Désir et désarroi
Publié le 03/06/2022
Extrait du document
«
DÉSIR & DÉSARROI
L.
Lorgeoux
Quand en 1818 Théodore Géricault peint le célèbre Radeau de la Méduse, il choisit un sujet
d’actualité.
Une poignée de marins naufragés au large du Sénégal a survécu, dix jours durant, en plein océan
Atlantique, dans des conditions épouvantables, dévorés par la faim, par la soif, et par le désespoir.
Sur le
tableau, Géricault a choisi un moment crucial de la tragédie : les naufragés aperçoivent au loin l’ombre d’un
bateau.
À droite de la scène, l’espoir, soudain accessible, d’être sauvé, est représenté par un jeune homme
noir encore vigoureux1 qui contemple l’horizon illuminé, debout, porté par ses compagnons pour monter
encore plus haut afin d’être visible.
Son corps musculeux et lumineux est tendu au somment d’une pyramide
dynamique qui nous dit ce qu’est avant tout le désir : un élan, une tension des forces vers un objectif.
À
gauche, on voit un enchevêtrement de corps blafards, dont on ne sait lequel est moribond, lequel est mort,
allongés, membres relâchés, comme écrasés par la vague montante sur le côté et par le bricolage de voile qui
les surplombe et leur masque le ciel.
Au milieu d’eux, un homme est perdu dans ses pensées, véritable
allégorie du désarroi.
On peut en effet affirmer sans se tromper que dans le Radeau de la Méduse, la voile
bricolée n’importe comment avec des ruines de l’épave est la représentation dans le décor – conformément à
l’esthétique romantique qui projette les sentiments dans le paysage – du désarroi des naufragés.
Car le
désarroi est ce sentiment de trouble, de perte de repère et de grande angoisse, qui prend celui qui ne sait plus
où tourner ses regards.
Dans le vocabulaire de la marine, il désigne le désordre du gréement, le mauvais
rangement des pièces du bateau.
Mais par là, le désarroi montre une étrange proximité avec son opposé sur le tableau, le désir, dont
l’étymologie vient elle aussi du vocabulaire de la marine ; le désir, c’est à l’origine chercher des yeux l’étoile
que l’on a perdue, chercher sa route, être certes tendu vers cet objectif, mais souffir de son absence, et ne
plus savoir où tourner ses regards.
Désir et désarroi, s’ils sont clairement opposés point par point sur le
tableau, semblent donc, en fait, deux frères ennemis.
Car au fond, qu’est-ce ce qui a provoqué le désarroi des
naufragés ? l’absence de désir, d’espoir ? Ou bien le fait d’avoir trop désiré être sauvés, et avoir été maintes
fois déçus ? N’est-ce pas le désir qui provoque le désarroi ? Et le fait d’orienter notre vie sur un ou des désirs
n’est-il pas le meilleur moyen de la perdre ?
S’interroger sur les rapports entre désir et désarroi, au-delà de la paronomase, c’est se demander
premièrement s’ils sont incompatibles, et si le désarroi naît toujours d’une absence de désir ; mais il importe
également de voir en quoi la multiplicité des désirs n’est pas une forme particulière de désarroi.
Si cette
hypothèse s’avère la bonne, et que désir et désarroi vont bien de pair, il faudra alors se demander si le désir
n’est pas, en fait et malgré ce qui semble à première vue, le fils du désarroi, et quel parti l’humanité peut
tirer de cette terrible filiation.
***
Que désirer ? Qu’est-ce qui vaut la peine, en ce monde, de consacrer ma peine, mes efforts, mes
souffrances à l’obtenir ? Le premier désarroi, c’est celui qui frappe l’homme qui cherche sa voie et n’a pas de
désir qui le guide.
En effet, dans la mesure où désirer, c’est projeter vers un avenir encore à réaliser la puissance de
notre vouloir, c’est lancer, comme le dit le Zarathoustra de Nietzsche, « la flèche de notre désir » « pardessus les hommes », alors le désir oriente bel et bien notre vie.
Comment l’indifférent ou le blasé peut-il
savoir où il va, ou avoir la volonté d’agir ? À cet égard, le vieillard du Radeau de la Méduse, qui a tous les
attributs classiques du sage stoïcien dans la tourmente – position de réflexion, manteau posé sur la tête,
regard dans le vide – ne présente pas du tout le visage équanime du philosophe traditionnel qui sait faire taire
le désir pour mener la vie heureuse.
Ici, il est perdu, tout simplement.
1
Le modèle qui a posé pour Géricault est le célèbre Joseph, l’un des rares modèles noirs de l’époque, et ami
personnel du peintre.
Le choix de faire poser un Noir en héros et de mettre en avant sa musculature comparable à
l’idéal de la statuaire grecque classique a été pris, sans doute avec raison, pour une critique du rétablissement de
l’esclavage par Napoléon, et avait, on s’en doute, suscité la polémique.
1.
»
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