Henri Frédéric Amiel 1821-1880 Un homme dont la vie s'écoula sans aventure
Publié le 05/04/2015
Extrait du document
«
C'est alors qu'il composa la notice qui ouvre la série des grandes études consacrées au
Journal intime par Renan, Caro, Bourget, Matthieu Arnold, Gaston Frommel, Léon
Brunschwicg, Léon Bopp, Bernard Bouvier, Albert Thibaudet, Grégorio Maranon, Mauriac,
Edmond Jaloux, Robert de Traz, Gérard Bauer.
Bien d'autres encore.
Les éditions postérieures du Journal, plus étendues (celle de Bernard Bouvier, et celle qui
comporte l'épisode de Philine , puis l'édition complète qu'a entreprise Léon Bopp) ont, en le
faisant mieux connaître, multiplié les discussions autour de ce singulier écrivain,
jusqu'alors laissé dans sa grisaille.
On l'a souvent moqué, on l'a qualifié de “ malade de
l'idéal ” (Schérer et lui-même), d'imaginatif pur, de paranoïaque.
Cela ne suffirait point
pour expliquer la tenace impression d'inquiétude dont il pénètre ses lecteurs, les associant
étroitement à son propre sort et leur faisant trouver en lui certains éléments de leur pensée,
qu'ils ignoraient ou méconnaissaient.
Car la valeur quasi unique du Journal vient de ce que
le drame d'Amiel est, à des degrés divers, celui de la plupart des individus, et tient à la
condition humaine elle-même : il dénonce et il illustre le dépaysement des humains sur la
terre.
Enfant délicat, qui s'isolait pour lire, Amiel vécut, en imagination, une vie à laquelle
lui-même ne pouvait atteindre.
I1 passa ses jours, les yeux fixés sur un idéal dont il n'osait
s'approcher, de peur de le voir s'évanouir.
Ardemment et vainement désireux de goûter la
joie d'aimer et de se donner, il se voyait arrêté par la force même de son désir.
“ Éternelle
disproportion entre la vie rêvée et la vie réelle ”, écrit-il ; oui, de même qu'entre l'homme et
l'écrivain intime, entre la pensée et la parole écrite, entre les femmes dont les livres
peuplaient sa mémoire et celles qu'il rencontrait dans la rue.
Dans sa timide horreur d'être
dupe, Amiel préfère se duper lui-même, se retirer sous sa tente — où d'ailleurs il étouffe
en pensant qu'on pourrait l'y abandonner.
Voilà plus de quatre-vingts ans qu'il a prononcé
le mot de refoulement et analysé le symbolisme des rêves.
Ainsi, passionné de l'indépendance qu'il n'avait pas la force de conquérir, pétri de désirs et
redoutant ses instincts, cherchant à se blinder d'indifférence, lui qui gardait un c œ ur
d'enfant, il se défend des sujets et objets auxquels il pourrait s'attacher, se détache de ceux
auxquels il s'est livré, et s'efforce de s'habituer à vivre en dedans, à inventer ce qu'il aurait
pu être s'il avait été : autre.
On ne saurait pousser la personnalité plus loin, mais le miracle
est que, plus Amiel se consacre à lui-même et mieux il semble comprendre la nature et
l'humanité.
Son Journal est l'itinéraire d'une âme perdue dans le monde, qui proteste contre sa
faiblesse, ne se résout pas à la nécessité de se prendre en faute et, dans une invincible
nostalgie, cherche son climat, espérant toujours s'y épanouir.
C'est une tentative,
poursuivie pendant trente-cinq ans, de “ rétablir l'intégrité de l'esprit et l'équilibre de
conscience, c'est-à-dire la santé intérieure ”.
Ces cent soixante-quatorze cahiers in quarto, qu'il a lui-même réunis dans treize
cartonnages à dos de parchemin, ont servi de refuge à ce professeur célibataire et
amplement barbu, livré à la soif de connaître et de se faire connaître, qui sentait son c œ ur
trop étroit pour toute la tendresse dont il avait besoin.
Et qui surtout voulait se prouver.
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