George Sand, Le Compagnon du tour de France
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
L'action du roman se déroule en 1823. Pierre Huguenin, jeune menuisier, s'adresse à un commis voyageur. — Fous le dites : vous ne pouvez pas vous empêcher de l'écrire et de le publier ; vos journaux sont pleins des protestations de vos avocats et de vos orateurs qui nous renient et nous méprisent. Croyez-vous donc que nous ne les lisions pas, vos journaux ? « Le peuple, dites-vous, ce n'est pas cette vile populace qui hurle dans les attroupements, qui demande le sang et le pillage, qui mendie, un bâton à la main, prête à arracher la vie à quiconque ne livre pas sa bourse. Le peuple, c'est la partie saine de la population, qui gagne honnêtement sa vie, qui respecte les droits acquis, cherchant à mériter les mêmes droits, non par la violence et l'anarchie, mais par la persévérance au travail, l'aptitude à s'instruire et le respect aux lois du pays «. Voilà comme vous définissez le peuple, et 10 comme vous endossez sa livrée des dimanches pour vous présenter devant les tribunaux, devant les chambres, et devant tous ceux qui ont le moyen de s'abonner à vos feuilles. Mais l'habit grossier que porte le travailleur dans la semaine, mais ses plaies horribles, ses maladies honteuses et sa vermine ; mais ses indignations profondes quand la misère le réduit aux abois, mais ses trop justes menaces quand il se voit oublié et foulé ; mais ses délires affreux lorsque le regret de la veille et l'effroi du lendemain le forcent à boire, comme a dit un de vos poètes, Y oubli des douleurs ; mais tout ce qu'il y a de rage, de désordre et d'oubli de soi-même dans le fait de la misère, vous vous en lavez les mains ; vous ne connaissez pas cela ; vous rougiriez de le justifier ; vous dites : « Ceux-là sont nos ennemis aussi ; ils sont l'épouvante et l'opprobre1 de la société. « Et pourtant, ceux-20 là aussi, c'est le peuple ! Effacez ses souillures, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories ; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un. Celui qui travaille dans vos maisons, souriant, tranquille et bien vêtu, est le même qui rugit à vos portes, irrité, sombre et couvert de haillons. La seule différence, c'est que vous avez donné de l'ouvrage et du pain aux uns, et que vous n'avez rien trouvé à faire pour les autres. George Sand, Le Compagnon du tour de France, 1840.
question 1 Qui est désigné par les pronoms vous et nous dans les lignes 1 à 3 (jusqu'à méprisent) ? Quel est l'effet recherché ? (2 points) question 2 Quelles remarques pouvez-vous faire sur la construction de la phrase : « Mais l'habit grossier (...) l'opprobre de la société «. (lignes 12 à 19) ? (2 points) question 3 Dans un développement organisé d'une page environ, dégagez la thèse soutenue par le personnage et montrez comment est bâtie son argumentation. (6 points)
L'AUTEUR: GEORGE SAND (1804-1876) Une des rares femmes de lettres du XIXe siècle, Aurore Dupin, dite George Sand, passe toute son enfance dans le Berry, à Nohant. Mariée à dix-huit ans, elle devient mère de deux enfants avant de se séparer rapidement de son mari. De nombreux artistes se succèdent alors dans sa vie : Jules Sandeau, Musset, Chopin.
«
lesquels elle retrace l'histoire de ses idées, de ses engagements, de ses passions.
question 1
Qui est désigné par tes pronoms vous et nous dans tes lignes I à 3 (jusqu'à méprisent) ? Quel est l'effet recherché ?
(2 points!
Au début de ce texte les pronoms personnels de première et de deuxième personne du pluriel sont volontairementutilisés d'une façon ambiguë par le héros du roman.
En effet, ces pronoms, font semblant de renvoyer aux deux personnages présents ; mais, par l'usage qui en est faitdans le discours que tient le jeune Pierre Huguenin, le lecteur comprend vite que leur champ de signification dépasselargement les deux interlocuteurs.
Les pronoms personnels prennent un sens collectif, ils incluent tous ceux qui fontpartie de deux classes sociales : la bourgeoisie (« vous » désignant son représentant le commis voyageur et tousceux qui pensent et parlent comme lui), et les ouvriers (« nous » représentant le locuteur principal et tous ceux qui,comme lui, agissent et travaillent).
L'usage du « vous » dans cette partie du texte poursuit un objectif simple d'implication de l'interlocuteur ; le « nous», ici, vise davantage à dramatiser les propos tenus par le jeune ouvrier.
question 2
Quelles remarques pouvez-vous faire sur la construction de la phrase : « Mais l'habit grossier (...) l'opprobre de lasociété ».
(lignes 12 à 19) ? (2 points)
Cette phrase est construite sur une cascade de répétitions :
— conjonction de coordination mais (6 fois),
— adjectif possessif ses (5 fois),
— pronom personnel vous (5 fois),
et aussi sur toute une série d'accumulations organisées d'une manière binaire à l'aide de la conjonction decoordination et qui sert de copule, quatre fois sur cinq, entre deux substantifs :
— « ses maladies honteuses et sa vermine »
— « oublié et foulé »
— « le regret de la veille et l'effroi du lendemain »
— « de désordre et d'oubli »
— « l'épouvante et l'opprobre ».
La répétition de la conjonction mais est le fait stylistique le plus remarquable de cette longue phrase.
Celle-ci est eneffet reprise au début de chaque période, en tête de laquelle elle fonctionne comme une anaphore qui permet aulocuteur de marquer non seulement son insistance, mais aussi d'exprimer son indignation, difficilement contenue àl'évocation de tous les maux qui frappent ses frères de misère.
question 3
Dans un développement organisé d'une page environ, dégagez la thèse soutenue par le personnage et montrezcomment est bâtie son argumentation.
Dans ce passage, George Sand, par l'intermédiaire de son personnage, se penche sur ce qu'on a appelé au XIXesiècle la question sociale.
Comme nous allons le voir, elle le fait en faisant appel à toutes les ressources du texteargumentatif.
De la ligne 1 à la ligne 11, le jeune menuisier reprend minutieusement la thèse qu'il entend refuser.
Il se met à laplace de son adversaire, en faisant sienne la distinction que font certains représentants de la bourgeoisie populiste,qui séparent le peuple en deux.
Pour eux il y a, comme le note le personnage, un « bon » peuple calme ettravailleur, et une « mauvaise » populace violente et paresseuse.
Le processus d'argumentation et de réfutation se développe alors avec force de la ligne 12 à la ligne 19.
George.
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