Emmanuel Levinas par Dimitrios Rozakis Responsabilité et autonomie.
Publié le 05/04/2015
Extrait du document

Emmanuel Levinas par Dimitrios Rozakis Responsabilité et autonomie. Un motif récurrent dans l'oeuvre d'Emmanuel Levinas est celui de la responsabilité pour autrui. Quelle est la véritable portée philosophique de ce concept ? En quoi diffère-t-il de l'idée généralement admise de responsabilité ? Quand on nous tient responsable d'un acte que nous n'avons pas commis, nous nous estimons victime d'une injustice. Nous en appelons alors à une acception de la justice comme ordre fondé sur la responsabilité individuelle. Selon Aristote, nous pouvons discuter le sens moral d'un acte dans la mesure où nous pouvons imputer son principe à l'initiative d'un agent. Des Stoïciens jusqu'à Sartre, la philosophie s'est interrogée sur la possibilité d'une vie dont la dignité consisterait à témoigner de la liberté humaine. Elle appelle l'homme à assumer sa vie comme si elle ne dépendait que de lui. De fait, il paraît impossible de juger les actes humains autrement que par leur renvoi ultime à une liberté de principe : par le jugement institutionnel, est reconnu le sens objectif de l'acte, valable pour tous, et assigné à l'intention de son auteur. Dans cette perspective, une société juste est celle dont les institutions jugent et distribuent les punitions et les récompenses, de telle façon que le jugement puisse être reconnu à son tour par l'acteur comme porteur de la vérité (visible pour tous) de son acte. Le regard du juge est censé mesurer l'intention subjective de l'agent par les conséquences objectives de son acte. Une société juste - si la justice est la règle qui rend à chacun ce qui lui est dû - doit supposer idéalement la possibilité que cette mesure puisse être acceptée par l'acteur lui-même, c'est-à-dire la conciliation entre le point de vue de la " première personne " et celui de la " troisième personne ". Cette société constitue un " monde humain " au sens fort, familier, habitable, prévisible, monde dont l'existence est justifiée. Perméable aux attentes rationnelles des hommes, conforme à leur exigence de partager - et de juger ! - significations et projets, ce monde est le lieu même où les intentions se montrent et se disent. L'existence humaine elle-même se mesure et se justifie en se fondant sur cet ordre extérieur des formes et des normes politiques, qui garantissent la répartition du bien et du mal. Le langage articule la signification du réel et la hiérarchie des valeurs tandis que les institutions fournissent des repères publics aux destinées individuelles. C'est en fonction de cette hiérarchie et de ces significations préétablies que chacun évalue ce qui est propre à sa dignité d'homme. Cette solidarité du sens de l'existence humaine et du sens du réel tisse la trame du monde familier ; c'est ce lien que se propose d'expliciter la philosophie, telle que Levinas l'a héritée de ses maîtres Husserl et surtout Heidegger. Il s'agit pour le second d'un commerce essentiellement pratique et pour le premier de la " corrélation " théorique par excellence. L'élucidation de ce lien (appelée " réduction "), requiert un véritable saut en dehors de sa forme reçue toute faite et familière, vers son origine dissimulée dans la vie secrète de la conscience ou dans les structures de " l'être en tant qu'être ". Dans sa version heideggerienne, la réduction dévoile la dépendance de la question " existentielle " - concernant la spécificité humaine - à l'interrogation ontologique, qui porte sur les catégories au travers desquelles se donne la réalité en général. Fin des institutions et absurdité de l'être. Mais même (et surtout) dans la " vie naïve ", pré-philosophique, le sens du monde ne va pas toujours de soi. La réduction, dans la phénoménologie de Levinas, revêt une forme dramatique, au sens où elle recourt aux catégories de l'agir et du pâtir humains. La pensée de Levinas est en effet scellée par l'idée d'une " fin du monde " actuellement vécue et éprouvée comme un événement aux limites du pensable. Dans son expérience personnelle, les années 1939-1945 ne représentent pas simplement une irruption régionale du mal, à laquelle l'histoire humaine serait toujours vouée sans toutefois cesser d'être humaine, et sans perdre, malgré le cynisme et l'hypocrisie, la faculté de reconnaître le mal pour ce qu'il est. Bien plus, elles ont été une mise en question du monde " par les triomphes hitlériens où le mensonge n'était même pas nécessaire au Mal assuré de son excellence " ; les victimes de ces années " pensaient mourir en même temps que la Justice au temps où les jugements vacillants sur le bien et le mal ne trouvaient de critère que dans les replis de la conscience subjective, où aucun signe ne venaient du dehors ". Cette fin du monde était surtout la " fin des Institutions " au sens où celles-ci arbitrent et abritent la Justice. "...Ou comme si l'être même s'était suspendu " ajoute Levinas, vingt ans après la guerre, dans le même texte intitulé " Sans Nom ". Quand aucun signe ne vient du dehors, c'est l'être même qui est suspendu. C'est l'être en tant qu'ordre objectif et sensé qui s'effondre. Qu'est-ce qu'il reste quand l'être sensé, qui se plie aux préoccupations quotidiennes est suspendu ? En 1936, entre les tranchées de la première guerre et le pressentiment de l'horreur imminente, dans son article " De l'Évasion ", Levinas nous propose une réponse : c'est " la vérité élémentaire qu'il y a de l'être " qui survit à la mise entre parenthèses des qualités des choses et de leurs rapports entre elles. Le pur événement de l'être est en deçà de toute détermination des propriétés des choses qui sont déjà. Mais ce fait n'est pas dégagé par un acte intellectuel. Les rapports et les contours des choses sont " débrayés " de leur validité habituelle sous le coup de certaines expériences exceptionnelles. Dans ces situations, l'être n'est pas contaminé provisoirement par le mal et l'absurde ; dans la souffrance, dans la nausée - expériences paradigmatiques de ce " mal du siècle " - on est encombré par le fait même d'être. Le mal est le " mal d'être ". L'être pur s'impose comme sans issue, comme ce qui s'affirme en ne se référant qu'à soi : en récusant toute référence à une fin, valeur, idéal, sens qui pourraient le justifier. Le monde n'est plus simplement un obstacle à surmonter. Le non-moi, dans la pensée classique, se rapportait au moi par le biais de la négation et résistait aux efforts humains " mais... en soulignait par là l'exercice ". La nouvelle révélation de l'être porte la marque d'une absurdité foncière, réfractaire à tout dessein. Pour la pensée du XIXe siècle, les aspects obscurs de l'existence, assumés et niés (" relevés ") par l'homme, devraient servir de tremplin dialectique vers une harmonie supérieure. Levinas, témoin de la crise qui a frappé sa génération, attribue au fait pur d'être un caractère d'altérité radicale, d'une extériorité à ce qui est humain plus profonde que la négation, radicalement inassumable. Ce concept de l'extraordinaire est héritier de la spiritualité juive qui avertit de la possibilité jamais conjurée que l'histoire humaine sombre dans le chaos primitif, et de la capacité de la violence à engloutir les remparts de toute civilisation qui s'appuierait exclusivement sur la rationalité et l'universalité de ses institutions. Il est aussi l'écho des écrivains russes du XIXe siècle, pour qui la frustration systématique des aspirations humaines, contrariées par le malaise social et l'injustice, installe une pesanteur mortelle au sein même de la volonté, un ennui, une paresse métaphysique dans l'âme. Dans les deux livres d'après-guerre, De l'Existence à l'Existant et Le Temps et l'Autre, l'être pur s'appelle désormais " il y a ", exister anonyme, existence sans exi...

« par Dimitrios Rozakis. »
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- EN DÉCOUVRANT L’EXISTENCE AVEC HUSSERL ET HEIDEGGER, 1949. Emmanuel Levinas
- ÉTHIQUE ET INFINI, 1982. Emmanuel Levinas
- TOTALITÉ ET INFINI. Essai sur l’extériorité, 1961. Emmanuel Levinas (résumé & analyse)
- Levinas Emmanuel , 1905-1995, né à Kaunas (Lituanie), philosophe français.
- Totalité et Infini [Emmanuel Levinas] - fiche de lecture.