The Project Gutenberg EBook of La Folle Journée ou le Mariage de Figaro, by Pierre Augustin Caron de Beaumarchais This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Folle Journée ou le Mariage de Figaro Author: Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Release Date: February 13, 2007 [EBook #20577] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FOLLE JOURNÉE *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) LA FOLLE JOURNÉE, OU LE MARIAGE DE FIGARO. Cet Ouvrage se trouve, À Versailles, chez BLAIZOT, libraire du roi. À Bordeaux, chez les frères LABOTTIERE. À Lille, chez J. J. JACQUEZ. À Grenoble, chez BRETTE. À Bayonne, chez FAUVET DU HARD. À Bruxelles, chez DUJARDIN. À Nantes, chez DESPILLY. À Rennes, chez ROBIQUET, l'aîné. À Nîmes, chez GAUDE et compagnie. À Montpellier, chez RIGAUD, PONS et compagnie. À Châlons-sur-Saône, chez DE LIVANI. À Angers, chez PAVIE, libr.-impr. du roi. Et chez les principaux libraires des autres villes du royaume. AVIS DE L'ÉDITEUR. Par un abus punissable, on a envoyé à Amsterdam un prétendu manuscrit de cette pièce, tiré de mémoire et défiguré, plein de lacunes, de contre-sens et d'absurdités. On l'a imprimé et vendu en y mettant le nom de M. de Beaumarchais. Des comédiens de province se sont permis de donner et représenter cette production, comme l'ouvrage de l'auteur; il n'a manqué à tous ces gens de bien que d'être loués dans quelques feuilles périodiques. LA FOLLE JOURNÉE, OU LE MARIAGE DE FIGARO, COMÉDIE EN CINQ ACTES, EN PROSE. PAR M. DE BEAUMARCHAIS. Représentée pour la première fois, par les Comédiens français ordinaires du Roi, le mardi 27 avril 1784. En faveur du badinage, Faites grace à la raison. Vaud. de la pièce. DE L'IMPRIMERIE DE LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE-TYPOGRAPHIQUE; Et se trouve à Paris, Chez RUAULT, libraire, au Palais-Royal, près le théâtre, nº 6. 1785. AVIS DE L'ÉDITEUR. PRÉFACE. CARACTERES ET HABILLEMENS DE LA PIECE. PERSONNAGES. ACTE PREMIER. ACTE II. ACTE III. ACTE IV. ACTE V. PRÉFACE. En écrivant cette préface, mon but n'est pas de rechercher oiseusement si j'ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise: il n'est plus temps pour moi; mais d'examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j'ai fait une oeuvre blâmable. Personne n'étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres; si je me suis écarté d'un chemin trop battu, pour des raisons qui m'ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l'ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes? imprimer puérilement que je reporte l'art à son enfance, parce que j'entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d'amuser en instruisant? Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il y a souvent très-loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu'on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu'en fait de reproche à l'auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins. Il est peut-être utile de dévoiler aux yeux de tous ce double aspect des comédies, et j'aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens en la scrutant à fixer l'opinion publique sur ce qu'on doit entendre par ces mots: Qu'est-ce que LA DÉCENCE THÉÂTRALE? À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d'affecter, comme j'ai dit autre part, l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s'amuser et de juger de ce qui leur convient: faut-il le dire enfin? des bégueules rassasiées, qui ne savent plus ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide cotterie, et dont la latitude est si grande qu'on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation. Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots décence et bonnes moeurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n'avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu-près ce qui garote le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l'intrigue, sans laquelle il n'y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours. Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique; on ne pourrait mettre au théâtre les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd'hui les Dandins et les Brid'oisons, même des gens plus éclairés, s'écrier qu'il n'y a plus ni moeurs, ni respect pour les magistrats. On ne ferait point le Turcaret sans avoir à l'instant sur les bras, fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits-réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu'aujourd'hui Turcaret n'a plus de modèles. On l'offrirait sous d'autres traits, l'obstacle resterait le même. On ne jouerait point les Fâcheux, les Marquis, les Emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l'antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d'esprit; mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu'il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu'au théâtre l'oeuvre sublime du Tartuffe? Aussi l'auteur qui se compromet avec le public pour l'amuser, ou pour l'instruire, au lieu d'intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidens impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame. J'ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l'ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée, où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses moeurs, le goût de la décence et des chefs-d'oeuvre de nos maîtres. J'ai tenté d'être cet homme, et si je n'ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s'est-elle manifestée dans tous. J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut traiter. L'auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce: les conspirations, l'usurpation du trône, le meurtre, l'empoisonnement, l'inceste dans Oedipe et Phèdre; le fratricide dans Vendôme; le parricide dans Mahomet; le régicide dans Machbet, &c. &c. La comédie, moins audacieuse, n'excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos moeurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur l'avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare? démasquer l'hypocrisie, sans montrer, comme Orgon dans le Tartuffe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes? un joueur effréné, sans l'envelopper de fripons, s'il ne l'est pas déjà lui-même? Tous ces gens-là sont loin d'être vertueux: l'auteur ne les donne pas pour tels; il n'est le patron d'aucun d'eux; il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité? Quand l'auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard; sa moralité est remplie: s'il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi: Le renard s'en saisit, le dévore; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n'est qu'un long apologue: leur différence est que dans la fable les animaux ont de l'esprit; et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes; et qui pis est, des bêtes méchantes. Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l'Avare un fils prodigue et vicieux, qui lui vole sa cassette, et l'injurie en face; est-ce des vertus ou des vices qu'il tire sa moralité? Que lui importent ses fantômes? c'est vous qu'il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps, ne manquèrent pas d'apprendre au bon public combien tout cela était horrible! Il est aussi prouvé que des envieux très-importans, ou des importans très-envieux se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n'est plus, en rappelant ainsi les faits: L'Ignorance et l'Erreur à ses naissantes pièces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau, Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte; Le vicomte, indigné, sortait au second acte; L'un, défendeur zélé des dévots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu; L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Voulait venger la cour immolée au parterre. On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n'aurait pas un seul chef-d'oeuvre de Molière; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi, que pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient par-tout qu'il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme; et cela s'imprimait avec APPROBATION ET PRIVILEGE de ce roi qui le protégeait: rien là-dessus n'est empiré. Mais, parce que les personnages d'une pièce s'y montrent sous des moeurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène? Que poursuivrait-on au théâtre? les travers et les ridicules? cela vaut bien la peine d'écrire! ils sont chez nous comme les modes; on ne s'en corrige point, on en change. Les vices, les abus: voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des moeurs dominantes; leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. Soit qu'il moralise en riant, soit qu'il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir: malheur à lui s'il s'en écarte. On ne peut corriger les hommes qu'en les fesant voir tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie. Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l'art, avec la satire odieuse et personnelle: l'avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre par l'homme juste, aigri de l'horrible abus des bienfaits: Tous les hommes sont des ingrats; quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s'offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu'il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre bons et les mauvais coeurs; on le sent, et cela console. Que si l'humoriste répond qu'un bienfaiteur fait cent ingrats; on répliquera justement qu'il n'y a peut-être pas un ingrat qui n'ait été plusieurs fois bienfaiteur; cela console encore. Et c'est ainsi qu'en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais par-tout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j'ai plusieurs fois d'office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l'enchère. N'ont-ils pas assez, ces grands, des mille et un feuillistes, feseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque? On tolère un si léger mal, parce qu'il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt; mais le théâtre est un géant, qui blesse à mort tout ce qu'il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics. Ce n'est donc ni le vice ni les incidens qu'il amène, qui font l'indécence théâtrale; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l'auteur, ou faible ou timide, n'ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse. Lorsque je mis Eugénie au théâtre, (et il faut bien que je me cite, puisque c'est toujours moi qu'on attaque) lorsque je mis Eugénie au théâtre, tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient des flammes dans les foyers, sur ce que j'avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d'épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre, sans avoir été mariée. Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames; constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l'intérêt y naissaient entièrement de l'abus qu'un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit, pour tourmenter une faible fille, sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l'ouvrage a d'utile et de bon, naît du courage qu'eut l'auteur d'oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté. Depuis, j'ai fait les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu'elle est sa fille illégitime: ce drame est aussi très-moral; parce qu'à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l'auteur s'attache à y montrer les devoirs qu'impose la nature sur les fruits d'un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans appui. Entre autres critiques de la pièce, j'entendis dans une loge, auprès de celle que j'occupais, un jeune important de la cour, qui disait gaiement à des dames: «L'auteur, sans doute, est un garçon fripier, qui ne voit rien de plus élevé que des commis des fermes et des marchands d'étoffes; et c'est au fond d'un magasin qu'il va chercher les nobles amis qu'il traduit à la scène française.« Hélas! Monsieur, lui dis-je, en m'avançant, il a fallu du moins les prendre où il n'est pas impossible de les supposer; vous ririez bien plus de l'auteur, s'il eût tiré deux vrais amis de l'OEil-de-boeuf et des carrosses? Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux. Me livrant à mon gai caractère, j'ai depuis tenté, dans le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle; mais, comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j'eusse ébranlé l'État; l'excès des précautions qu'on prit et des cris qu'on fit contre moi, décelait sur-tout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s'y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l'affiche, à l'instant d'être jouée, dénoncée même au parlement d'alors; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j'avais destiné à l'amusement du public. Je l'obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges; et chacun me disait tout bas: Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu'il n'y a plus que vous qui osiez rire en face. Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage; et c'est ce que j'ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire, (car, en frappant l'air de son nom, l'on sent vibrer le vieux mot patrie) feu M. le prince de Conti, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d'y montrer la famille de Figaro que j'indiquais dans cette préface. Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu'il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit: et qui sait s'il verrait le jour! Cependant, par respect j'acceptai le défi; je composai cette Folle Journée, qui cause aujourd'hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C'était un homme d'un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier: le dirai-je? il en fut content. Mais quel piége, hélas! j'ai tendu au jugement de nos critiques, en appelant ma comédie du vain nom de Folle Journée! Mon objet était bien de lui ôter quelqu'importance; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d'annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu l'Epoux suborneur. C'était pour eux une autre piste; on me courait différemment; mais ce nom de Folle Journée les a mis à cent lieues de moi: ils n'ont plus rien vu dans l'ouvrage que ce qui n'y sera jamais; et cette remarque un peu sévère, sur la facilité de prendre le change, a plus d'étendue qu'on ne croit. Au lieu du nom de Georges Dandin, si Molière eût appelé son drame la Sottise des alliances, il eût porté bien plus de fruit: si Regnard eût nommé son Légataire, la Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l'ai fait avec réflexion. Mais qu'on ferait un beau chapitre sur tous les jugemens des hommes et la morale du théâtre, et qu'on pourrait intituler: De l'influence de l'Affiche! Quoi qu'il en soit, la Folle Journée resta cinq ans au porte-feuille; les comédiens ont su que je l'avais, ils me l'ont enfin arrachée. S'ils ont bien ou mal fait pour eux, c'est ce qu'on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation; soit qu'ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie, il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n'a été jouée avec autant d'ensemble; et si l'auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n'y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n'ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l'adoption des comédiens. Sur l'éloge outré qu'ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès-lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès-lors aussi les grands ennemis de l'auteur ne manquèrent pas de répandre à la cour qu'il blessait dans cet ouvrage, d'ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était opprimée, et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves Messieurs qui l'ont tant répété, me font l'honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations, n'en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs. Ainsi, dans le Barbier de Séville, je n'avais qu'ébranlé l'Etat; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n'y avait plus rien de sacré si l'on permettait cet ouvrage. On abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cabalait auprès des corps puissans; on alarmait les dames timorées; on me fesait des ennemis sur le prie-dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l'obstination de ma docilité, par la raison, quand on voulait l'entendre. Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du porte-feuille; que reste-t-il des allusions qu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd'hui n'avait pas même encore germé; c'était un autre univers. Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on m'en accorda cinq ou six. Que virent-il dans l'ouvrage, objet d'un tel déchaînement? la plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur réunissent, pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus! La pièce est sous vos yeux. D'où naissaient donc ces cris perçans? De ce qu'au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le Joueur, l'Ambitieux, l'Avare ou l'Hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu'une seule classe d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Mais comme ce n'est pas-là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale, Cette pièce où l'on peint un insolent valet Disputant sans pudeur son épouse à son maître. M. Gudin. Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers quarrés, bien ronflans, et que mon jaloux, tout au moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé; tout cela très-loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne; on eût crié bravo! ouvrage bien moral! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage. Mais, ne voulant qu'amuser nos Français, et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu-près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas-là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup d'ici rougir modestement, (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison. Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisqu'enfin je ne l'ai pas fait. Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne très-plaisamment qu'il ose joûter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime. Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant; et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant d'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harrassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé trois fois dans cette journée de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette moralité de blâmable, Messieurs? La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a très-fortement prononcé, lorsqu'en fureur au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidelle, montre à son jardinier un cabinet en lui criant: Entres-y toi, Antonio; conduis devant son juge l'infame qui m'a déshonoré; et que celui-ci répond: Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour!... Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable, plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili. En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie, dans le dessein de le trahir; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux, sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocherait justement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables; car nos jugemens sur les moeurs se rapportent toujours aux femmes: on n'estime pas assez les hommes pour tant exiger d'eux sur ce point délicat. Mais, loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais seulement l'empêcher d'en faire à tout le monde. C'est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche: et de cela seul, que la Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il éprouve sont certainement très-morales; aucune n'est avilissante. Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes par goût et par principes. Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards? dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle. C'est pour faire mieux sortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est étayé de ce léger mouvement dramatique, pour nous accuser d'indécence! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus ou moins; et l'on ne souffre pas que dans la comédie une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse. O grande influence de l'affiche! jugement sûr et conséquent! avec la différence du genre, on blâme ici ce qu'on approuvait là. Et cependant en ces deux cas c'est toujours le même principe; point de vertu sans sacrifice. J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées, que votre malheur attache à des Almaviva! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelqu'intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Le chagrin de perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche; un regret aussi personnel est trop loin d'être une vertu! Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c'est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu'elle blâme, et des ressentimens légitimes. Les efforts qu'elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul besoin d'y penser pour applaudir à son triomphe; elle est un modèle de vertu, l'exemple de son sexe, et l'amour du nôtre. Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation, c'est vainement que j'en étendrais ici le développement, les conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de l'accusé qu'il est chargé de perdre; et ma Comtesse n'est point traduite au parlement de la nation: c'est une commission qui la juge. On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièce d'Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d'autre manière, si l'époux ne fût pas rentré; comme dit l'auteur, heureusement. Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur: chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts: et notez que dans cette pièce l'époux ne paraît qu'un peu sot; dans la mienne, il est infidèle; ma Comtesse a plus de mérite. Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la Comtesse: le reste est dans le même esprit. Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur puissant, avec plus d'avantage qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé; c'est que dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n'y a pas une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l'attachement à ses devoirs: la seule ruse qu'elle se permette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les voeux sont honnêtes. Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m'amuse-t-il au lieu de m'indigner? C'est que, l'opposé des valets, il n'est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce: en le voyant forcé par son état de repousser l'insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu'on sait qu'il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu'il aime, et sauver sa propriété. Donc, hors le Comte et ses agens, chacun fait dans la pièce à peu-près ce qu'il doit. Si vous les croyez malhonnêtes, parce qu'ils disent du mal les uns des autres, c'est une règle très-fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle: on passe la vie à ne faire autre chose! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absens, que moi, qui les défends toujours, j'entends murmurer très-souvent: quel diable d'homme, et qu'il est contrariant! il dit du bien de tout le monde! Est-ce mon Page enfin qui vous scandalise? et l'immoralité qu'on reproche au fond de l'ouvrage serait-elle dans l'accessoire? O censeurs délicats! beaux esprits sans fatigue! inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d'oeil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiers battemens du coeur, cherchant tout, sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu'on l'est à cet âge heureux, d'un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale? Aimé de tout le monde au château, vif, espiégle et brûlant, comme tous les enfans spirituels, par son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du Comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu'il voit a droit de l'agiter: peut-être il n'est plus un enfant; mais il n'est pas encore un homme: et c'est le moment que j'ai choisi pour qu'il obtînt de l'intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu'il éprouve innocemment, il l'inspire par-tout de même. Direz-vous qu'on l'aime d'amour? Censeurs! ce n'est pas-là le mot: vous êtes trop éclairés pour ignorer que l'amour, même le plus pur, a un motif intéressé; on ne l'aime donc pas encore; on sent qu'un jour on l'aimera. Et c'est ce que l'auteur a mis avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant: Oh! dans trois ou quatre ans je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!... Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l'enfance, nous le fesons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés? Voyez-le à la fin de son rôle; à peine a-t-il un habit d'officier, qu'il porte la main à l'épée aux premières railleries du Comte sur le quiproquo d'un soufflet. Il sera fier, notre étourdi! mais c'est un enfant, rien de plus. N'ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon Page à la folie? Que lui voulaient-elles? hélas! rien: c'était de l'intérêt aussi; mais comme celui de la Comtesse, un pur et naïf intérêt, un intérêt.... sans intérêt. Mais est-ce la personne du Page ou la conscience du Seigneur qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l'auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur sa voie; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n'est amené que pour ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le plus absolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l'être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route. Quand mon Page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour, si je le montre sur la scène; mais à treize ans qu'inspire-t-il? quelque chose de sensible et doux, qui n'est ni amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux. J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul où, voulant tout prématuré, comme les fruits de leurs serres chaudes, les grands mariaient leurs enfans à douze ans, et fesaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d'arracher de ces êtres non formés des enfans encore moins formables, dont le bonheur n'occupait personne, et qui n'étaient que le prétexte d'un certain trafic d'avantages qui n'avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin: et le caractère de mon Page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte que le moraliste aperçoit, mais qui n'a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs. Ainsi, dans cet ouvrage chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline. Coupable d'un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute lorsqu'elle reconnaît son fils. L'auteur eût pu même en tirer une moralité plus profonde: dans les moeurs qu'il veut corriger, la faute d'une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait? Il l'a fait, censeurs raisonnables! étudiez la scène suivante qui fesait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m'ont prié de retrancher, craignant qu'un morceau si sévère n'obscurcît la gaieté de l'action. Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope, par la lecture publique de ses lettres à tous ses amans, il la laisse avilie sous les coups qu'il lui a portés; il a raison; qu'en ferait-il? vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse d'erreur, et fléau d'un fort honnête homme, il l'abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l'aveu naïf de Marceline, au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l'attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l'on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple, douées d'une jolie figure. Telle est la marche de la scène. brid'oison. (Parlant de Figaro qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.) C'est clair; i-il ne l'épousera pas. bartholo. Ni moi non plus. marceline. Ni vous! et votre fils? vous m'aviez juré.... bartholo. J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde. brid'oison. E-et, si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne. bartholo. Des fautes si connues! une jeunesse déplorable! marceline, s'échauffant par degrés. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! j'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées! figaro. Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle. marceline, vivement. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes: on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe. figaro, en colère. Ils font broder jusqu'aux soldats! marceline exaltée. Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurrées de respects apparens, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes? ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié! figaro. Elle a raison! le comte, à part. Que trop raison! brid'oison. Elle a, mon-on Dieu, raison. marceline. Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds; vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre, et bon pour tout le monde; il ne manquera rien à ta mère. figaro. Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot en effet! il y a des mille mille ans que le monde roule; et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! tant pis pour qui s'en inquiéte. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons. J'ai bien regretté ce morceau; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils n'auraient plus même à répondre comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture de les intéresser pour une femme de mauvaises moeurs.—Non, Messieurs, je n'en parle pas pour excuser ses moeurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique; la corruption des jeunes personnes; et j'avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie, parce qu'elle est souvent trop sévère. Il n'y a que façon de s'entendre. —Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde.—Tout le monde est exagéré. Qu'on me sache gré du moins s'il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s'y reconnaître: au temps qui court on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M'est-il permis de composer en auteur qui sort du collége, de toujours faire rire des enfans, sans jamais rien dire à des hommes? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale, en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison? Si je n'ai versé sur nos sottises qu'un peu de critique badine, ce n'est pas que je ne sache en former de plus sévères: quiconque a dit tout ce qu'il sait dans son ouvrage, y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d'idées qui me pressent pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd'hui sur mon chantier: la Mère coupable; et si le dégoût dont on m'abreuve me permet jamais de l'achever, mon projet étant d'y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j'élèverai mon langage à la hauteur de mes situations; j'y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j'ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, Messieurs, à me tourmenter de nouveau; ma poitrine a déjà grondé; j'ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère. Et vous, honnêtes indifférens, qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle Journée, (et je n'en reprends sa défense que pour justifier votre goût) lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes tranchans critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente; examinez bien cet homme-là; sachez son rang, son état, son caractère; et vous connaîtrez sur le champ le mot qui l'a blessé dans l'ouvrage. On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires, qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l'abbé Bazile, peuvent calomnier; ils médiraient, qu'on ne les croirait pas. Je parle moins encore de ces libellistes honteux, qui n'ont trouvé d'autre moyen de satisfaire leur rage, l'assassinat étant trop dangereux, que de lancer du cintre de nos salles, des vers infames contre l'auteur, pendant que l'on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais: si j'avais eu dessein de les nommer, ç'aurait été au ministère public; leur supplice est de l'avoir craint, il suffit à mon ressentiment. Mais on n'imaginera jamais jusqu'où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme! semblables à ces vils charlatans du Pont-neuf, qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d'ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d'enseigne. Non, je cite nos importans, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l'ouvrage, se chargent d'en dire du mal, sans cesser de venir aux noces. C'est un plaisir assez piquant de les voir d'en bas au spectacle, dans le très-plaisant embarras de n'oser montrer ni satisfaction ni colère; s'avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l'auteur, et se retirant aussitôt pour céler un peu de grimace; emportés par un mot de la scène, et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste; au plus léger trait de gaieté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en fesant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale; puis, aux grands applaudissemens, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé; toujours prêts à lui dire, comme ce courtisan dont parle Molière, lequel outré du succès de l'École des Femmes, criait des balcons au public, ris donc, public, ris donc! En vérité c'est un plaisir, et j'en ai joui bien des fois. Celui-là m'en rappelle un autre. Le premier jour de la Folle Journée, on s'échauffait dans le foyer (même d'honnêtes plébéïens) sur ce qu'ils nommaient spirituellement, mon audace. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ces cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s'en allant: Nos Français sont comme les enfans qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens ce vieillard. Peut-être on pouvait mieux parler; mais pour mieux penser, j'en défie. Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N'ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro: le comte. Une réputation détestable! figaro. Et si je vaux mieux qu'elle; y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant? Je dis, moi, qu'il n'y en a point; qu'il ne saurait y en avoir, à moins d'une exception bien rare. Un homme obscur, ou peu connu, peut valoir mieux que sa réputation, qui n'est que l'opinion d'autrui. Mais, de même qu'un sot en place en paraît une fois plus sot, parce qu'il ne peut plus rien cacher; de même un grand seigneur, l'homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s'il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure? si son application paraît fâcheuse aux grand peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects? et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissans, et tenir lieu de leçon à ceux qui n'en reçoivent point d'autres? Non qu'il faille oublier, (a dit un écrivain sévère; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis,) «Non qu'il faille oublier, dit-il, ce qu'on doit aux rangs élevés; il est juste au contraire que l'avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l'hérédité, relatif aux exploits, vertus, ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l'amour propre de ceux auxquels il fut refusé; parce que, dans une monarchie, si l'on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets; bientôt on n'y verrait qu'un despote et des esclaves: le maintien d'une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique.« Mais quel auteur parlait ainsi? qui fesait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin? C'était PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS plaidant par écrit au parlement d'Aix, en 1778, une grande et sévère question, qui décida bientôt de l'honneur d'un noble et du sien. Dans l'ouvrage que je défends, on n'attaque point les États, mais les abus de chaque Etat; les gens seuls qui s'en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais; voilà les rumeurs expliquées: mais quoi donc, les abus sont-ils devenus si sacrés, qu'on n'en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défendeurs? Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s'approprier le plaidoyer d'un Bartholo, le jugement d'un Brid'oison? Ce mot de Figaro, sur l'indigne abus des plaidoiries de nos jours, (c'est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d'avocat; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j'en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d'un moraliste, lequel parlant des magistrats, s'exprime en ces termes formels: «Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au palais tous les jours s'occuper, sous des formes prescrites, d'intérêts qui ne sont jamais les siens; d'éprouver sans cesse l'ennui de l'importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d'esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s'il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible, par l'estime et la considération publique? et cette estime est-elle autre chose qu'un jugement, qui n'est même aussi flatteur pour les bons magistrats, qu'en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais?« Mais quel écrivain m'instruisait ainsi par ses leçons? Vous allez croire encore que c'est PIERRE-AUGUSTIN; vous l'avez dit; c'est lui, en 1773, dans son quatrième mémoire, en défendant jusqu'à la mort sa triste existence attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer; et je blâme ce qui peut nuire. —Mais dans cette Folle Journée, au lieu de sapper les abus, vous vous donnez des libertés très-répréhensibles au théâtre: votre monologue surtout, contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence!—Eh! croyez-vous, Messieurs, que j'eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l'autorité, quand je leur soumis mon ouvrage? que je n'aye pas dû justifier ce que j'avais osé écrire? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l'homme déplacé? Que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours. Est-ce donc-là une vérité d'une conséquence dangereuse? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l'importance à ce qui n'en aurait jamais; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles, est la faiblesse de les craindre: ce qui fait vendre les sottises, est la sottise de les défendre. Et comment conclut Figaro? Que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce-là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire; des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu'encourageantes? Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l'auteur veille pour l'avenir, dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s'en plaindre? et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie, au théâtre, à des réformes désirables, n'est-ce pas aller à son but? La Folle Journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et des ministres modérés, l'écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C'est pendant le règne d'un bon prince qu'on écrit sans danger l'histoire des méchans rois; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse: chacun y fesant son devoir, on n'y craint pas les allusions: nul homme en place ne redoutant ce qu'il est forcé d'estimer; on n'affecte point alors d'opprimer chez nous cette même littérature, qui fait notre gloire au dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d'ailleurs. En effet, à quel titre y prétendrions-nous? Chaque peuple tient à son culte et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos moeurs plus douces, mais non meilleures, n'ont rien qui nous élève au-dessus d'eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l'empire de la langue française, et nous obtient de l'Europe entière une prédilection avouée, qui justifie, en l'honorant, la protection que le gouvernement lui accorde. Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c'est alors qu'on peut voir dans nos académies l'homme de la cour siéger avec les gens de lettres, les talens personnels, et la considération héritée, se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins. Revenons à la Folle Journée. Un Monsieur de beaucoup d'esprit, mais qui l'économise un peu trop, me disait un soir au spectacle: Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi, dans votre pièce, on trouve autant de phrases négligées, qui ne sont pas de votre style?—De mon style, Monsieur? Si par malheur j'en avais un, je m'efforcerais de l'oublier quand je fais une comédie; ne connaissant rien d'insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l'auteur, quel qu'il soit. Lorsque mon sujet me saisit, j'évoque tous mes personnages et les mets en situation:—Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner,—Sauvez-vous vîte, Chérubin; c'est le Comte que vous touchez.—Ah! Comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent!—Ce qu'ils diront, je n'en sais rien; c'est ce qu'ils feront qui m'occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j'écris sous leur dictée rapide, sûr qu'ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai Bazile, lequel n'a pas l'esprit de Figaro qui n'a pas le ton noble du Comte qui n'a pas la sensibilité de la Comtesse qui n'a pas la gaieté de Suzanne qui n'a pas l'espièglerie du Page, et surtout aucun d'eux la sublimité de Brid'oison; chacun y parle son langage: eh! que le dieu du naturel les préserve d'en parler d'autre! Ne nous attachons donc qu'à l'examen de leurs idées, et non à rechercher si j'ai dû leur prêter mon style. Quelques malveillans ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro: Sommes-nous des soldats qui tuent et se sont tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche? À travers le nuage d'une conception indigeste, ils ont feint d'apercevoir, que je répands une lumière décourageante sur l'état pénible du soldat; et il y a des choses qu'il ne faut jamais dire. Voilà dans toute sa force l'argument de la méchanceté; reste à en prouver la bêtise. Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autre inconvénient de la guerre, et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers, on me demanderait justement compte d'un mot indiscrètement échappé; mais, du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécille homme de guerre a jamais eu la prétention qu'il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne? C'est de cela seul qu'il s'agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre s'il existe; nous l'enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit disertement ce point de discipline militaire. En raisonnant sur l'usage que l'homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite; et le cénobite zélé, dont le devoir est de tout croire, sans jamais rien examiner; comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des intérêts qu'il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu'un homme libre de ses actions doit agir sur d'autres principes que ceux dont le devoir est d'obéir aveuglément. Qu'aurait-ce été, bon Dieu! si j'avais fait usage d'un mot qu'on attribue au Grand Condé, et que j'entends louer à outrance, par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase? À les croire, le Grand Condé montra la plus noble présence d'esprit, lorsqu'arrêtant Louis XIV, prêt à pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque: Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal? Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande sottise. C'eût été dire au roi devant toute son armée: Vous moquez-vous donc, Sire, de vous exposer dans un fleuve? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d'avancement ou de fortune! Ainsi l'homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rien l'honneur, le patriotisme et la gloire! un misérable calcul d'intérêt eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure! il eût dit là un affreux mot! et si j'en avais pris le sens, pour l'enfermer dans quelque trait, je mériterais le reproche qu'on fait gratuitement au mien. Laissons donc les cerveaux fumeux jouer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte de rien; s'extasier sur une sottise, qui n'a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens. Un autre reproche assez fort, mais dont je n'ai pu me laver, est d'avoir assigné pour retraite à la Comtesse un certain couvent d'Ursulines. Ursulines! a dit un seigneur joignant les mains avec éclat. Ursulines! a dit une dame en se renversant de surprise sur un jeune anglais de sa loge. Ursulines! ah! Milord! si vous entendiez le français!... Je sens, je sens beaucoup, Madame, dit le jeune homme en rougissant.—C'est qu'on n'a jamais mis au théâtre aucune femme aux Ursulines! Abbé, parlez-nous donc! l'Abbé, (toujours appuyée sur l'anglais) comment trouvez-vous Ursulines? Fort indécent, répond l'abbé, sans cesser de lorgner Suzanne; et tout le beau monde a répété; Ursulines est fort indécent. Pauvre auteur! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j'essayais d'établir que, dans l'événement de la scène, moins la Comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre, et faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie: ils ont proscrit mes Ursulines! Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j'avais été jusqu'à prier une des actrices, qui font le charme de ma pièce, de demander aux mécontens à quel autre couvent de filles ils estimaient qu'il fût décent que l'on fît entrer la Comtesse? À moi, cela m'était égal; je l'aurais mise où l'on aurait voulu; aux Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux petites Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines! Mais on agit si durement! Enfin, le bruit croissant toujours; pour arranger l'affaire avec douceur, j'ai laissé le mot Ursulines à la place où je l'avais mis: chacun alors content de soi, de tout l'esprit qu'il avait montré, s'est apaisé sur Ursulines, et l'on a parlé d'autre chose. Je ne suis point, comme l'on voit, l'ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi ils n'en ont point fait à ma pièce; et s'ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer que j'eus de plaisir à la faire, il n'y aurait personne d'affligé. Le malheur est qu'ils ne rient point; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu'on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs, qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage; excusons donc l'effet de leur colère. À des moralités d'ensemble et de détail, répandues dans les flots d'une inaltérable gaieté; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l'auteur a joint une intrigue aisément filée, où l'art se dérobe sous l'art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquans et variés qui soutiennent, sans la fatiguer, l'attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle; (essai que nul homme de lettres n'avait encore osé tenter!) que restait-il à faire à de pauvres méchans que tout cela irrite? attaquer, poursuivre l'auteur, par des injures verbales, manuscrites, imprimées: c'est ce qu'on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu'à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l'esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d'un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois le voit, le juge et l'apprécie. Le laisser jouer tant qu'il fera plaisir, est la seule vengeance que je me sois permise. Je n'écris point ceci pour les lecteurs actuels: le récit d'un mal trop connu touche peu; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront leur sort au nôtre; et nos enfans sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères. Allons au fait; ce n'est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du coeur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain: Pourquoi ce Figaro, qu'on va tant écouter, Est-il avec fureur déchiré par les sots? Recevoir, prendre et demander; Voilà le secret en trois mots. En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l'ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point? Si c'est un mal, le remède serait pire: il faudrait poser méthodiquement ce que je n'ai fait qu'indiquer; revenir à montrer qu'il n'y a point de synonyme en français, entre l'homme de la cour, l'homme de cour, et le courtisan par métier. Il faudrait répéter qu'homme de la cour peint seulement un noble état; qu'il s'entend de l'homme de qualité, vivant avec la noblesse et l'éclat que son rang lui impose; que si cet homme de la cour aime le bien par goût, sans intérêt; si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux, et respecter des autres; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j'en connais plus d'un que je nommerais avec plaisir, s'il en était question. Il faudrait montrer qu'homme de cour, en bon français, est moins l'énoncé d'un état que le résumé d'un caractère adroit, liant, mais réservé; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers; menant finement son intrigue avec l'air de toujours servir; ne se fesant point d'ennemis, mais donnant près d'un fossé, dans l'occasion, de l'épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu'il approuve, selon les hommes qui l'écoutent; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu'il doit voir; enfin.... Prenant tout, pour le faire court, En véritable homme de cour. LA FONTAINE. Cette acception n'est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier; et c'est l'homme dont parle Figaro. Mais quand j'étendrais la définition de ce dernier; quand, parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois; rampant avec orgueil; ayant toutes les prétentions sans en justifier une; se donnant l'air du protégement pour se faire chef de parti; dénigrant tous les concurrens qui balanceraient son crédit; fesant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu'honorer; vendant ses maîtresses à son maître, lui fesant payer ses plaisirs, &c. &c. et quatre pages d'&c. il faudrait toujours revenir au distique de Figaro. Recevoir, prendre et demander; voilà le secret en trois mots. Pour ceux-ci, je n'en connais point; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d'autres rois encore; mais c'est l'affaire de l'historien; et quant à moi, je suis d'avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints; qu'il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j'ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne. En général son grand défaut est que je ne l'ai point faite en observant le monde; qu'elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l'image de la société où l'on vit; que ses moeurs basses et corrompues n'ont pas même le mérite d'être vraies. Et c'est ce qu'on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n'a manqué qu'un peu d'esprit pour être un écrivain médiocre. Mais médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n'a pas l'air de vous regarder, vous donne du stilet au flanc, je suis de l'avis de celui-ci. Je conviens qu'à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce, que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi, mais que pour la génération présente elle ne lui ressemble aucunement; que je n'ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux; et que si des âmes pures, qui ne s'y reconnaissent point du tout, s'irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c'est uniquement par respect pour leurs grands-pères, et sensibilité pour leurs petits-enfans. J'espère, après cette déclaration, qu'on me laissera bien tranquille; ET J'AI FINI. CARACTÈRES ET HABILLEMENS DE LA PIÈCE. le comte almaviva doit être joué très-noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du coeur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Dans les moeurs de ce temps-là, les grands traitaient en badinant toute entreprise sur les femmes. Ce rôle est d'autant plus pénible à bien rendre, que le personnage est toujours sacrifié; mais joué par un comédien excellent, (M. Molé) il a fait ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce. Son vêtement du premier et second actes est un habit de chasse, avec des bottines à mi-jambe, de l'ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu'à la fin, un habit superbe de ce costume. la comtesse, agitée de deux sentimens contraires, ne doit montrer qu'une sensibilité réprimée, ou une colère très-modérée; rien surtout qui dégrade aux yeux du spectateur son caractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus difficiles de la pièce, a fait infiniment d'honneur au grand talent de mademoiselle Saint-Val, cadette. Son vêtement du premier, second et quatrième actes, est une lévite commode, et nul ornement sur la tête; elle est chez elle et censée incommodée. Au cinquième acte, elle a l'habillement et la haute coiffure de Suzanne. figaro. L'on ne peut trop recommander à l'acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer de son esprit, comme l'a fait M. Dazincourt. S'il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s'il y mettait la moindre charge, il avilirait un rôle que le premier comique du théâtre, M. Préville, a jugé devoir honorer le talent de tout comédien qui saurait en saisir les nuances multipliées, et pourrait s'élever à son entière conception. Son vêtement comme dans le Barbier de Séville. suzanne. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaieté presqu'effrontée de nos soubrettes corruptrices: son joli caractère est dessiné dans la préface, et c'est-là que l'actrice qui n'a point vu mademoiselle Contat doit l'étudier pour le bien rendre. ...