L'Angleterre de 1789 à 1815 par François Crouzet Professeur à la Sorbonne Pourquoi une révolution, soeur de la Révolution française, n'a-t-elle pas éclaté en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle ?
Publié le 05/04/2015
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L'Angleterre de 1789 à 1815 par François Crouzet Professeur à la Sorbonne Pourquoi une révolution, soeur de la Révolution française, n'a-t-elle pas éclaté en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle ? Cette question, souvent posée, est probablement aussi fausse que celle qui demande pourquoi la France n'a pas connu alors de révolution industrielle ; elle est sous-tendue par le même mélange " d'insularisme " et d'universalisme, la même conviction que l'expérience d'un pays donné, pris comme modèle, aurait du être partagée par toutes les nations civilisées. En fait, l'Angleterre de George III ne présentait aucune situation, aucun esprit révolutionnaires. Non que les conflits y fussent absents et que l'Ancien Régime anglais fût exempt de ces " abus " dont les vieux manuels dénonçaient la prolifération dans la France de Louis XVI ; en particulier son système politique, foncièrement oligarchique, était en plus vicié par la corruption. Mais les forces d'équilibre étaient puissantes et l'Angleterre ignorait, pour l'essentiel, la dysfonction multiple qui rend une révolution possible et même probable, le mélange explosif de nombreux ingrédients dangereux qui s'était accumulé de l'autre côté de la Manche. Point de levée de boucliers contre l'absolutisme et la bureaucratie centralisatrice : depuis la " Glorieuse Révolution " de 1688, la monarchie anglaise est limitée, l'État est " léger ", de larges libertés sont garanties aux sujets de Sa Majesté et la pratique politique évolue vers le régime parlementaire. Point de danger de " révolution aristocratique " : si George III et son Premier ministre, le second Pitt, ont écarté du pouvoir les grandes familles whigs, Fox et ses amis attendent, assez patiemment, que la mort ou la folie définitive du roi permettent à leur ami le prince de Galles de les rappeler au pouvoir. Point non plus de confit entre noblesse et bourgeoisie sur la question des privilèges : la noblesse anglaise, fort peu nombreuse d'ailleurs, n'en possède que peu ou prou ; la gentry - des grands propriétaires roturiers mais vivant noblement - est un groupe ouvert, auquel s'intègrent facilement négociants ou hommes de loi enrichis ; la mobilité sociale est réelle dans une société sans ordres ; il n'existe pas de plèbe nobiliaire pleine de morgue et peu d'intellectuels déclassés rêvant de bouleversements. Dans les " classes moyennes ", la poursuite de la richesse, au sein d'une économie en pleine expansion, suffit à absorber les énergies des hommes d'affaires, qui ne se soucient guère encore que les landlords monopolisent le pouvoir politique, d'autant plus que l'oligarchie régnante sait promouvoir leurs intérêts économiques. Point non plus de crise agraire, susceptible d'exploser en quelque " grande peur ", brûleuse de chartriers et de châteaux : l'Angleterre n'a plus beaucoup de véritables paysans, de petits propriétaires vivant chichement ; elle est terre de solides et prospères fermiers et si leurs journaliers sont souvent misérables, on ignore servage, droits " féodaux ", taille et vingtième. Quant aux travailleurs de l'industrie, la diversité des conditions d'emploi et de statuts, la prédominance du travail à domicile dispersé dans les campagnes empêchent la formation d'une conscience de classe et l'éveil politique. D'ailleurs, les conditions de vie des masses sont meilleures que sur le Continent et tendaient à s'améliorer, avant de souffrir des coûteuses guerres contre la France. Et si Élie Halévy a surestimé l'influence du méthodisme, cet opium qui aurait détourné les ouvriers anglais des voies révolutionnaires, elle n'a pas été négligeable. Enfin, le détonateur de la Révolution française - la crise financière qui a fait basculer l'Ancien Régime et imposé le recours aux États généraux - est absent en Angleterre : le système fiscal est plus rationnel et plus productif, et si la guerre d'Amérique avait compromis l'équilibre budgétaire, Pitt a su le restaurer rapidement. Donc, des structures sociales et politiques à la fois ouvertes et stables, fort différentes de celles de la France et qu'une révolution technique tout juste commençante n'avait pas encore déséquilibrées sensiblement ; des élites satisfaites de leur prospérité et de leurs libertés et gardant confiance en elles-mêmes ; des masses assez contentes - à tort ou à raison - de leur sort, bien qu'elles fussent exclues des affaires publiques. Il existait, cependant, des minorités qui souffraient de frustration relative et désiraient des réformes. Si longtemps les vices du système politique n'avaient rencontré qu'indifférence, depuis 1770 environ un mouvement " radical " était apparu, qui voulait assainir la vie politique et notamment réformer un Parlement considéré comme corrompu et non représentatif, mouvement qui avait été stimulé par les maladresses de George III et les échecs subis en Amérique. Il était spécialement influent parmi les membres des sectes dissidentes, que la loi du Test maintenait dans un statut d'infériorité juridique, et son avant-garde était formée par les rational dissenters, des intellectuels rationalistes, dont les positions étaient souvent proches de l'idéologie révolutionnaire française : acquis à la théorie des droits naturels et à l'idée de progrès, ils rêvaient de réformes radicales, allant parfois jusqu'au suffrage universel. Ces milieux devaient être sensibles à l'inspiration exemplaire venue d'outre-Manche, mais il ne s'agissait que de groupes peu nombreux, coupés des masses par leur aisance, leur culture, leur libéralisme économique intransigeant et par le fait que nombre d'industriels fort durs pour leurs ouvriers appartenaient à ces pépinières d'entrepreneurs qu'étaient les sectes dissidentes. De même, les oligarques de l'opposition whig, propriétaires ou élus de bourgs pourris, n'étaient pas hommes à prendre la tête de quelque soulèvement populaire. D'ailleurs, en 1780, les Gordon riots, émeutes anticatholiques qui avaient mis Londres à feu et à sang, avaient montré aux classes aisées le danger des appels démagogiques à la " populace " ; et du moment qu'une révolution - et surtout une révolution vite devenue égalitaire, populaire et sanglante - avait éclaté dans un grand pays, la leçon était claire pour tous les possédants des autres pays et les chances de voir le processus français (dont le succès tint en partie à son caractère inédit et sans précédent depuis les âges oubliés de Charles Ier et de Cromwell) se reproduire ailleurs étaient fort diminuées. Pourtant, les débuts de la Révolution française furent accueillis par l'opinion britannique avec une sympathie presque unanime ; celle-ci, il est vrai, n'était pas dépourvue de condescendance : c'était avec beaucoup de retard que les Français s'engageaient dans les chemins de la liberté que l'Angleterre avait ouverts un siècle plus tôt ; elle était aussi celle de spectateurs désintéressés : personne n'imaginait, dans l'été de 1789, que les événements de France pourraient comporter pour les Anglais des enseignements politiques. Ce fut seulement à partir de la fin de 1790 qu'une bataille idéologique s'engagea à propos de la Révolution française, avec la publication par Edmund Burke des Réflexions sur la Révolution en France et sur les débats de certaines sociétés de Londres relatives à cet événement (la préposition en et la fin du titre sont importants, car impliquant que la Révolution française avait une portée universelle et que des Anglais mal intentionnés projetaient de l'imiter), auxquelles répondirent de nombreux défenseurs de la Révolution, en particulier Thomas Paine, rationaliste et républicain intransigeant, dans ses Rights of Man (mars 1791). L'opinion britannique se divisait et se cristallisait à propos de la Révolution française, qui devenait, mais assez lentement, un problème politique anglais. En même temps, l'exemple français contribuait à réveiller le mouvement radical, somnolent depuis quelques années. Des sociétés réformatrices anciennes reprenaient vie, de nouveaux clubs se fondaient, ainsi que des journaux radicaux, tant à Londres qu'en province et qu'en Écoss...
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