Gérard de Nerval par Jules Janin Épitaphe dans le Journal des Débats (1841) Ceux qui l'ont connu pourront dire au besoin toute la grâce et toute l'innocence de ce gentil esprit qui tenait si bien sa place parmi les beaux esprits contemporains.
Publié le 05/04/2015
Extrait du document
«
acceptait non seulement le premier, mais encore le second Faust ; et cependant nous
autres, nous lui disions que c'était bien assez du premier.
Bien plus, il a traduit les
deux Faust, il les a commentés, il les a expliqués à sa manière ; il voulait en faire un
livre classique, disait-il.
Souvent il s'arrêtait en pleine campagne, prêtant l'oreille, et
dans ces lointains lumineux que lui seul il pouvait découvrir, vous eussiez dit qu'il
allait dominer tous les bruits, tous les murmures, toutes les imprécations, toutes les
prières, venus à travers les bouillonnements du fleuve, de l'autre côté du Rhin.
Si jeune encore, comme vous voyez, il avait eu toutes les fantaisies, il avait obéi à
tous les caprices.
Vous lui pouviez appliquer toutes les douces et folles histoires qui
se passent, dit-on, dans l'atelier et dans la mansarde, tous les joyeux petits drames
du grenier où l'on est si bien à vingt ans, et encore c'eût été vous tenir un peu en
deçà de la vérité.
Pas un jeune homme, plus que lui, n'a été facile à se lier avec ce qui
était jeune et beau et poétique ; l'amitié lui poussait comme à d'autres l'amour, par
folles bouffées ; il s'enivrait du génie de ses amis comme on s'enivre de la beauté de
sa maîtresse ! Silence ! ne l'interrogez pas ! où va-t-il ? Dieu le sait.
A quoi rêve-t-il ?
que veut-il ? quelle est la grande idée qui l'occupe à cette heure ? Respectez sa
méditation, je vous prie, il est tout occupé du roman ou du poème et des rêves de
ses amis de la veille.
Il arrange dans sa tête ces turbulentes amours ; il dispose tous
ces événements amoncelés ; il donne à chacun son rêve, son langage, sa joie ou sa
douleur.
“ Eh bien ! Ernest, qu'as-tu fait ? — Moi, j'ai tué cette nuit cette pauvre
enfant de quinze ans, dont tu m'as conté l'histoire.
Mon c œur saigne encore, mais il
le fallait ; cette enfant n'avait plus qu'à mourir ! — Et toi, cher Auguste, qu'as-tu fait
de ton jeune héros que nous avons laissé dans la bataille philosophique ? Si j'étais à
ta place, je le rappellerais de l'Université, et je lui donnerais un maîtresse.
” Telles
étaient les grandes occupations de sa vie : marier, élever, accorder entre eux toutes
sortes de beaux jeunes gens tout frais éclos de l'imagination de ses voisins ; il se
passionnait pour les livres d'autrui bien plus que pour ses propres livres ; quoi qu'il
fît, il était tout prêt à tout quitter pour vous suivre.
“ Tu as une fantaisie, je vais me
promener avec elle, bras dessus, bras dessous, pendant que tu resteras à la maison à
te réjouir ” ; et quand il avait bien promené votre poésie, çà et là, dans les sentiers
que lui seul il connaissait, au bout de huit jours, il vous la ramenait calme, reposée,
la tête couronnée de fleurs, le c œur bien épris, les pieds lavés dans la rosée du matin,
la joue animée au soleil de midi.
Ceci fait, il revenait tranquillement à sa propre
fantaisie qu'il avait abandonnée au bord du chemin.
Cher et doux bohémien de la
prose et des vers ! Braconnier sur les terres d'autrui ! Mais il abandonnait à qui les
voulait prendre les beaux faisans dorés qu'il avait tués !
Une fois, il voulut voir l'Allemagne, qui a toujours été son grand rêve.
Il part ; il
arrive à Vienne par un beau jour pour la science, par le carnaval officiel et
gigantesque qui se fait là-bas.
Lui alors il fut tout étonné et tout émerveillé de sa
découverte.
Quoi ! une ville en Europe où l'on danse toute la nuit, où l'on boit tout le
jour, où l'on fume le reste du temps de l'excellent tabac.
Quoi ! une ville que rien
n'agite, ni les regrets du passé, ni les inquiétudes du lendemain ! une ville où les
femmes sont belles sans art, où les philosophes parlent comme des poètes, où
personne n'est insulté, pas même l'empereur, où chacun se découvre devant la
gloire, où rien n'est bruyant, excepté la joie et le bonheur ! Voilà une merveilleuse.
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- Madame de Staël écrit en 1800 dans De la Littérature (Première Partie, chap.11) : «Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune ; ils arrondissent, pour ainsi dire, leur existence, et suppléent à ce qui peut leur manquer encore par les illusions de la vanité ; mais le sublime de l'esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d'échapper a
- ÉPITAPHE de Gérard de Nerval
- Mme de Staël écrit (De la Littérature): « Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment de l'incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune... mais le sublime de l'esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d'échapper aux bornes qui circonscrivent l'imagination. » Expliquer et discuter ce jugement en l'illustrant par des exemples.
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