19 Yvan remontait la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux confrères et amis de la maison Christie's l'attendaient ce vendredi-là dans un bar célèbre pour ses cocktails. Ils lui avaient proposé de fêter son dernier contrat avec sir John Carols, le magnat anglais. Ces experts en oeuvres d'art couraient la planète et ils appréciaient de se retrouver lors de leurs escales à Paris. Yvan ne s'était pas fait prier pour répondre à leur invitation. L'approche du week-end lui rappelait combien le départ de Lise et la séparation d'avec sa fille l'avaient dévasté. Il ne s'étonna pas d'être le dernier arrivé. Ses amis s'étaient installés à l'écart du bruit et de la musique. Il les salua de loin avant de les rejoindre au fond de la salle. -- On allait commander sans toi... -- À cette heure-ci, c'est tout juste s'ils commencent à servir des cocktails, répliqua Yvan. Une serveuse à l'accent scandinave vint leur proposer la carte avant de s'éclipser. Yvan la suivit du regard. Ces cheveux blonds et lâchés lui rappelaient ceux de Lise. -- Eh, reviens-nous, mon vieux ! Yvan sourit à ses amis. Un peu gêné de s'être laissé surprendre à contempler la fille. -- Félicitations, la direction ne tarit plus d'éloges sur ton compte. -- Disons que j'ai eu la main heureuse, et qu'il s'agit d'un client qui a les moyens de ses caprices. -- Quand même exigeant, le monsieur. Tu as rassemblé les pièces en un temps record. -- Attends, il me reste à organiser le transport des oeuvres, et on se rapproche dangereusement de la date limite. -- Tu n'as qu'à lui envoyer les photos, il les épinglera dans le salon ! Ils s'esclaffèrent à l'idée de sir John planté devant les repros laser d'un vase Ming et d'un dessin de Matisse, tandis que Trevor Gordon s'arracherait les cheveux pour faire entrer ces formats A4 dans le concept des lieux. Les cocktails se succédèrent. On s'échauffait autour de la table, les rires fusaient et chacun coupait la parole à l'autre. Yvan s'était retiré de la conversation pour fixer son attention sur la serveuse. Elle ne l'attirait pas physiquement, elle l'intriguait. Il se mit à l'examiner en détail. Elle avait l'ovale du visage un peu flou, le teint nordique, rehaussé par du blush, un nez aux narines trop larges, légèrement épaté, et quelques paillettes disséminées sur ses joues. Yvan n'avait pas osé fixer ses yeux pour en saisir l'éclat et la nuance exacte de bleu. Son chemisier laissait deviner sa gorge et des seins pigeonnants. Cette poitrine était son plus bel atout. Yvan ne put s'empêcher d'y poser son regard. -- Le collier ! dit-il soudain à voix haute. -- Comment ? intervint le confrère accoudé près de lui. -- Rien, je pensais au travail. -- Oublie, mon vieux, laisse-toi aller, on est là pour se détendre, quoi ! -- Tu as raison, excusez-moi... Il se joignit de nouveau à la discussion, mais finit par retourner à sa préoccupation du moment : le collier que portait la serveuse. Celle-ci revenait vers leur table pour enregistrer la nouvelle commande. Yvan en profita pour s'assurer que ses yeux ne l'avaient pas trompé. Sur le bijou qu'elle portait au cou était gravé le mot « infinity », bordé du signe infini, un 8 couché. « De la valeur des lettres », songea-til. Se mettant de côté, il saisit son téléphone et composa un texto. Vendredi 5 juin, 22 h 37 - Yvan Bonsoir Marion, la guématrie tu connais ? La valeur des lettres, le rapport aux chiffres, à creuser. Yvan 22 h 39 - Marion Bonsoir, les mots clés ont forcément des valeurs remarquables. Marion Yvan se leva, faisant signe à ses camarades qu'il les rejoindrait dans un instant. Il se dirigea vers le bar et demanda un crayon et une feuille. Il inscrivit les lettres composant le mot « Chambord ». En face de chacune d'elles, il ajouta la valeur correspondant à leur position dans l'alphabet. Il fit ensuite le total de toutes ces valeurs. Le résultat obtenu était prometteur. 22 h 47 - Yvan CHAMBORD = 64 22 h 48 - Marion 64 = 8 × 8 22 h 50 - Yvan Attention, plus difficile : FONTAINEBLEAU = 125 22 h 51 - Marion Tu me sous-estimes. 22 h 52 - Yvan Ça traîne... 22 h 53 - Marion 1/125 = 0,008 Yvan glissa son téléphone dans sa poche et adressa un merci à la serveuse infinity en passant devant elle. Il rejoignit ses collègues, et s'aperçut qu'il arrivait trop tard pour goûter au plateau d'amusegueules qui leur avait été apporté avec les consommations. -- Maintenant, c'est l'heure du cigare, messieurs ! fit l'un des trois collègues en fouillant dans la poche intérieure de son veston. Ils émigrèrent sur la terrasse. Le téléphone se remit à vibrer dans la poche d'Yvan. 23 h 27 - Marion Fini les devinettes ? 23 h 28 - Yvan Les prochaines se trouvent sur la ligne tracée d'après nos analyses. Marion avait déjà reproduit et complété les premiers schémas sur une carte récupérée sur Google Maps. Elle avait effectué des mesures afin d'évaluer la précision des alignements, puis déterminé les marges d'erreur acceptables pour effectuer les relevés sur place. 23 h 29 - Marion Prochaine étape, Loury. Accoudé au bar, léchant des yeux les déhanchements féminins qui entraient dans son champ de vision, un homme attendait sa commande. Le serveur emplit habilement son shaker, deux doses de tequila, une dose de triple sec, Giffard, Cointreau et Grand Marnier. Il pressa ensuite un demi-citron vert, avant de refermer le tout et d'agiter énergiquement le mélange. Eddy sirota sa Margarita et cessa de mater. Il avait ce mec à surveiller. Par chance, la donzelle n'était pas avec lui. Sinon, il aurait encore maudit le sort qui s'acharnait à le tenter. 20 La table du petit déjeuner fut nettoyée en un éclair. Jane n'en revenait pas. -- Quelle énergie, ce matin ! Pourtant, il m'avait semblé que tu t'étais couchée tard hier soir. -- C'est la jeunesse, on récupère vite ! lança Marion avant de croquer une pomme. -- Tu es déjà prête ? -- Une journée comme celle-ci, faut en profiter. Jane avait noté le parfum, plus présent qu'à l'habitude, et le petit body sous la veste ajustée. Marion s'empara d'un jeu de clés suspendu dans le placard de l'entrée. Elle embrassa sa tante sur le front puis disparut, son sac en bandoulière, en proférant un « À ce soir » étouffé derrière la porte. Jane s'approcha de la fenêtre et fut surprise de voir Marion déjà sur le trottoir. De l'autre côté de la rue, un homme l'attendait près d'une Twingo vert absinthe. Jane lui trouva une certaine allure, mais d'aussi loin... Le contact des joues chaudes de Marion avait une douceur sans pareille. Yvan ne s'était pas senti aussi léger depuis bien longtemps. Il jongla avec ses clés et se pencha vers la portière de sa voiture. Bip... La rutilante BMW série 5 derrière laquelle il s'était garé se déverrouilla. Yvan fit une moue dubitative devant l'engin avant de considérer sa minuscule coque de métal. -- Certes, marmonna-t-il. Marion sourit en regardant Yvan faire le tour de sa Twingo pour s'assurer de la fermeture des portes. -- Oui, le bip ne bipe plus ! avoua-t-il. Aux fenêtres de l'appartement, les rideaux continuaient de s'agiter. Jane tentait de mieux voir l'individu que sa nièce avait l'air de bien connaître. Elle n'aurait pas su lui donner d'âge, mais ce n'était certainement pas un camarade de fac. Yvan s'y reprit à trois fois, mais le coffre résistait. -- Laisse tomber, personne ne te la volera, lâcha Marion, se retenant de pouffer. Yvan se redressa, réajusta son col de veston, et fit violemment claquer le dessus du coffre. Cette fois, c'était bon. Discrètement, il pressa le bouton de commande à distance pour tester l'ouverture, mais le hayon ne voulut rien savoir. Marion ne parvenait plus à dissimuler son envie de rire. Yvan se résigna et prit place à bord de la berline allemande. Il jeta un dernier coup d'oeil à sa voiture. -- Si c'est pour le parking, ne t'inquiète pas, même la fourrière n'en voudrait pas. Yvan la regarda, toujours aussi sérieux. -- En revanche, si les éboueurs passent..., ajouta-t-elle. Tout deux s'esclaffèrent. -- Je m'y suis attaché, c'est comme ça. Marion engagea la première. « C'est parti pour une course de rallye », se dit Yvan en s'accrochant à la poignée. -- Loury est à une heure et demie d'ici, précisa Marion. C'est un petit village. Avec un peu de chance, et du nez, on saura vite s'il y a quelque chose à découvrir là-bas. -- En regardant la carte d'un peu plus près, le ruisseau de l'Esse, dont nous avons remarqué l'alignement parfait avec notre axe royal, se situe au sud de Loury, fit Yvan. -- Loury se trouve à mi-chemin entre Chambord et Fontainebleau, la notion de milieu colle bien à nos recherches. -- Au XVIe siècle, il fallait deux jours pour rallier Chambord depuis Fontainebleau. Loury se trouvait à une journée de voyage et l'on y faisait forcément étape. Marion lança une brusque accélération en abordant les grands axes. Yvan se racla la gorge, écrasé sur son siège. -- Dis-moi, Marion, ce carrosse disparaît à minuit ? -- Parce que tu comptes y passer la nuit ? -- Je me demandais simplement si cela faisait partie d'un nouveau pack étudiant. -- Rassure-toi, j'ai pris un crédit sur quinze ans que je rembourse en bossant à mi-temps chez McDo. Une chance, ce samedi, j'étais libre. -- Alors, tout s'explique. Yvan se blottit dans un coin du siège et ferma les yeux. -- Eh ! Je comptais sur toi pour faire avancer notre enquête pendant le trajet. Tu ne vas pas me lâcher en route ? -- J'ai... Je suis sorti hier soir avec des amis et je n'ai pas mon compte de sommeil. J'aurais dû repousser à demain, ex... -- Arrête de t'excuser. On progresse. Il prit un air songeur. -- Sans cette fille, hier, on n'en serait pas là. -- Ce que tu fais de tes soirées te regarde, lâcha Marion, pincée. -- Non, non, ce n'est pas ce que tu crois, je ne la connais pas et je ne sais même pas son prénom. -- De mieux en mieux.