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DÉJÀ - Baudelaire, Petits Poèmes en prose (le Spleen de Paris)

Publié le 17/01/2022

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Cent fois déjà, le soleil avait jailli, radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu'à peine apercevoir ; cent fois, il s'était replongé, étincelant ou morose, dans son immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l'autre côté du firmament et 5 déchiffrer l'alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et grognait. On eût dit que l'approche de la terre exaspérait leur souffrance. « Quand donc «, disaient-ils, « cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous ? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile ? « 10 II y en avait qui pensaient à leur foyer, qui regrettaient leurs femmes infidèles et maussades, et leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par l'image de la terre absente qu'ils auraient, je crois, mangé de l'herbe avec plus d'enthousiasme que les bêtes. Enfin, un rivage fut signalé ; et nous vîmes, en approchant, que c'était une 15 terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s'en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toutes sortes, s'exhalait, jusqu'à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits. Aussitôt, chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes 20 les querelles furent oubliées, tous les torts réciproques pardonnés ; les duels convenus furent rayés de la mémoire, et les rancunes s'envolèrent comme des fumées. Moi seul, j'étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me 25 détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront !

30 En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu'à la mort ; et c'est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : « Enfin ! «, je ne pus crier que : « Déjà ! « Cependant, c'était la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c'était la terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui nous 35 envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d'où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure. Baudelaire, Petits Poèmes en prose (le Spleen de Paris), 1869. QUESTIONS question 1 Justifiez le titre. (1 point) question 2 Quelles images sont données respectivement de la terre et de la mer dans ce poème ? Vous vous appuierez sur l'observation des moyens stylistiques utilisés (figures, syntaxe, lexique). (4 points) question 3 Dans un commentaire rédigé, d'une page environ, vous montrerez comment le narrateur se dissocie des autres passagers. Vous prendrez en compte le mouvement du texte, le lexique, le ton. (5 points)

 

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« Baudelaire rédige des textes de critique d'art, ainsi que des traductions.

De 1846 à 1855, il traduit les Contes del'écrivain américain Edgar Poe.

Toutes ces activités ne réussissent cependant pas à le détourner de la poésie.

En1857, il réunit ses poèmes dans un recueil au titre symbolique : Les Fleurs du Mai Aussitôt, poursuivi par la justice, ilest condamné par le tribunal correctionnel pour immoralité, et son éditeur ne peut poursuivre la vente de l'ouvrage.Une édition expurgée des poèmes condamnés sera cependant publiée en 1861. Malgré la maladie et les dettes, il continue à écrire des poèmes, ainsi que des articles de critique.

En 1864, il tombegravement malade en Belgique où il s'est rendu dans l'espoir de gagner de l'argent en donnant des conférences.Revenu à Paris, paralysé, il meurt en 1867. Poète proche des Romantiques, mais parnassien par son goût de la forme, Baudelaire annonce le symbolisme par leforce de ses images. SON ŒUVRE L'œuvre de Baudelaire est composée de types de textes très différents : — des textes de critique : • Salon de 1845, • Salon de 1846, • Exposition Universelle de 1855, • Salon de 1859, • Le Peintre de la vie moderne (1863) ; — des textes traduits : • Histoires extraordinaires de Edgar Poe ; — des textes poétiques : • en vers : Les Fleurs du Mal (1869), • en prose : Le Spleen de Paris (1869). question 1 Justifiez le titre. (1 point) Dans le titre de ce petit poème en prose, la tournure exclamative renforce l'adverbe de temps « déjà ».

À cetendroit stratégique du texte, c'est à un petit mot de quatre lettres que Baudelaire confie l'ampleur de la déceptionqu'il éprouve, lorsque la nouvelle de l'arrivée en vue d'un nouveau rivage se diffuse à bord du bateau. Les compagnons de navigation et de « voyage » du passager-poète sont particulièrement soulagés, eux, de pouvoirenfin rejoindre « la terre absente ».

Ils sont alors parfaitement satisfaits de quitter la mer/mère qui les a portéspendant le voyage.

En revanche, Baudelaire se rend compte que l'arrivée du bateau à terre va la séparerbrusquement et définitivement de V« incomparable beauté » d'un élément naturel dont la présence constante lui adispensé d'inoubliables splendeurs. Deux points de vue différents sont développés ici.

Aux gémissements et aux grognements poussés par sescompagnons, Baudelaire oppose la brièveté du cri de dépit qu'il exhale à la vue d'une terre nouvelle.

Le titre mêmedu poème : « Déjà ! », souligne davantage encore l'écart séparant deux sensibilités antinomiques. * question 2 Quelles images sont données respectivement de la terre et de la mer dans ce poème ? Vous vous appuierez surl'observation des moyens stylistiques utilisés (figures, syntaxe, lexique). (4 points) La mer apparaît dans la première et dans la cinquième strophe de ce poème en prose.

Pour Baudelaire, l'élémentmarin offre aux hommes sa richesse, son immensité, sa beauté.

Dans ces deux strophes, le poète-passager estsensible au sentiment d'infini de cet élément, à la fascination de son mouvement perpétuel.

L'immensité de l'étendue. »

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