Franz Kafka par Alexandre Vialatte Écrivain L'homme ne sait à quel rang se mettre.

Franz Kafka par Alexandre Vialatte Écrivain L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans pouvoir le retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude, et sans succès, dans des ténèbres impénétrables. Pascal. Il est bien difficile de ne pas se dire qu'il y a, entre soi et le monde, une espèce de vieux malentendu. Une seconde d'attention et on ne comprend plus rien. La vie de la plupart des hommes se passe à faire comme si ce malentendu n'existait pas. Franz Kafka n'a cessé de s'expliquer avec lui. C'est toute sa vie et toute son oeuvre. On ne devrait pas parler de Kafka. Il y a vingt ans que je le traduis, que je me suis fait son prophète et son cheval, sa nourrice et son homme de peine, et son lierre et sa mauvaise herbe, il y a vingt ans que je ne veux pas le connaître. Quand une poule pond des oeufs d'or, on ne va pas lui ouvrir le ventre. Qu'on me comprenne : on a eu cette chance inouïe de trouver tout à coup dans la littérature une oeuvre unique qui ne ressemblait à rien de connu, plus étrange que celle de Poe, plus lunaire que celle de Rimbaud, et d'ignorer à peu près tout de sa genèse, un oeuf d'ange, pour ainsi dire. Il n'y avait rien de plus pressé, me semble-t-il, que de ne pas en savoir davantage ! Rien de plus urgent que d'ignorer ! Ou de répandre de faux bruits ! On restait libre d'inventer. C'était splendide. Il débarquait dans la littérature comme un Martien sur le globe terrestre. Personne ne l'avait aperçu à l'exception de quelques gardiens de phare. Non content d'arriver de la lune, il s'entourait d'une fumée. Car son oeuvre était sibylline. Il avait brûlé ses papiers, il avait avalé son code. Il se détache d'une nébuleuse, il fonce du fond de l'écran, il grossit comme l'express, il entre, il frappe, il tue, il rentre dans sa nuit première, il ne reste de lui que l'empreinte de ses doigts. Voilà comment il était beau, plus vrai que le vrai, et conforme à une oeuvre qui sème sous les fauteuils des âmes assoupies des pétards à retardement ! On ne trouve rien dans sa vie, il n'a jamais été que l'impartial greffier d'une sensibilité géniale, le secrétaire de quelque Ulysse du monde moral qui était son double, ou de quelque Christophe Colomb. Il naît, comme à peu près tout le monde, en 1883, dans une fabrique de pantoufles de Prague, qui a pour enseigne le choucas, d'une famille israélite, et meurt comme nous tous dans un sanatorium, d'une laryngite tuberculeuse, non loin de Vienne, après avoir été avocat de contentieux dans une compagnie d'assurances. Trop hésitant pour se marier, il ne laissera pas d'enfant. Après sa mort, il s'amenuise encore. Pendant toute là période nazie, il disparaît triplement de la terre qu'il n'avait au surplus jamais bien habitée. Il n'est plus que l'ombre d'une ombre, et cette ombre d'ombre est traquée. Ses éditeurs allemands ont été supprimés, ses livres ont été brûlés, ses traductions ont été interdites, ses manuscrits s'égarent, les démons de l'échec qu'il avait déchaînés s'acharnent sur tout ce qui le touche. Rien de son oeuvre n'était achevé, il voulait qu'on la détruisît. C'est un de ses amis qui la publie quand même. Elle ne doit le jour qu'à une pieuse tricherie. Plusieurs volumes paraissent et ces enfants posthumes, désavoués par leur père et poursuivis par les nazis, rôdent de cachette en cachette, lui gardant une survie précaire et contestée. On le publie pourtant dans des revues clandestines. Il mène une vie souterraine. La mode, qui vit de malentendus, le sacre roi de l'absurde et ...