Lettres persanes Lettre CXLI, Rica à Uzbek Charles de Montesquieu De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1720 J'irai te voir sur la fin de la semaine.
Publié le 05/04/2015
Extrait du document
«
aussitôt la mort, dans l'impatience d'en jouir ; aussi les femmes vertueuses iront dans
un lieu de délices où elles seront enivrées d'un torrent de voluptés, avec des hommes
divins qui leur seront soumis : chacune d'elles aura un sérail, dans lequel ils seront
enfermés ; et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres pour les garder.
J'ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu'un homme, nommé Ibrahim, était d'une
jalousie insupportable.
Il avait douze femmes extrêmement belles, qu'il traitait d'une
manière très dure : il ne se fiait plus à ses eunuques, ni aux murs de son sérail ; il les
tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu'elles pussent
se voir ni se parler ; car il était même jaloux d'une amitié innocente : toutes ses actions
prenaient la teinture de sa brutalité naturelle : jamais une douce parole ne sortit de sa
bouche ; et jamais il ne fit le moindre signe, qui n'ajoutât quelque chose à la rigueur de
leur esclavage.
Un jour qu'il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d'entre elles,
plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel.
“ Quand on cherche si fort
les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se
faire haïr.
Nous sommes si malheureuses, que nous ne pouvons nous empêcher de
désirer un changement : d'autres, à ma place, souhaiteraient votre mort ; je ne souhaite
que la mienne ; et, ne pouvant espérer d'être séparée de vous que par là, il me sera
encore bien doux d'en être séparée.
” Ce discours, qui aurait dû le toucher, le fit entrer
dans une furieuse colère ; il tira son poignard, et le lui plongea dans le sein.
“ Mes
chères compagnes, dit-elle d'une voix mourante, si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez
vengées.
” À ces mots elle quitta cette vie infortunée, pour aller dans le séjour des
délices, où les femmes qui ont bien vécu jouissent d'un bonheur qui se renouvelle
toujours.
D'abord elle vit une prairie riante, dont la verdure était relevée par les peintures des
fleurs les plus vives : un ruisseau, dont les eaux étaient plus pures que le cristal, y faisait
un nombre infini de détours.
Elle entra ensuite dans des bocages charmants, dont le
silence n'était interrompu que par le doux chant des oiseaux.
De magnifiques jardins se
présentèrent ensuite ; la nature les avait ornés avec sa simplicité, et toute sa
magnificence.
Elle trouva enfin un palais superbe, préparé pour elle, et rempli
d'hommes célestes, destinés à ses plaisirs.
Deux d'entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller : d'autres la mirent dans le
bain et la parfumèrent des plus délicieuses essences : on lui donna ensuite des habits
infiniment plus riches que les siens : après quoi, on la mena dans une grande salle, où
elle trouva un feu fait avec des bois odoriférants, et une table couverte des mets les plus
exquis.
Tout semblait concourir au ravissement de ses sens : elle entendait, d'un côté,
une musique d'autant plus divine qu'elle était plus tendre ; de l'autre, elle ne voyait que
des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire.
Cependant tant de
plaisirs ne devaient servir qu'à la conduire insensiblement à des plaisirs plus grands..
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