7 Les Capétiens directs Oublions maintenant le temps long et reprenons le cours des choses là où nous l'avions laissé, quelque part au tournant des viiie et ixe siècles. Un événement d'importance que nous n'avons pas encore mentionné vient alors bouleverser la donne d'un jeu déjà complexe. Il servira de prologue au nouvel épisode de notre histoire. De terribles visiteurs venus du nord par la mer apparaissent de temps à autre sur les côtes de l'Empire : les Vikings. Navigateurs chevronnés, avisés par un réseau d'informateurs qui les renseignent sur la configuration des lieux et les richesses à en espérer, ils jettent l'ancre le long des grèves ou remontent les fleuves pour aller au plus près des butins qu'ils convoitent et accostent par surprise, souvent la nuit. Ils se ruent alors sur les grosses abbayes ou les belles églises dont ils volent les trésors, pillent parfois les villages à l'entour, et brûlent tout avant de repartir. Leurs premiers raids ont été opérés du vivant même de Charlemagne. Ils dureront plus de deux siècles. Repères - 987 : Hugues Capet élu roi à Senlis - 1066 : conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant - 1152 : mariage d'Henri Plantagenêt et Aliénor d'Aquitaine - 1190-1191 : Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion ensemble à la croisade - 1234 : Louis IX (Saint Louis), roi de France - 1307 : Philippe le Bel et l'affaire des Templiers Ces peuples, venus de Scandinavie et du Danemark, ont un destin exceptionnel qui concerne toute l'Europe, et va même au-delà. Sous le nom de Varègues, là où est aujourd'hui l'Ukraine, ils fondent l'embryon du premier État russe. Vers l'an 1000, ils sont les premiers Occidentaux à être arrivés en Amérique. Les Danois parmi eux envahissent l'Angleterre, qu'ils disputent aux Saxons et sur laquelle ils vont régner. Par de longues routes maritimes, ces « hommes du Nord » réussissent aussi à descendre l'Atlantique pour aller piller jusqu'au Sud de l'Espagne, puis ils bifurquent dans la Méditerranée, longent les côtes de l'Afrique, s'en vont piller les villes d'Italie. Quelques générations plus tard, on en verra quelques-uns devenir les maîtres de la Sicile et du Sud de la Péninsule. Ils ont également une influence considérable sur l'histoire de ce tiers du vieil empire de Charlemagne qui nous intéresse désormais, cette Francie occidentale appelée à devenir la France. C'est parce qu'ils n'arrivent pas à défendre le royaume contre ces incursions répétées que peu à peu les descendants de Charles le Chauve, les faibles Carolingiens qui règnent toujours, seront chassés du trône. Parfois ils temporisent et, pour éviter les pillages, acceptent de verser de lourds impôts aux assaillants. Parfois ils donnent plus que de l'argent. En 911, à Saint-Clair-sur-Epte, Charles le Simple signe un traité qui fait cadeau à une troupe de Vikings et à leur chef Rollon, installés à l'embouchure de la Seine, de tout un territoire situé autour de Rouen. En échange, les païens acceptent de se faire baptiser et de devenir vassaux de ce faible souverain. Ces nouveaux arrivés sont appelés les nort manni, les hommes du Nord. La riche province qui leur est donnée porte toujours leur nom : la Normandie. Elle jouera bientôt un rôle déterminant dans l'histoire que l'on raconte ici. En attendant, un autre clan de l'aristocratie franque a su se montrer à la hauteur de la situation et protéger les villes dont il a la charge. Un de ses membres, un certain Eudes, comte de Paris, a même réussi, en 885, à obliger les pillards à lever le siège de la ville Les Capétiens directs et à reculer. Il est fait roi. Mais après lui, la couronne revient encore à quelques ultimes Carolingiens. Son petit- neveu leur porte le coup de grâce. Il s'appelle Hugues. Parmi tous ces titres, il est abbé laïc de Saint-Martin de Tours, là où l'on garde les reliques du manteau du grand saint, la « chape » dont on a déjà parlé. On pense que c'est de là que vient son surnom : Hugues Capet. En 987, comme cela se passait encore, il est élu roi par acclamation des grands du royaume réunis à Senlis. Il sera couronné et sacré ensuite. Il l'ignorait bien évidemment, mais il venait de fonder une dynastie appelée à donner des souverains à la France durant huit cent soixante ans. À partir du xive siècle, il faudra pour y arriver passer par des branches cousines (les Valois puis les Bourbons). Mais depuis Hugues, donc, jusqu'au moment de la mort sans descendant du dernier des fils de Philippe le Bel, en 1328, les rois se succéderont de père en fils, configuration rare. Ce sont les « Capétiens directs ». C'est de la première branche de cette longue dynastie dont nous entendons parler maintenant. Des rois francs aux rois de France L'a-t-on dit assez ? Les Mérovingiens, les Carolingiens, ces rois d'origine germanique qui régnaient sur un empire européen, n'étaient pas plus français, comme on l'a prétendu trop longtemps, qu'ils n'étaient allemands, belges ou italiens. Désormais, la perspective change. Hugues Capet lui-même, comme ses prédécesseurs, se vit comme un Franc, c'est-à-dire un descendant des guerriers germaniques arrivés avec les Grandes Invasions. Il est saxon par sa mère et ainsi lié aux familles qui règnent à l'est, sur l'Empire. Le royaume de Francie dont il hérite est divers. Hugues est élu « roi des Francs » écrivent les chroniqueurs, et ils ajoutent : il fut reconnu par « les Gaulois, les Bretons, les Normands, les Aquitains, les Goths, les Espagnols et les Gascons », autant de peuples qui composent le royaume. Pourtant, la dynastie qu'il a fondée est incontestablement celle qui produira ces « rois qui ont fait la France », comme on disait. Le titre lui-même ne sera donné qu'à partir du xiiie siècle, avec Saint Louis. Mais la marche est commencée qui conduira à la formation de ce pays qui est le nôtre. Elle n'est pas facile, au départ. Hugues a été élu surtout parce qu'il est faible, et qu'il ne menace guère les puissants. Ceux-ci ont pris, sous les Carolingiens, des habitudes d'indépendance : ils règnent en maître dans les provinces dont ils sont comtes ou ducs, commencent à s'y faire construire des places fortifiées. Le petit Capétien ne pèse sur eux que du poids très symbolique de sa couronne, et il ne possède en propre qu'un maigre domaine royal. L'événement resté le plus fameux de son règne - tous les manuels l'ont répété pendant des décennies pour montrer la faiblesse d'origine de ces pauvres rois - est le camouflet qui lui fut infligé par un grand du royaume. Ce noble prend une ville sans autorisation. « Qui t'a fait comte ? » tonne Hugues dans un message courroucé. Et l'autre, en réponse : « Qui t'a fait roi ? » Cela rend un climat. Trois siècles et demi plus tard, il a bien changé. Nul n'oserait plus risquer pareille effronterie. Philippe le Bel tient dans son gant de fer un pays devenu le plus puissant d'Europe, il fait la loi aux princes et au pape. C'est ainsi, en effet, qu'on dépeint le plus souvent ces premiers siècles capétiens : la lutte lente et opiniâtre de princes pour agrandir leur domaine, leur pouvoir, leur aura, génération après génération, et accoucher d'un des fleurons de l'Europe médiévale : le grand royaume de France. Un roi des temps féodaux n'est pas un monarque des Temps modernes Acceptons le schéma. Glissons-y toutefois quelques nuances. Il faut tout d'abord bien s'entendre sur le sens des mots que l'on emploie. Considérons le plus important : le roi. Quand on en parle, chaque Français d'aujourd'hui se réfère spontanément au modèle déposé, si l'on ose dire, à la Renaissance par un François Ier, ou au xviie par un Louis XIV. Il voit ce prince en majesté couvert de son manteau bordé d'hermine, régnant sur tous et sur tout, soleil du monde, centre de qui tout part et vers qui tout revient, le monarque. Nous n'y sommes pas, loin s'en faut. Il faudra des siècles encore pour en arriver à cette période que les historiens appellent précisément l'âge monarchique. Le cadre de la société dont nous parlons ici est très différent. Il s'est mis en place progressivement depuis la fin de l'Empire romain et caractérise le Moyen Âge occidental : c'est l'âge féodal. En général, on pense que le mot a le même sens que médiéval, c'est-à-dire qu'il désigne une période de l'histoire. En fait, il définit le système de pensée et de pouvoir qui lui sert de structure. Étymologiquement, le mot vient de « fief », c'est-à-dire la terre qu'un seigneur concède à un vassal en échange de sa fidélité. Ce contrat passé entre deux individus est la base même de l'édifice. Tout le féodalisme tient dans cette allégeance d'homme à homme dans laquelle celui d'en dessous accepte d'être soumis à celui d'au-dessus et de lui procurer divers services en échange de sa protection. Le paysan est dévoué à son châtelain. Celui-ci est censé être son protecteur et l'autre lui doit en échange sa force de travail, les corvées, la majeure partie de la récolte. Le seigneur est soumis en vassal à un seigneur plus puissant, son suzerain, et ainsi de suite jusqu'au roi, le suzerain suprême en quelque sorte : à chaque étage, le vassal a prêté hommage - littéralement, il s'est dit l'homme de son seigneur -, c'est-à-dire qu'il s'est agenouillé devant lui et a placé ses mains jointes dans les siennes, avec le geste qui est toujours celui de la prière chrétienne. Cela n'a rien d'étonnant, il nous vient de cette époque et de cette symbolique-là. En principe, c'est donc de son seigneur que l'on tient son fief. Seulement, au sein de celui-ci, le vassal est seul maître après Dieu et dispose d'à peu près tout pouvoir sur ceux qui y vivent, y travaillent et y souffrent, c'est-à-dire l'immense majorité de la population.