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POÉSIE ET TRADITION: Le poète est plus vieux que les autres êtres humains. T.S. Eliot.

Publié le 22/02/2012

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Reconnaissons-le tout d'abord : à un double titre, il est presque malhonnête de citer, ainsi que nous le faisons ici, la proposition de T.S. Eliot qui précède. D'abord parce qu'Eliot lui-même ne semble utiliser cette formule qu'avec réticence. Au moment de conclure son cycle de conférences prononcées en 1932-1933 à Harvard et publiées sous le titre The Use of poetry and the use of criticism, il s'interroge sur l'éventuelle définition de la poésie qu'il pourrait proposer à son auditoire. Il déclare : «Je ne me suis essayé à aucune définition de la poésie parce que je n'en peux trouver aucune qui ne présuppose chez le lecteur une connaissance préalable de ce qu'est la poésie, ou qui ne déforme celle-ci en omettant plus de choses qu'elle n'en dit. La poésie commence, oserai-je dire, avec le sauvage qui frappe son tambour dans la jungle et, de ces percussions et de ce rythme, elle conserve l'essentiel ; par hyperbole, on pourrait dire que le poète est plus vieux que les autres êtres humains — mais je ne veux pas être tenté de conclure sur une formule de cette sorte.»

« «Quelqu'un a déclaré : "Les écrivains morts sont loin de nous parce que nous savons bien plus de choses qu'eux."Tout à fait, et ils sont ce que nous savons.» L'histoire serait le lieu d'un progrès continuel qui affecterait même les arts? Développant des arguments assezproches de ceux que présentait Victor Hugo dans son William Shakespeare, Eliot affirme : «Le poète doit être conscient de ce fait évident que l'art ne s'améliore jamais, mais que le matériau de l'art n'estjamais exactement le même.

Il doit être conscient de ce que l'esprit de l'Europe — l'esprit de son propre pays — unesprit dont il apprend à un moment qu'il est bien plus important que son propre esprit privé — est un esprit quichange, et que ce changement est un développement qui n'abandonne rien en route, qui ne périme ni Shakespeareni Homère...

» Au total, Eliot insiste donc sur la formidable continuité qui définit l'histoire littéraire de l'Europe.

Le poèted'aujourd'hui ne peut donc créer une oeuvre authentique qu'à condition de s'inscrire délibérément dans la traditionqui le porte et le nourrit mais que, de son côté, il prolonge et maintient vivante.

D'où la nécessité pour l'écrivaind'une culture, d'une connaissance du passé sans laquelle il n'est rien.

A cette seule condition, une modernitévéritable est possible car, pour reprendre le mot de Péladan, « être moderne, c'est avoir tout le passé présent àl'esprit ».Au terme d'un siècle qui aura cultivé plus que tout autre ce que Valéry nommait la « néomanie », la position de T.S.Eliot apparaît des plus actuelles et des plus salutaires.

Sans constituer un simple repli sur le passé, sans relever d'unacadémisme sclérosé, le poète affirme la nécessité d'un lien essentiel entre passé et présent, entre tradition etmodernité.Dans le champ de la politique, de la morale et de la religion, cette attitude mènera Eliot, un peu plus tard, à desprises de position plus discutables : en une formule célèbre, le poète se définira lui-même comme classique enlittérature, monarchiste en politique et anglo-catholique en religion.Mais en ce qui concerne le strict champ de la littérature, la démonstration d'Eliot semble particulièrement adaptée àune époque — la nôtre — qui, revenue du culte systématique du nouveau, redécouvre aujourd'hui — quelquefoissous la dénomination ambiguë de «post-moderne » — qu'il ne peut y avoir d'art sans mémoire — ce que, soit dit enpassant, tous les authentiques artistes d'avant-garde, que ce soit Joyce, Breton ou Picasso, ont toujours su.On ne peut manquer par exemple d'être frappé par le fait que celui qui fut le chef de file de l'avant-garde littérairedes années 60 et 70 retrouve, au tout début de son essai Théorie des exceptions (1986), l'image même que T.S.Eliot avait placée au principe de son texte : tous les artistes du passé et du présent appartiennent à une sorted'espace simultané.

Sollers écrit :«J'ai toujours rêvé d'un espace mouvant et contradictoire où l'on verrait apparaître, de l'intérieur, au moment mêmeoù il a lieu, le geste de la création.Là, pas de temps, j'imagine, ou alors le temps vraiment retrouvé : Montaigne est contemporain de Proust, Sade deFaulkner, Saint-Simon de Joyce, Watteau de Picasso, Webern de Bach.

L'ancien et le moderne se confirment,s'éclairent, se multiplient l'un par l'autre.

Homère et Freud sont simultanément nécessaires, mais aussi la Bible et LesDemoiselles d'Avignon.»Si la logique de l'art est une logique du simultané et non du successif, si des origines de la littérature jusqu'auxtextes les plus récents existe une forme de continuité et de cohérence où tout participe du même ordre, alors leculte systématique du « moderne », loin d'être cette force dynamique, qui donne son sens et son mouvement àl'histoire de l'art, risque de n'avoir été rien de plus qu'une mode aujourd'hui dépassée. Dans l'Art du roman, Milan Kundera écrit : «Le désir d'être moderne est un archétype, c'est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, uneforme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé : est moderne ce qui se déclare moderne et estaccepté comme tel.

La mère Lejeune dans Ferdydurke exhibe comme un des signes de la modernité, « son alluredésinvolte pour se diriger vers les cabinets, auxquels on se rendait jadis en catimini ».

Ferdydurke de Gombrowicz :la plus éclatante démythification de l'archétype moderne.». »

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