Le Mariage du Figaro Beaumarchais Acte V, scène 3 Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas.
Publié le 05/04/2015
Extrait du document
«
je le nomme Journal inutile .
Pou-ou ! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables
à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! Le désespoir m'allait
saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un
calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint.
Il ne me restait plus qu'à voler ; je me fais
banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville et les personnes dites
comme il faut m'ouvrent poliment leur maison en retenant pour elles les trois quarts
du profit.
J'aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que,
pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir.
Mais comme chacun
pillait autour de moi en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore.
Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer,
lorsqu'un Dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état.
Je reprends ma trousse et
mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au
milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je
vis enfin sans souci.
Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie,
et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne !
Intrigue, orage à ce sujet.
Prêt à tomber dans un abîme, au moment d'épouser ma
mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat ; c'est
vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi ; non, ce n'est pas nous : eh mais, qui donc ? (Il
retombe assis.) Ô bizarre suite d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ?
Pourquoi ces choses et non pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de
parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir,
je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis : encore je dis ma gaieté,
sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je
m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être
imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les
goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu'il
plaît à la fortune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux...
avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement, musicien par occasion,
amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé.
Puis l'illusion s'est
détruite, et trop désabusé...
Désabusé… Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de
tourments !.
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