Le projet du livre idéal - Serge Margel
Publié le 17/07/2023
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Le projet du livre idéal
Serge Margel
Dans Po&sie 2007/3 (N° 121), pages 19 à 33
Éditions Belin
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ISSN 0152-0032
ISBN 9782701147765
DOI 10.3917/poesi.121.0019
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Serge Margel
Le projet du livre idéal
Maître assistant des archives Husserl de Louvain, chargé de conférences à l’École des hautes études
en sciences sociales, Serge Margel est philosophe.
Dernier livre paru : Le silence des prophètes, Paris,
Galilée, 2006 ; Morts d’œuvre, Paris, Galilée, 2006.
Toute pensée émet un coup de Dés
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La question n’est pas simple, néanmoins la question est posée.
Qu’appelle-t-on littérature ? Mais à vrai dire, qui pose cette question, qui parle de littérature, ou de la littérature, lorsqu’elle se voit, comme ici, dans le texte de Mallarmé, soumise au jeu du
questionnement ? Car personne a remis la littérature en question, personne n’a bouleversé l’ordre fictif de la langue, la supposant elle-même comme un être de fiction.
C’est
bien l’inverse qui est vrai.
C’est elle, la littérature, qui pose la question, ou plus exactement, c’est ce qui se dit de la littérature qui dévoile ou révèle, par ce questionnement,
les conditions mêmes de sa propre existence.
Des conditions d’émergence, qui sont
aussi, qui sont surtout les conditions de sa disparition, de sa mort, ou son tombeau.
Et
si l’on peut alors parler d’une coupure « mallarméenne », c’est là sans doute qu’il faut
en situer l’enjeu.
Entre l’émergence de la littérature et sa disparition.
Elle n’apparaît
comme question, que pour aussitôt disparaître dans son propre questionnement.
Dès lors
qu’elle existe, la littérature n’existe plus.
Et dès lors qu’elle n’est plus, c’est alors qu’il
n’y a plus que littérature.
C’est alors qu’elle se révèle n’être plus, ou n’avoir jamais rien
été d’autre que le fantôme de soi-même.
Toute la modernité peut se réduire dans l’énoncé
d’un tel paradoxe.
Plus encore, tout le criticisme rationnel des Modernes doit se définir
à l’horizon paradoxal d’une telle « crise de la littérature ».
Un crise sans précédent, qui
fait parler la littérature depuis son lieu fantôme, l’ouvrant sur son propre tombeau, ou
déployant Le Livre du Néant.
La crise du vers
§1 – « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale./ Qui accorde à cette
fonction une place ou la première, reconnaît, là, le fait d’actualité : on assiste, comme
finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier, à des bouleversements ; mais,
hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure./ Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort
de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter.
Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit
* Tous les textes de Mallarmé cités dans cette étude, vont aux Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée
par Bertrand Marchal, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, vol.
I, 1998, vol.
II, 2003.
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toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s’énoncer.
Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte la divinité ainsi qu’une
majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement ellemême la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style.
Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et
plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre »1.
La question se pose, ici.
Qu’en est-il de la littérature, dès lors qu’elle est en crise ?
« La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale ».
C’est donc bel et bien une
question qui se pose, dans cette crise, un questionnement, une recherche, une requête,
une demande.
Se dit exquis, ce qui est recherché, non seulement au sens d’un art du raffinement, mais aussi de la quête.
Exquaere, cela veut dire questionner, s’enquérir, ou
chercher à découvrir, comme on recherche la vérité, un coupable ou un crime.
Et en ce
sens, cette crise, exquise, est un bouleversement qui fait subir à la littérature son propre
questionnement.
Non seulement la littérature devient une question : « qu’est-ce que la
littérature ? » ou « qu’appelle-t-on littérature ? », ou encore, comme l’écrit Mallarmé :
« Quelque chose comme les Lettres existe-t-il?»2 – une question qui n’aura cessé, depuis,
de circonscrire jusqu’au jour d’aujourd’hui le champ même de la littérature, son horizon de sens comme fiction et son discours critique.
Il faudrait d’ailleurs longtemps s’attarder sur le terme de « critique », de « lecture critique », né lui aussi, comme un rejeton
de la crise.
Mais de plus, cette question révèle ou dévoile ce qui se joue de mystère dans
les Lettres, ce qui se cache, se crypte ou se chiffre dans l’énigme d’un texte.
Qu’il y ait
du secret dans le texte, qu’un texte produise du secret, ou plus encore que tout texte
sécrète de lui-même sa propre crypte, sa réserve, ou dissimule « l’armature intellectuelle
du poème »3, ses lois de construction, ses relations internes, ses ressources, ses fondements, son souterrain, voilà ce qui devient une question, pour la littérature, ou plus
encore, qui met en question l’idée même de littérature.
On le voit bien, les différents énoncés de la question portent toujours sur « l’existence » de la littérature, ses conditions et ses modalités.
Et Mallarmé d’ailleurs y répond :
« Oui, que la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout »4.
Or, ce qui
existe de la littérature, ce n’est pas le monde, le tout ou la réalité.
Qu’il n’y ait que la
littérature, qui existe, ne veut pas dire que tout ne soit que littérature, ni même qu’il y
ait partout de la littérature, du discours, du récit, une narration ou une fiction.
L’existence,
ici, ne dépend d’aucune référence explicite, d’aucune réalité préalable, préétablie, ou
simplement postulée, ni même d’une auto-référence, d’une réflexion interne et thématique de la littérature sur elle-même, reproduisant par là, du dedans, l’ordre des référentialités.
Bien autrement, ce qui existe pour Mallarmé, ou ce qui fait que la littérature
existe seule, c’est la force d’un jeu, qui produit l’Idée, ou notion pure : « À quoi bon la
merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le
jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou
concret rappel, la notion pure »5.
Ce qui existe, à l’exception de tout, c’est la notion,
mais pure.
Non pas le sens, le signifié ou le concept, non pas ce que veut dire un texte,
1.
« Crise de vers », in O.C., II, p.
204-205.
2.
« La Musique et les Lettres », in op.
cit., II, p.
65.
3.
« Sur la philosophie dans la poésie », in op.
cit., II, p.
659.
4.
« La Musique et les Lettres », in op.
cit., II, p.
66.
5.
« Crise de vers », in op.
cit., II, p.
213.
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ou l’intention de l’auteur.
Non pas davantage le son, ou la sonorité, le signifiant phonétique, ni même grammatique.
Pour Mallarmé, la notion pure, c’est la virtualité.
« Je
dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque
chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente
de tous bouquets./ Au contraire d’une fonction numéraire facile et représentative, comme
le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par
nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité »1.
La notion pure peut donc se définir comme la reconstruction d’une virtualité.
Sans
représentation,....
»
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