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Henri Bergson par Gilles Deleuze Professeur à l'université de Paris VIII-Vincennes Un grand

Publié le 05/04/2015

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Henri Bergson par Gilles Deleuze Professeur à l'université de Paris VIII-Vincennes Un grand philosophe est celui qui crée de nouveaux concepts : ces concepts à la fois dépassent les dualités de la pensée ordinaire et donnent aux choses une vérité nouvelle, une distribution nouvelle, un découpage extraordinaire. Le nom de Bergson reste attaché aux notions de durée, de mémoire, d'élan vital, d'intuition. Son influence et son génie s'évaluent à la manière dont de tels concepts se sont imposés, ont été utilisés, sont entrés et demeurés dans le monde philosophique. Dès les Données Immédiates, le concept original de durée formé ; dans Matière et Mémoire, un concept de mémoire ; dans l'Évolution créatrice, celui d'élan vital. Le rapport des trois notions voisines doit nous indiquer le développement et le progrès de la philosophie bergsonienne. Quel est donc ce rapport ? En premier lieu, pourtant, nous nous proposons seulement d'étudier l'intuition, non pas qu'elle soit l'essentiel, mais parce qu'elle est susceptible de nous renseigner sur la nature des problèmes bergsoniens. Ce n'est pas par hasard que, parlant de l'intuition, Bergson nous montre quelle est l'importance, dans la vie de l'esprit, d'une activité qui pose et constitue les problèmes (La pensée et le mouvant) : il y a des faux problèmes plus encore qu'il n'y a de fausses solutions, avant qu'il n'y ait de fausses solutions pour les vrais problèmes. Or, si une certaine intuition est toujours au coeur de la doctrine d'un philosophe, une des originalités de Bergson est dans sa propre doctrine d'avoir organisé l'intuition même comme une véritable méthode, méthode pour éliminer les faux problèmes, pour poser les problèmes avec vérité, méthode qui les pose alors en termes de durée. " Les questions relatives au sujet et à l'objet, à leur distinction et à leur union, doivent se poser en fonction du temps plutôt que de l'espace (Matière et Mémoire). " Sans doute c'est la durée qui juge l'intuition comme Bergson l'a rappelé plusieurs fois, mais il n'en reste pas moins que c'est seulement l'intuition qui peut, quand elle a pris conscience de soi comme méthode, chercher la durée dans les choses, en appeler à la durée, requérir la durée, précisément parce qu'elle doit à la durée tout ce qu'elle est. Si donc l'intuition n'est pas une simple jouissance, ni un pressentiment, ni simplement une démarche affective, nous devons d'abord déterminer quel est son caractère réellement méthodique. Le premier caractère de l'intuition, c'est qu'en elle et par elle quelque chose se présente, se donne en personne, au lieu d'être inféré d'autre chose et conclu. Ce qui est en question, ici, est déjà l'orientation générale de la philosophie ; car il ne suffit pas de dire que la philosophie est à l'origine des sciences et qu'elle fut leur mère, mais maintenant où elles sont adultes et bien constituées, il faut demander pourquoi il y a encore de la philosophie, en quoi la science ne suffit pas. Or la philosophie n'a jamais répondu que de deux manières à une telle question, sans doute parce qu'il n'y a que deux réponses possibles : une fois dit que la science nous donne une connaissance des choses, qu'elle est donc dans un certain rapport avec elles, la philosophie peut renoncer à rivaliser avec la science, elle peut lui laisser les choses, et se présenter seulement d'une manière critique comme une réflexion sur cette connaissance que nous en avons. Ou bien, au contraire, la philosophie prétend instaurer, ou plutôt restaurer, une autre relation avec les choses, donc une autre connaissance, connaissance et relation que la science précisément nous cachait, dont elle nous privait, parce qu'elle nous permettait seulement de conclure et d'inférer sans jamais nous présenter, nous donner la chose en elle-même. C'est dans cette deuxième voie que Bergson s'engage en répudiant les philosophies critiques, quand il nous montre dans la science, et aussi dans l'activité technique, dans l'intelligence, dans le langage quotidien, dans la vie sociale et dans le besoin pratique, enfin et surtout dans l'espace, autant de formes et de relations qui nous séparent des choses et de leur intériorité. Mais l'intuition a un second caractère : ainsi comprise elle se présente elle-même comme un retour. La relation philosophique, en effet, qui nous met dans les choses au lieu de nous laisser au-dehors, est restaurée par la philosophie plutôt qu'instaurée, plutôt qu'inventée. Nous sommes séparés des choses, la donnée immédiate n'est donc pas immédiatement donnée ; mais nous ne pouvons pas être séparés par un simple accident, par une médiation qui viendrait de nous, qui ne concernerait que nous : il faut que, dans les choses mêmes soit fondé le mouvement qui les dénature, il faut que les choses commencent par se perdre pour que nous finissions par les perdre, il faut qu'un oubli soit fondé dans l'être. La matière est justement dans l'être ce qui prépare et accompagne l'espace, l'intelligence et la science. C'est par là que Bergson fait tout autre chose qu'une psychologie, puisque la matière est plus un principe ontologique de l'intelligence que la simple intelligence n'est un principe psychologique de la matière elle-même et de l'espace (L'évolution Créatrice). C'est par là aussi qu'il ne refuse aucun droit à la connaissance scientifique, nous disant qu'elle ne nous sépare pas simplement des choses et de leur vraie nature, mais qu'elle saisit au moins l'une des deux moitiés de l'être, l'un des deux côtés de l'absolu, l'un des deux mouvements de la nature, celui où la nature se détend et se met à l'extérieur de soi (La Pensée et le mouvement). Bergson ira même plus loin, puisque dans certaines conditions la science peut s'unir à la philosophie, c'est-à-dire accéder avec elle à une compréhension totale (La Pensée et le Mouvement). Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire déjà qu'il n'y aura pas chez Bergson la moindre distinction de deux mondes, l'un sensible et l'autre intelligible, mais seulement deux mouvements ou plutôt même deux sens d'un seul et même mouvement, l'un tel que le mouvement tend à se figer dans son produit, dans son résultat qui l'interrompt, l'autre qui rebrousse chemin, qui retrouve dans le produit le mouvement dont il résulte. Aussi bien les deux sens sont-ils naturels, chacun à sa manière : celui-là se fait selon la nature, mais elle risque de s'y perdre à chaque repos, à chaque respiration ; celui-ci se fait contre nature, mais elle s'y retrouve, elle se reprend dans la tension. Celui-ci ne peut être trouvé que sous celui-là, c'est ainsi que toujours il est retrouvé. Nous retrouvons l'immédiat parce qu'il faut nous retourner pour le trouver. En philosophie la première fois, c'est déjà la seconde, telle est la notion de fondement. Sans doute, c'est le produit qui est, d'un...
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