B. Russell Problèmes de philosophie Chapitre 1. APPARENCE ET RÉALITÉ
Publié le 13/10/2024
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B.
Russell Problèmes de philosophie
Chapitre 1.
APPARENCE ET RÉALITÉ
Existe-t-il au monde une connaissance dont la certitude soit telle qu’aucun homme
raisonnable ne puisse la mettre en doute? Cette question qui, à première vue,
pourrait paraître simple, est en réalité l’une des plus difficiles.
Lorsque nous nous
serons rendu compte des obstacles qui s’opposent à une réponse spontanée et
optimiste, nous serons sur la bonne voie en ce qui concerne l’étude de la
philosophie; en effet, la philosophie est simplement une tentative pour répondre à
des questions de ce genre, non pas à la légère ou dogmatiquement, comme on le fait
pour les choses de la vie ordinaire, et même pour les questions scientifiques, mais
en exerçant notre sens critique, après avoir examiné tous les éléments qui rendent
de telles questions troublantes et après nous être rendu compte de toute l’incertitude,
de toute la confusion que dissimulent nos idées courantes.
Dans la vie quotidienne, nous présumons certaines de nombreuses données; or, à
l’analyse, elles se révèlent en réalité si pleines de contradictions manifestes que
seule une réflexion suivie nous permet de définir ce qu’il nous est vraiment permis de
croire.
Dans notre recherche d’une certitude, il est naturel d’étudier en premier lieu
notre réaction du moment et, en un sens, nous pouvons sûrement en tirer quelque
connaissance.
Mais toute affirmation concernant la nature de ce que notre vécu
empirique immédiat nous fait connaître a de fortes chances d’être erronée.
Ainsi, il
me paraît qu’en ce moment je suis assis sur une chaise devant une table d’une
forme particulière, sur laquelle je vois des feuilles de papier couvertes d’écriture ou
de caractères d’imprimerie.
En tournant la tête je vois par la fenêtre des maisons,
des nuages et du soleil.
Je crois que le soleil est distant de la terre d’environ 149
millions de kilomètres, que c’est un globe de feu, de nombreuses fois plus gros que
la terre, et que, à cause de la rotation de celle-ci, le soleil se lève chaque matin, et
qu’il en sera ainsi pendant un temps indéterminé.
Je crois que, si une autre personne
normale entre dans la pièce où je me trouve, elle verra les mêmes chaises, les
mêmes tables, les mêmes papiers et les mêmes livres que moi; et que la table que je
vois est la même que celle que je perçois en y appuyant mon bras.
Tout cela semble
si évident qu’il est presque inutile d’en parler, sauf s’il s’agit de répondre à quelqu’un
qui mettrait en doute ma connaissance.
Pourtant, de cela on peut douter
raisonnablement, et toutes ces assertions demandent à être minutieusement
discutées si nous voulons être sûrs que nous les avons faites sous une forme
absolument véridique.
Pour bien faire comprendre le problème, concentrons notre attention sur la table.
Pour l’œil, elle est rectangulaire, brune et luisante, pour le toucher, sa surface est
polie, froide et dure; lorsque je la frappe de la main, elle rend un son de bois.
Tout
autre que moi, s’il voit et palpe et entend la table, sera d’accord avec la description
que j’en fais; on pourrait donc penser qu’il n’y a là aucun problème.
Mais dès que
nous essayons d’être plus précis, nos difficultés commencent.
Même si je crois que
la table est "réellement" de la même couleur en toutes ses parties, les parties qui
réfléchissent la lumière paraissent beaucoup plus colorées que les autres et
certaines parties paraissent blanches par un effet de réflexion de lumière différent.
Je
sais encore que, si je me déplace, ce seront d’autres parties qui réfléchiront la
lumière de sorte que l’apparente distribution des couleurs sera modifiée.
Si donc
plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n’y en aura pas deux qui
verront les couleurs de la même façon, car il n’y en aura pas deux qui verront la table
exactement sous le même angle et toute différence d’angle transforme la façon dont
la lumière est réfléchie.
Dans la pratique, ces différences sont sans intérêt, mais pour un peintre, par
exemple, elles sont d’une importance capitale; le peintre doit perdre l’habitude de
penser que les choses se présentent à l’œil sous l’apparence de leur couleur "réelle",
à savoir celle que le sens commun leur attribue, il doit apprendre à voir les choses
exactement comme elles se manifestent à lui.
Voilà précisément le commencement
d’une des distinctions qui constituent l’un des plus graves problèmes philosophiques,
la distinction à établir entre 1'"apparence" et la "réalité", entre ce que les choses
semblent être et ce qu’elles sont vraiment.
Le peintre veut reproduire l’apparence des
choses, l’homme réaliste et le philosophe veulent savoir ce que sont réellement les
choses, mais le désir du philosophe est plus intense que celui de l’homme réaliste et
la conscience des difficultés que soulève la recherche d’une réponse adéquate au
problème l’inquiète encore davantage.
Revenons à notre table: d’après ce que nous avons constaté, il est évident qu’il n’y
a pas de couleur précise unique qu’on puisse lui attribuer, ni même qu’on puisse
attribuer à l’une quelconque de ses parties: la table paraît être de couleurs diverses,
selon les divers angles sous lesquels on la regarde et il n’y a aucune raison de
considérer telle ou telle nuance comme étant celle qui appartient véritablement à la
table.
Et même à supposer qu’on la regarde sous un angle donné fixe, d’autres
variations peuvent se produire: nous savons que la lumière artificielle change les
couleurs, qu’un daltonien ou quelqu’un portant des verres bleus voit d’autres teintes
et que l’obscurité supprime les couleurs, même si au toucher et à l’ouïe la table reste
la même.
La couleur n’est donc pas inhérente à la table, mais dépend à la fois de la
table, de celui qui la voit et de la façon dont la lumière arrive sur la table.
Quand,
dans la vie quotidienne, nous parlons de la couleur de cette table, nous voulons
seulement parler de la couleur en gros que semblera posséder ce meuble à toute
personne normale qui la verra sous un angle normal et dans des conditions normales
d’éclairage.
Toutefois, les autres couleurs qui apparaissent dans des conditions
différentes ont tout autant droit à être jugées réelles; en conséquence, pour être
impartial, il nous faut convenir que, considérée dans son ensemble, la table n’a pas
de couleur qui lui soit propre.
On peut dire la même chose à propos de la texture.
On peut, il est vrai, discerner à
l’œil nu le grain du bois, mais dans l’ensemble, la table paraît avoir une surface lisse
et polie.
Si nous la regardions au microscope, nous discernerions les rugosités du
bois, ses creux et ses élévations et toutes sortes de détails qui ne se voient pas à
l’œil nu.
Lesquelles de ces choses sont la table "réelle" ? Nous sommes évidemment
tentés de dire que les renseignements fournis par le microscope sont plus réels, mais
un autre instrument plus puissant nous offrirait une autre vision du bois.
Alors, si
nous ne pouvons nous fier à ce que nous voyons à l’œil nu, pourquoi faire confiance
au microscope ? Et voilà ébranlée la confiance que nous avions au départ dans le
témoignage de nos sens.
Quant à la forme de la table, elle ne nous offre pas une position plus assurée.
Nous avons tous l’habitude d’émettre des jugements définitifs concernant les formes
"réelles" des choses qui nous entourent et nous le faisons de façon si irréfléchie que
nous en venons à croire que nous voyons véritablement les formes réelles.
Mais en
réalité, une chose donnée présente une forme qui varie selon l’angle sous lequel on
la regarde; c’est ce que nous devons tous apprendre si nous tentons de faire du
dessin.
Si notre table est "réellement" rectangulaire, de presque tous les points elle
nous apparaîtra comme présentant deux angles aigus et deux angles obtus; si les
côtés opposés sont parallèles, ils nous apparaissent comme s’ils convergeaient vers
un point éloigné; s’ils sont d’égale longueur, ils apparaissent comme ayant le côté le
plus proche plus long que l’autre.
De tout cela, on ne s’aperçoit pas habituellement
en voyant une table, parce que l’expérience nous a appris à construire la forme
"réelle" de la table en partant de la forme apparente, et la forme "réelle" est ce qui
nous intéresse, du point de vue des considérations pratiques.
Mais la forme "réelle"
n’est pas ce que nous voyons, c’est quelque chose que nous inférons de ce que
nous voyons.
Et ce que nous voyons change constamment de forme à mesure que
nous nous déplaçons dans la pièce où se trouve la table; nos sens ne semblent par
conséquent pas nous renseigner avec vérité au sujet de la table elle-même, mais
seulement à propos de l’apparence de cette table.
Des difficultés analogues surgissent à propos du toucher.
Il est exact que la table
procure en tout temps une sensation de dureté et nous sentons qu’elle résiste à la
pression; cependant, la sensation ressentie dépend de la force de notre pression et
aussi de la partie du corps qui exerce....
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