Les pauvres gens (extrait) Traduction de Sylvie Luneau Fiodor Dostoïevski Non loin de moi, près d'un autre étalage de livres, j'aperçus le vieux Pokrovski.
Publié le 05/04/2015
Extrait du document
«
Le vieux était fou de joie : il sortit tout son argent et le bouquiniste lui empila sur les
bras notre bibliothèque commune.
Mon vieil ami fourra des livres dans toutes ses
poches, en pris un tas dans ses bras et les emporta chez lui.
Il m'avait promis de me
rapporter les volumes le lendemain, en cachette.
Le jour suivant, le vieux vint voir son fils, resta une petite heure chez lui, selon son
habitude, puis entra chez nous et s'assit à côté de moi d'un air mystérieux des plus
comiques.
Au début, avec un sourire, en se frottant les mains de fierté de posséder un
secret, il m'annonça que tous les livres avaient été transportés à la maison très
discrètement et qu'ils se trouvaient dans un coin de la cuisine sous la protection de
Matrena.
Ensuite l'entretien vint naturellement sur la fête attendue ; le vieux
s'appesantissait sur la façon dont nous ferions notre cadeau : plus il s'enfonçait dans son
sujet, plus il s'y étendait, plus il m'apparaissait qu'il avait quelque chose sur le c œur
qu'il ne pouvait, n'osait et même redoutait d'exprimer.
J'attendais sans mot dire.
La joie, le plaisir secrets que j'avais lus aisément dans ses
façons bizarres, dans ses grimaces, dans le clignotement de son œil gauche avaient
disparu.
Il se montrait d'un instant à l'autre plus inquiet et plus triste ; enfin il n'y tint
plus.
“ Écoutez, commença-t-il timidement à mi-voix, écoutez Varvara Alexéïevna...
” Le
vieux était dans un terrible embarras.
“ Voici : le jour de son anniversaire, vous prendre
dix livres et vous les lui donnerez vous-même, je veux dire, de votre part, de votre coté,
moi je prendrai le onzième et je lui donnerai séparément, c'est à dire de ma part à moi.
Ainsi, voyez-vous, vous aurez quelque chose à lui donner, moi aussi, nous aurons
chacun un présent à lui faire.
”
Là-dessus, il perdit contenance et se tut.
Je le regardai ; il attendait mon arrêt dans une
expectative timide.
“ Mais pourquoi voulez vous que nous fassions notre cadeau chacun de notre coté,
Zacharie Pétrovitch ?
Comme ça, Varvara Alexéïevna, comme ça...
c'est que voyez-vous...
”
Bref, le vieillard désarçonné, rougit et s'empêtra dans sa phrase ; il était incapable de
bouger de sa place.
“ Voyez-vous, expliqua-t-il enfin.
Il m'arrive de me payer des gâteries...
ou plus
exactement, je veux vous le faire savoir, cela m'arrive presque tout le temps...
Je suis
enclin à abuser de ce qui n'est pas bien...
Vous savez, il fait quelquefois si froid dehors,
ou bien il vous vient des contrariétés de toutes sortes, ou encore on se sent triste, il se
passe du vilain...
Alors il m'arrive de ne pas résister et je me paye une gâterie, je prends
un verre ; quelquefois ça va trop loin.
C'est très pénible pour Pétinka.
Et sachez,.
»
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