de l'ancien mot traire, qui n'est plus d'usage, et qui est synonyme de tirer : abstraire, c'est tirer de... Effectivement vous tirez de deux ou plusieurs idées individuelles tout ce qui les confond, en rejetant tout ce qui les distingue, et vous en faites une idée commune. Il n'est pas inutile d'observer ici que puisque l'on a tiré, abstrait, certaines parties de l'idée particulière pour la généraliser, elle n'est plus exactement la même quand elle est devenue générale que quand elle était individuelle.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 90.
Ø 6.... tout nom généralisé, toute idée d'un individu étendue à plusieurs est déjà un mot abstrait, une idée abstraite car dans l'usage qu'on en fait, il y a déjà des particularités de ses éléments qu'on a négligées, et d'autres qu'on a séparées, tirées dehors pour ainsi dire, enfin qu'on a abstraites.
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 1. Idéologie proprement dite, 1801, page 94.
Ø 7.... si les philosophes se sont tant occupés de la théorie de la définition, c'est principalement en vue des idées dans la conception desquelles la raison fait usage de la puissance qu'elle a de généraliser, d'abstraire, d'associer, de dissocier et d'élaborer diversement les matériaux que la sensation lui fournit.
AUGUSTIN COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, page 338.
Ø 8.... « Grâce à sa vertu active, l'intellect agent peut abstraire par sa lumière l'universel du particulier, les espèces intelligibles des espèces sensibles, les essences, des choses actuellement existantes... »
ÉTIENNE GILSON, L'Esprit de la philosophie médiévale, 1932, page 25.
· Un symbole :
Ø 9. Belle définition de la science par Soury (15 février 1896). « Ce qui fait l'homme, ce qui le rend capable d'abstraire le monde, de se le représenter sous forme de symbole, de créer la science : c'est le mot. Il fallait le mot pour créer le monde des abstractions, le monde des symboles où nous vivons presque uniquement.
MAURICE BARRÈS, Mes cahiers, tome 1, 1896, page 78.
· Une vue d'ensemble, une représentation simplifiée :
Ø 10.... Une autre preuve de ma passion pour la généralité, c'est que je cherche toujours à classer, à mettre en ordre, par conséquent à abstraire, afin de me donner ces vues d'ensemble, qui me sont les plus délicieuses.
HENRI, ALBAN FOURNIER, DIT ALAIN-FOURNIER, JACQUES RIVIÈRE, Correspondance, Lettre de Jacques Rivière à Alain-Fournier, janvier 1906, page 224.
Ø 11. Nous cherchons instinctivement dans l'univers la clarté et l'exactitude de notre pensée. Nous essayons d'abstraire de la complexité des phénomènes des systèmes simples, dont les parties sont unies par des relations susceptibles d'être traitées mathématiquement.
ALEXIS CARREL, L'Homme cet inconnu, 1935, page 10.
Remarque : 1. L'exemple 10 montre le verbe en emploi absolu. 2. Bien que souvent assimilés, les 2 verbes abstraire et généraliser ne sont pas synonymes. Abstraire entre dans la compréhension de généraliser qui est une de ses visées possibles.
B.— Construction pronominale. [Dans le domaine de la psychologie] S'abstraire de.. S'isoler par la pensée des choses ou des événements environnants, notamment sous l'empire d'une préoccupation dominante dans laquelle l'esprit se laisse absorber :
Ø 12.... quand l'esprit se considère ou s'observe lui-même par une sorte de vue intérieure concentrée dans ses propres actes ou opérations actives, il s'abstrait et se sépare par là même de tout ce qui peut être représenté extérieurement,...
MARIE-FRANÇOISE-PIERRE GONCTHIER DE BIRAN, DIT MAINE DE BIRAN, Journal, 1823, page 408.
Ø 13. « C'est assommant, ce temps-ci, on n'est pas plus tôt arrangé avec ce qui est... Car enfin, on ne peut s'abstraire de son temps. Il y a un pouvoir, il y a une morale, imposés par les bourgeois de son époque, auxquels il faut se soumettre. Il faut être bien avec son commissaire de police. Qu'est-ce que je demande? C'est qu'on me laisse tranquille dans mon coin... ».
EDMOND DE GONCOURT, JULES DE GONCOURT, Journal, 1862, page 1027.
Ø 14. Il m'est si doux de ne rien prévoir, de ne rien vouloir et de m'abstraire absolument des nécessités de ma propre existence. — Ruse de l'autruche, qui cache sa tête, pour échapper à son ennemi.
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL, Journal intime, 1866, page 440.
Ø 15. — Et moi, me voilà réduit au silence, s'écria Laudon, et, je dois conclure que désormais il n'y a plus rien à faire, qu'il faut s'abstraire de tout, s'asseoir à terre dans un coin, et, autant que possible, auprès d'une eau courante car, en tournant ses pouces, on aura du moins la seule distraction rationnelle, celle de voir couler quelque chose.
JOSEPH ARTHUR COMTE DE GOBINEAU, Les Pléiades, 1874, page 242.
Ø 16.... par quel phénomène psychique, M. Tadéma peut-il s'abstraire ainsi de son époque, et vous représenter, comme s'il les avait eus sous les yeux, des sujets antiques?
GEORGES-CHARLES, DIT JORIS-KARL HUYSMANS, L'Art moderne, 1883, page 210.
Ø 17.... M. Huysmans ne s'abstrait jamais de son oeuvre : il s'y met tout entier à chaque instant Dans chacun de ses romans un personnage le représente, et l'on dirait que c'est ce personnage qui a écrit le roman.
JULES LEMAÎTRE, Les Contemporains, 1885, page 316.
Ø 18. Quand je vois la foule des gens qui arrivent à s'abstraire des événements, je ne comprends pas comment ils font. Ils ne sont pas dans le bain, c'est vrai, mais comment font-ils pour ne pas s'y mettre?...
ELSA TRIOLET, Le Premier accroc coûte deux cents francs, 1945, page 248.
Ø 19. La logique suppose la possibilité de connaître l'homme et le monde de l'extérieur, si l'on peut dire, en les contemplant du dehors et comme du point de vue de Sirius; mais en réalité l'existant que nous sommes ne peut s'abstraire de la condition humaine et de la situation dans laquelle il se trouve.
JEAN LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, page 62.
— Expression synonyme rare. Abstraire son esprit de :
Ø 20.... j'ai été forcé d'abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour de ce qui se passoit autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage...
FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Études historiques, avant-propos, 1831, page 2.
— [Avec insistance sur la préoccupation dans laquelle l'esprit se laisse absorber] S'absorber dans :
Ø 21.... m'abstrayant tout entier dans un travail d'une année ou de deux encore, je ne vois rien, nulle part.
STÉPHANE MALLARMÉ, Correspondance, 1878, page 168.
— Emploi absolu. S'abstraire :
Ø 22. On s'abstrait, on oublie.
HYPPOLYTE-ADOLPHE TAINE, Notes sur l'Angleterre, 1872, page 12.
Ø 23. Encore une journée de perdue! Salie! gâchée! pervertie absolument! anéantie en cafouillages!... En crétines angoisses!... C'est que je puisse me recueillir!... Véritablement... Enfin! que je puisse m'abstraire!... Tu comprends?... La vie extérieure me ligote... Elle me grignote! Me dissémine!... M'éparpille!... Mes grands desseins demeurent imprécis, Ferdinand! J'hésite!... Voilà! Imprécis! j'hésite! C'est atroce! Tu ne me comprends pas? Calamité sans pareille!
LOUIS-FERDINAND DESTOUCHES, DIT CÉLINE, Mort à crédit, 1936, page 478.
Ø 24.... quel effort il faut exiger de moi pour m'abstraire, pour cesser de voir ce qui sollicite en tant de sens divers ma pensée!
ANDRÉ GIDE, Ainsi soit-il, ou Les Jeux sont faits, 1951, page 1195.
Ø 25. Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète.
GASTON BACHELARD, La Poétique de l'espace, 1957, page 139.
Remarque : Abstraire, au sens de « se donner une représentation abstraite de », est volontiers péjoratif :
Ø 26. Ces terribles abstracteurs de quintessence s'armèrent de cinq ou six formules, qui, comme autant de guillotines, leur servirent à abstraire des hommes.
JULES MICHELET, Le Peuple, 1846, page 341.
Ø 27. Il eût mieux valu sans doute ne pas abstraire si fort votre Dieu, ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où pour le contempler il vous fallut une position si tendue. Dieu n'est pas seulement au ciel, il est près de chacun de nous; il est dans la fleur que vous foulez sous vos pieds, dans le souffle qui vous embaume, dans cette petite vie qui bourdonne et murmure de toutes parts, dans votre coeur surtout.
ERNEST RENAN, L'Avenir de la science, 1890, page 85.
STATISTIQUES : Fréquence absolue littéraire : 139.
ABSTRAITEMENT, adverbe.
PHILOSOPHIE, LOGIQUE. langage courant. D'une manière abstraite [Les composantes sémantique du mot sont fréquemment explicitées par le contexte] .
— [Énoncés comprenant des adverbes synonymes ou quasi-synonymes de abstraitement] :
Ø 1.... la ressource du miracle est interdite à la philosophie. Ainsi les philosophes, quand ils spéculaient sur le mal avec de courtes vues, auraient été réduits à la condition pitoyable d'hommes de cabinet, assoupis dans leurs théories, et rêvant de faire disparaître, en la qualifiant abstraitement et négativement, la triste réalité qui frappe un vivant spectateur du monde.
CHARLES RENOUVIER, Essais de critique générale, 3e. essai, 1864, page 174.
Ø 2. La beauté d'une oeuvre ne doit jamais être envisagée abstraitement et indépendamment du milieu où elle est née. Si les chants ossianiques de Macpherson étaient authentiques, il faudrait les placer à côté d'Homère. Du moment qu'il est constaté qu'ils sont d'un poète du XVIIIe. siècle, ils n'ont plus qu'une valeur très médiocre.
ERNEST RENAN, L'Avenir de la science, 1890, page 190.
Ø 3.... J'ai un remords : j'ai eu souvent l'air dans ce que je disais de ton pays, de l'aimer esthétiquement, abstraitement, comme un « beau pays ». Cela t'agaçait imperceptiblement sans que peut-être tu t'en rendisses compte. Et pourtant c'est bien plus profondément que je l'aime. Je ne veux pas dire que je l'aime comme toi, qu'il soit pour moi ce qu'il est pour toi. Mais je l'aime aussi dans sa particularité et son unicité, il est pour moi autre chose qu'une admirable région quelconque : il est le pays de la route qui s'en va entre les bois toute droite; il est le pays de la route qui monte vers la Sologne, il est le pays des prés de la Sauldre.
HENRI, ALBAN FOURNIER, DIT ALAIN-FOURNIER, JACQUES RIVIÈRE, Correspondance, Lettre de Jacques Rivière à Alain-Fournier, septembre 1907, page 275.
Ø 4. La pyramide met en forme la chute d'une grande chose, et la prépondérance de la loi intérieure; mais, par la pointe et les arêtes, elle nous garde d'oublier ce qu'elle efface; c'est le tombeau de l'esprit. Les tableaux peints nous instruisent du costume, des moeurs, du cérémonial. Certes il reste toujours à deviner; mais il y a ample suffisance en cette apparence fixée; tout est dit en cette mince surface, de même que des milliers de théorèmes sont en ce cercle nu. Le dessin le plus simple offre un sens que jamais aucun discours n'épuisera. De même un plan fait connaître un édifice ou une ville, plus exactement mais abstraitement. Nous y pouvons faire plus de mille voyages. Toute forme, enfin, porte aisément un infini de pensées sans paroles. C'est pourquoi la convention s'y met aussi. La chouette signifie Pallas et le paon signifie Junon;...
ÉMILE-AUGUSTE CHARTIER, DIT ALAIN, Système des beaux-arts, 1920, page 297.
— [Énoncés présentant un contexte syntagmatique synonymique ou antonymique] :
Ø 5.... Voilà ce qu'on pourrait appeler l'idée chez Platon, sa doctrine, son système métaphysique. Mais se contente-t-il d'exposer abstraitement cette doctrine? Non; il veut faire plus, il veut faire la physique de sa métaphysique, c'est-à-dire exposer ce qui se passe entre la cessation de nos manifestations par la mort et le retour de manifestations nouvelles par la naissance. C'est là que Platon se trompe.
PIERRE LEROUX, De l'Humanité, de son principe et de son avenir, tome 2, 1840, page 320.
Ø 6.... Aussi, quand on discute des principes de la conduite humaine, faudrait-il demander presque toujours : « Est-ce en théorie, abstraitement, que vous l'entendez ainsi; ou bien parlez-vous de la pratique ordinaire et des actions communes? » Sottes gens que ces auteurs de morale qui n'ont pas le souci ni le sens de ces inconséquences constantes, et qui vont droit devant eux en raisonnant sur les choses qui devraient se passer comme elles ne se passent pas en effet. « Tu le dois, donc tu le peux » : c'est faux.
MAURICE BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie, 1893, page 169.
Ø 7.... à Combray, une personne « qu'on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s'était produite, dans la rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n'eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d'une « personne qu'on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu'ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C'était le fils de Mme. Sauton qui rentrait du service, la nièce de l'abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes.
MARCEL PROUST, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, 1913, page 57.
Ø 8.... il avait organisé chez lui une sorte d'agence gratuite de placement. Sa journée se passait en visites de pauvres, en courses, en démarches. Je crois que le poussait l'amour moins de chaque homme en particulier que de l'humanité tout entière et, plus abstraitement encore : de la justice. Il donnait à sa charité l'allure d'un devoir social; et, tout de même, en cela se montrait très juif.
ANDRÉ GIDE, Si le grain ne meurt, 1924, page 512.
Ø 9. Prudence, conscience, bonté, il ne m'est point possible d'imaginer rien de tout cela, n'était l'homme. Que l'homme, détachant tout cela de soi, imagine tout cela, très vaguement, à l'état pur, c'est-à-dire abstraitement, en façonne Dieu, il le peut; il peut même imaginer que Dieu commence, que l'être absolu précède, et que la réalité soit motivée par lui, pour le motiver à son tour; enfin que le créateur a besoin de la créature; car s'il ne créait rien il ne serait plus créateur du tout.
ANDRÉ GIDE, Les Nouvelles Nourritures, 1935, page 275.
Ø 10. Nous ne sommes objet qu'en apparence, c'est-à-dire que notre corps n'est un objet qu'abstraitement, dans la subjectivité de ceux qui nous observent...
RAYMOND RUYER, La Conscience et le corps, 1937, page 27.
— [Énoncés montrant le rattachement de abstraitement à la série morphologique abstraire/abstrait/abstraction ou manifestant l'opposition abstraitement/concrètement où le 1er. r fonctionne souvent, mais non obligatoirement, avec une valeur péjorative] :
Ø 11.... la durée ne peut pas être le sujet d'une science abstraite, totalement distincte de l'histoire des êtres auxquels appartient cette durée, et n'ayant pour objet que les propriétés de la durée elle-même. La raison est simple : que pourrait-on vouloir examiner dans la durée considérée ainsi abstraitement, et absolument séparée de tout être auquel elle appartienne?
ANTOINE-LOUIS-CLAUDE DESTUTT DE TRACY. Élémens d'idéologie, 3. Logique, 1805, page 487.
Ø 12. Ce n'est pas tout de faire l'anatomie d'un effort abstraitement isolé; il en faut étudier la vivante complexité et la physiologie concrète. Car dans le mouvement de la vie il y a un circuit qui se ferme perpétuellement, mais pour se rouvrir et croître encore. Tout point d'arrivée n'est qu'un point de départ.
MAURICE BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie, 1893, page 157.
Ø 13.... si j'accepte de ne pas penser? Si j'opte pour un monde qui n'est pas celui de la pensée? — On aura, il est vrai, la ressource de nier ce que j'affirmais tout à l'heure et de soutenir que la moralité existe, même si je m'obstine à la nier. Mais cette moralité-là ne saurait être qu'un ordre abstrait, quelque chose comme une vérité abstraitement dissociée de l'acte qui la pose. Or que veut-on dire quand on parle d'une vérité que je ne connais pas, qui n'est pas pour moi?
GABRIEL MARCEL, Journal métaphysique, 1919, page 209.
Ø 14. [De l'emploi du mot forme] Il s'agira toujours d'un ensemble de positions dans l'espace et le temps. Nous prétendons que l'on peut parler de la forme ou du mécanisme d'un « esprit », ou d'une institution, mais dans le sens où l'on parle de la forme d'une lime ou d'une machine à vapeur. Ce n'est pas une notion que nous analysons, c'est une réalité que nous « montrons ». Il ne s'agit pas davantage d'une forme considérée en dehors du temps, dans le sens d'un archétype éternel abstraitement séparée de son fonctionnement. Notre hypothèse est que toute réalité est forme, et qu'inversement toute forme est une réalité dans le sens le plus concret du mot. Nous entendons que la forme ainsi comprise se suffit à elle-même.
RAYMOND RUYER, Esquisse d'une philosophie de la structure, 1930, page 17.
Remarque : 1. Voir aussi, sous ce rapport, les exemples 1 (triste réalité), 3 (dans sa particularité et son unicité), 7 (en tant qu'ayant tel degré de parenté), 9 (réalité... motivée). 2. [En construction absolue] Abstraitement parlant De cette tournure devenue fréquente, on voit ici l'origine \" stylistique \" possible en parole par analogie avec absolument parlant (exemple 15). 3. Quelques créations d'auteur (exemple 16 à 18) :
Ø 15. — Allons, allons, reprit Bixiou d'une voix pateline, après ce que nous venons de dire, osez-vous encore reprocher à ce pauvre Rastignac d'avoir vécu aux dépens de la maison Nucingen, d'avoir été mis dans ses meubles ni plus ni moins que la torpille jadis par notre ami des Lupeaulx? Vous tomberiez dans la vulgarité de la rue Saint-Denis. D'abord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la question peut soutenir la critique de la raison pure, quant à celle de la raison impure...
— Le voilà lancé! dit Finot à Blondet.
HONORÉ DE BALZAC, La Maison Nucingen, 1838, page 597.
Ø 16. Prenez les plus beaux travaux de la science, parcourez l'oeuvre des Letronne, des Burnouf, des Lassen, des Grimm, et en général de tous les princes de la critique moderne; peut-être y chercherez-vous en vain une page directement et abstraitement philosophique. C'est une intime pénétration de l'esprit philosophique, qui se manifeste, non par une tirade isolée, mais par la méthode et l'esprit général.
ERNEST RENAN, L'Avenir de la science, préface, 1890, page 119.
Ø 17.... Voici qu'il est l'heure du courrier. J'ai très peu dit ce que j'avais à dire. Mais je compte tant sur ta sympathie qui devine. Et puis, n'allons-nous pas être ensemble quelques jours bientôt — et bientôt deux années peut-être. Réfléchis sincèrement, abstraitement, à ce voyage de vacances. Dis-moi bien aussi comment cela se passerait et combien cela pourrait coûter. J'attends une réponse. Je ne sais pourquoi il me semble que ce voyage me sortirait de ma douleur.
HENRI, ALBAN FOURNIER, DIT ALAIN-FOURNIER, JACQUES RIVIÈRE, Correspondance, lettre de Alain-Fournier à Jacques Rivière, juillet 1907, page 224.
Ø 18. — Mais les individus sont intéressés par l'histoire collective, dit Henri.
— Le malheur, c'est qu'en politique on ne revient jamais de l'histoire à l'individu, dit Lambert. On se perd dans les généralités et les cas particuliers, tout le monde s'en fout. »
Lambert avait parlé d'une voix si revendicante qu'Henri le regarda avec curiosité : « Par exemple?
— Eh bien! Par exemple, prends la question de la culpabilité. Politiquement, abstraitement, un individu qui a travaillé avec les Allemands est un salaud, on lui crache dessus, il n'y a pas de problème. Maintenant si tu en vois de près un en particulier, ce n'est plus du tout la même chose.
SIMONE DE BEAUVOIR, Les Mandarins, 1954, page 134.
STATISTIQUES : Fréquence absolue littéraire : 73.
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