Jacques Bouveresse La connaissance de soi et la science
Publié le 31/12/2024
Extrait du document
«
Jacques Bouveresse
La connaissance de soi
et la science
Dans la Huxley Memorial Lecture, qu’il a donnée le
6 décembre 2000 au Royal Anthropological Institute
de Londres, à l’occasion de réception de la Huxley Medal,
et qui est publiée ici, Bourdieu se dit convaincu qu’« on
connaît de mieux en mieux le monde à mesure qu’on se
connaît mieux, que la connaissance scientifique et la
connaissance de soi et de son propre inconscient social
progressent d’un même pas, et que l’expérience première
transformée par la pratique scientifique transforme la
pratique scientifique et réciproquement».
La réflexivité
scientifique qui est ainsi exercée est une chose que, pour
des raisons que l’on comprend aisément, il tient particulièrement à distinguer à la fois de la réflexivité narcissique de l’anthropologie postmoderne et de la réflexivité
égologique de la phénoménologie.
Le sociologue de soi-même
L’« objectivation participante », telle qu’il la conçoit,
est, explique-t-il, «la conduite d’un ethnologue qui s’immerge dans un univers social étranger pour y observer
une activité, un rituel, une cérémonie, et, dans l’idéal,
tout en y participant ».
Or l’adoption d’une posture de
cette sorte peut sembler comporter une difficulté intrinsèque, puisqu’elle implique un dédoublement de la
conscience qui risque d’être tout à fait irréalisable, dans
la mesure où il exige du chercheur qu’il soit à la fois le
sujet et l’objet, celui qui agit et celui qui s’observe en
train d’agir.
On est tenté d’objecter à l’idée d’un tel
dédoublement que la participation effective et l’observation proprement dite s’excluent nécessairement l’une
l’autre.
Ou bien, en effet, la participation est, pour des
raisons de principe, impossible, parce qu’elle implique
un processus d’apprentissage différent de celui qui a
produit l’observateur et ses dispositions, ou bien elle est,
au moins en théorie, concevable, mais elle ne pourrait
être véritablement réalisée qu’à la condition d’abolir
l’extériorité, la réflexivité et la distance, et de réussir à
transformer celui qui entendait rester un observateur
et même, si possible, un observateur scientifique en un
acteur de l’espèce ordinaire.
On peut participer à un
degré plus ou moins élevé à une pratique sociale, mais,
au sens scientifique du mot « observation », on ne peut
pas réellement l’observer de l’intérieur.
Or Bourdieu parle d’objectivation participante, et
non d’observation participante, une chose qu’il considère comme une sorte d’impossibilité conceptuelle,
aussi longtemps, en tout cas, qu’on se la représente
comme « une immersion nécessairement fictive dans
un milieu étranger ».
Mais il considère que cela ne nous
condamne pas pour autant à «l’objectivisme du “regard
éloigné” d’un observateur qui reste aussi distant de
lui-même que de son objet ».
« L’objectivation participante se donne pour objet – nous dit-il – d’explorer
non “l’expérience vécue” du sujet connaissant, mais
les conditions sociales de possibilité (donc les effets
et les limites) de cette expérience et, plus précisément,
de l’acte d’objectivation.
Elle vise à une objectivation
du rapport subjectif à l’objet qui, loin d’aboutir à un
subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l’objectivité scientifique.
» Le point crucial est donc que l’observation de
soi qu’il s’agit de pratiquer doit être une observation
instruite et armée, qui n’a rien à voir avec l’une quelconque des formes de l’« observation naïve de
l’observateur », qui « tend à substituer les délices faciles de l’exploration de soi à la confrontation avec les
réalités rugueuses du terrain ».
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.59-64
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Jacques Bouveresse
Bourdieu se méfie particulièrement du genre de relativisme et de subjectivisme auquel ont conduit les
pseudo-dénonciations radicales qui, pour reprendre le
titre d’un livre publié en 1986 sous la direction de
Clifford et Marcus, traitent de «la poétique et la politique
de l’ethnographie1 ».
Il n’a, comme on pouvait s’y attendre, aucune espèce de sympathie pour la complaisance
narcissique et la fausse humilité de toutes les analyses
qui conduisent à la conclusion démoralisante que le
sociologue et l’ethnologue ne font eux aussi, en fin de
compte, que construire des récits plus ou moins convaincants à propos de leurs expériences, inventer et raconter des histoires, si possible bonnes ou en tout cas
susceptibles d’être reçues comme telles, produire des
discours ou des textes qui en susciteront d’autres, etc.
L’ethnographie, comme son nom l’indique, s’« écrit»;
mais, pour Bourdieu, cela ne signifie aucunement qu’elle
pourrait avoir davantage de rapport avec la création
littéraire qu’avec la connaissance objective.
Ce qu’il appelle l’« objectivation participante » est
l’objectivation du sujet de l’objectivation, du sujet analysant, autrement dit, du chercheur lui-même.
Et ce qu’il
s’agit d’objectiver n’est pas l’anthropologue en train
d’analyser un univers étranger, mais « le monde social
qui a fait l’anthropologue et l’anthropologie consciente
ou inconsciente qu’il (ou elle) engage dans sa pratique
anthropologique – non seulement son milieu d’origine,
sa position et sa trajectoire dans l’espace social, son
appartenance et ses adhésions sociales et religieuses,
son âge, son sexe, sa nationalité, etc., mais aussi et
surtout sa position particulière dans le microcosme des
anthropologues».
C’est une chose bien connue, en effet,
et sur laquelle Bourdieu est revenu maintes fois, que
certains des choix scientifiques les plus fondamentaux
(concernant le sujet de la recherche, la méthode, la
théorie) peuvent dépendre de la position occupée par
le scientifique à l’intérieur de son univers professionnel – en l’occurrence, à l’intérieur de ce que Bourdieu
appelle le « champ anthropologique ».
Le champ luimême impose à tous ceux qui lui appartiennent des
caractéristiques communes, qui correspondent à des
traditions et des particularités nationales, des habitudes de pensée, des problématiques obligatoires, des
croyances, des évidences et des trivialités partagées,
des rituels, des valeurs et des consécrations, des jugements de valeur, des préjugés et des ignorances, etc.
Mais la position particulière que quelqu’un occupe à l’intérieur du champ concerné est aussi à l’origine de
contraintes et de limitations supplémentaires, plus spécifiques, qui déterminent l’espace de possibilités qui s’offre à lui à l’intérieur du champ.
Nous touchons ici à ce qui a toujours semblé le plus
difficile à accepter dans le travail de Bourdieu et a
suscité les réactions de rejet les plus violentes.
Comme
60
il le remarque, le comble du scandale a probablement été
atteint avec un livre comme Homo academicus2, qui se
proposait d’appliquer le processus de l’objectivation à
des acteurs sociaux qui sont censés être justement des
professionnels de l’objectivation.
Bourdieu évoque une
étude faite par un de ses étudiants en 1995, d’où il ressort
que les sujets de recherche choisis dans des disciplines
comme la philosophie et la sociologie sont statistiquement dépendants des origines et des trajectoires sociales, du sexe et par-dessus tout du parcours pédagogique
effectué.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce
genre de constatation est perçu généralement comme
inacceptable et semble l’être spécialement dans le cas
d’une discipline qui, comme la philosophie, est censée
être la plus libre, la plus autonome et la plus rationnelle
de toutes.
Ce que nous devons être prêts à admettre et
qui est le plus inadmissible est le fait que « nos choix en
apparence les plus personnels, les plus intimes, et, par
là, les plus chers, celui de notre discipline, de nos sujets
de prédilection (par exemple l’anthropologie économique ou l’étude de la parenté, l’Afrique ou l’Europe
de l’Est), de nos orientations théoriques et méthodologiques, trouvent leur principe dans des dispositions
socialement constituées où s’expriment encore, sous une
forme plus ou moins transfigurée, des propriétés banalement sociales, tristement impersonnelles ».
Il y a eu, bien entendu, des philosophes éminents qui
ne se sont nullement laissé impressionner par le sentiment que nous avons d’agir librement et qui ont soutenu
que la liberté de choix que nous croyons pouvoir nous
attribuer n’est rien d’autre que l’ignorance des causes
qui nous font choisir.
Mais le philosophe qui profère une
affirmation de cette sorte n’est pas nécessairement
disposé à admettre qu’elle pourrait bien s’appliquer
aussi au choix philosophique qu’il est en train d’effectuer en disant ce qu’il dit.
Bourdieu ne cherche pas,
bien entendu, à le convaincre qu’il n’est pas libre, mais
lui propose simplement une conception plus plausible
et plus réaliste de ce que c’est qu’être libre, qui ne le
prive de rien de ce à quoi il pouvait légitimement tenir,
puisque ce qu’elle remplace ne pouvait être, en fait,
qu’une illusion pure et simple.
Connaissance de soi
et autodétermination
« On est – a écrit Bourdieu – empiriste, formaliste,
théoricien, ou rien de tout cela, beaucoup moins par
vocation que par destin, dans la mesure où le sens de
sa propre pratique advient à chacun sous la forme du
système de possibilités et d’impossibilités qui définissent les conditions sociales de sa pratique intellectuelle.
On voit qu’il peut être utile de traiter, par décision de
méthode, les professions de foi épistémologiques comme
La connaissance de soi et la science
des idéologies professionnelles visant, en dernière
analyse, à justifier moins la science que le chercheur,
moins la pratique réelle que les limites imposées à la
pratique par la position et le passé du chercheur3.
»
Bourdieu dit qu’il peut être utile de traiter de cette
façon, par décision....
»
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