« J'aime mieux forger mon âme plutôt que de la meubler » Essais, Montaigne
Publié le 05/07/2012
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Il peut alors paraître étonnant de conjuguer jugement sur le monde et écriture de soi. Sauf qu’il faut nuancer cette notion « d’écriture de soi « qui se démarque fondamentalement de ce que l’on appellera plus tard « l’autobiographie «. En effet, il faut prendre conscience que les Essais « peignent le passage «. Comme on l’a vu l’intérêt pour leur lecteur est moins d’en apprendre sur Montaigne à un moment donné de sa vie que d’envisager le cheminement de sa pensée: comme il le dit: « ce n’est pas assez de compter les expériences «. De fait on en apprend plus sur l’homme, en tant qu’être, que sur sa vie. Or Montaigne le rappelle aussi dans le chapitre II: « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. « De plus il n’hésite pas à se présenter comme l’homme le plus banal et sans chercher à rien dissimuler: «Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice «. En fait le singulier se confond avec l'universel, dès lors que le sujet s'y donne hors de toutes déterminations sociales (« Montaigne « comme échantillon d'humanité, et non pas le maire). En sorte, à la lumière de toutes ces citations, on comprend comment Montaigne essaye l’homme en se servant de sa propre personne.
«
lui-même en rappelant au lecteur dans le chapitre IX: « Je m'esgare : mais plustost par licence, que par mesgarde : Mes fantaisies se suyvent : mais par fois c'est deloing : et se regardent, mais d'une veue oblique.[…] J'aime l'allure poétique par sauts et gambades ».
Cette éparpillement de la réflexion, que l'on assimile à ladigression, est avant tout une manifestation de l'écrivain Montaigne avant le philosophe.
Il s'agit d'un réel parti pris stylistique comme en est manifeste le syntagme« allure poétique ».
D'ailleurs, Montaigne poursuit ainsi la phrase que nous venons de citer: « Ô Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation ont de beauté,et plus encore lorsqu'elles ont plus un air nonchalant et fortuit ! ».
Que ce soit l'apostrophe à « Dieu », l'emploi du substantif « beauté », ou encore le pointd'exclamation, tout indique l'attachement de l'auteur aux « effets » de son texte, une poétisation bien étonnante dans un essai à priori philosophique.
Montaignerevendique une telle esthétique en s'inspirant de l'antiquité, selon lui « Les Anciens […] ont une grâce étonnante pour se laisser ainsi rouler par le vent… ».
En cela, ilsemble notamment s'inspirer de Platon et la construction de ses leçons philosophiques sous forme de discussions, fondamentalement opposées à l'austérité d'un essaitraditionnel.
Tout concorde donc à dire qu'en fait Montaigne cherche à faire opérer son texte sur le mode de la causerie comme s‘il écrivait des lettres à un ami.D'ailleurs « il aurait pris plus volontiers cette forme à publier ses verves, s'il eût eu à qui parler » (livre I des Essais).
On peut alors y voir aussi, l'explication desdigressions sur le quotidien ( à propos de ses problèmes urinaires par exemple) vectrices d'une désacralisation des réflexions du philosophe sur le monde.
Cesremarques sur les digressions, ironiquement au sein même d'une digression du chapitre IX, témoignent finalement de la volonté d'un auteur de faire de son texte unlieu de vie, où l'on s'y promène et où l'on s'y rencontre (soi-même et l'autre) pour traiter de tout sur tous les tons.
Le style et le déroulement des Essais se révèlent doncêtre finement travaillés, comme le prouve le passage que nous venons d'étudier: derrière le Montaigne qui veut laisser croire qu'il improvise et moque le styleampoulé se cache « un grand artiste, infiniment respectueux de son art, et d'une conscience professionnelle vraiment admirable » (Fortunat Strowski in Montaigne).
22) « Pousser une porte pour savoir qu‘elle nous est close» (Montaigne)
Il reste cependant délicat de voir derrière ce foisonnement un unique simulacre de décontraction pour mettre à l'aise son lecteur ou lui plaire.
Ainsi, au-delà, d'un partipris stylistique gratuit, l'écriture à « sauts et à gambades » est révélatrice de l'attitude du philosophe Montaigne.
D'un point de vue philosophique, écrire ainsi c'estbien pour multiplier les focales autour d'un monde qui est considéré a l'époque chez les baroques, rappelons-le, comme une « branloire pérenne ».
En fait, au cours deson travail rédactionnel, Montaigne cherche bien à « compter » le plus possible « les expériences » pour en tirer le plus possible de « raisons et conclusions ».Montaigne, d'un exemple à l'autre, d'une digression à une autre, en s'appuyant sur quelque citation tente d'explorer les divers chemins qu'ouvre son esprit sur lemonde.
« Peser » et « assortir » sont des processus clés avec une telle attitude.
Ainsi pour faire de cette « exploration » du monde un enrichissement, il faut avoir uncomportement actif vis-à-vis de ces expériences: en somme les analyser et les juger.
Or selon le TLF « peser » sous-entend tout à la fois « examiner en se livrant à uneréflexion approfondie » et « juger de l'importance ».
Ce sémantisme est frontalier avec celui d' « assortir » alors: la classification sous-entend aussi un jugement et unehiérarchie.
C'est bien pour cela que Montaigne préfèrent se laisser porter par le foisonnement des expériences plutôt que de tracer une voie unique: de fait, soncheminement s'opère presque par l'erreur.
Les Essais sont une expérience des limites de la vérité car comme leur auteur le remarque au chapitre XIII: « Le peuple setrompe, on va bien plus facilement par les bouts, où l'extrémité sert de borne d'arrest et de guide, que par la voye du milieu, large et ouverte […] ».
On touche là auscepticisme de Montaigne.
En effet, selon lui, pour accéder à la vérité il faut remettre en cause celle déjà préétablie en cherchant ses limites et en jugeant à chaquefois du pour et du contre: « Pour dresser un bois courbe, on le recourbe au rebours » (Essais, livre II, chapitre XII).
Ce louvoiement aboutit en un processus pluriel quilui-même aboutit en une pluralité.
Montaigne en a bien conscience quand il définit son projet (notre sujet) puisqu'il part des « expériences » (au pluriel) pour aboutiraux « raisons » et « conclusions » (toujours au pluriel) en passant par des procédés pluriels.
23) L'activité moins que la finalité
Du fait même de cette pluralité on serait bien déçu à vouloir chercher dans les Essais des vérités universelles, ou un système de pensée.
Si nous l'avons de temps àautre appelé philosophe, c'est bien dans l'acceptation la plus large du terme, Montaigne se défendant dans toute son œuvre d'appartenir à une telle « société »: « cen'est pas ici ma doctrine, c'est mon étude… », « ce sont ici mes humeurs et opinions; je les donne pour ce qui est de ma créance, non pour ce qui est à croire » (Essais,Livre II).
De fait, tout au long des Essais, Montaigne n'arrête jamais son jugement sur une vérité.
Plus que de trouver des réponses, il s'agit selon lui dans son œuvrede trouver des questions.
Qu'importe de ne pas savoir, il faut penser.
Prenons l'exemple du chapitre IV au début duquel notre auteur s'interroge sur le deuil.
Il engageson discours par une anecdote (« j'ai autrefois été employé à consoler une dame » ) et une citation latine de Juvénal qui ironise déjà sur ces deuils souvent surfaits.
Delà il dégage une sorte de loi, qui semble communément admise, en comparant le deuil à une maladie, selon laquelle il faut « favoriser la plainte ».
Puis il éprouve cetteloi par le truchement de son expérience personnelle, et ajoute alors à l'approbation une certaine fermeté à éloigner la douleur en usant de diversion… Après plusieursdiversions justement, Montaigne en revient au deuil et particulièrement au sien.
On voit donc bien ici en quoi Montaigne cherche sans cesse à élargir son horizon puisà juger de ce nouveau panorama (et ainsi de suite) en faisant appel à sa propre expérience ou encore en invoquant l'autorité d'auteurs antiques.
Le parallélisme entreun tel cheminement logique et la définition des essais par leur auteur (notre sujet) est flagrant.
Essayeur des opinions des autres et des siennes, Montaigne cherchedonc plus que tout à favoriser l'activité intellectuelle en conservant ses « humeurs et opinions » personnelles dont l'aboutissement prend la forme de cette écrituretorturée, car en recherche, mais bien vivante car en recherche.
A ce propos André Tournon parle de paradoxe : « Et voici le paradoxe des Essais : s'ils se présententsous la forme d'une rhapsodie irrégulière, et méritent le reproche de désordre que leur ont adressé les lecteurs soucieux de la rigueur des démonstrations, c'estprécisément en raison de la logique requise par leur projet » (La glose et l'essai, p.291).
III) Un dialogue de Montaigne avec lui-même
31) Un livre à l' image de Montaigne
Au sein de ce fourmillement d'activités, symbolisé par la digression, Montaigne semble parfois perdre le fil de son discours.
Mais il nous assure du contraire : « C'estl'indiligent lecteur qui perd mon subject, non pas moy.
» En effet, si, comme on l'a vu, Montaigne érige ses digressions comme un véritable art d'écrire, sur le planesthétique, et système de réflexion, sur le plan philosophique dont il faut avoir conscience pour bien saisir le mouvement des Essais.
Les Essais vivent avecMontaigne: ils s'amplifient et se modifient avec lui.
On ne peut pas les lire comme l'œuvre d'un seul jet où les idées serait contemporaines, au contraire, on voudraitpresque les lire en temps réel, comme on lirait un journal finalement.
Cela-même reste impossible, à moins de recourir à une édition « type Quadrige».
En effet,Montaigne n'a manifestement pas les mêmes conceptions en 1572 qu'au moment de sa mort.
Or plutôt que de calquer l'évolution de son œuvre sur son évolutionintellectuelle, l'auteur préfère relire son œuvre et la gloser presque comme un commentateur autonome.
Cependant il se refuse au commentaire stricte, préférant "greffer " un discours sur un autre : il n'y a plus alors de glose stérile, elle devient en pratique une mise à l'essai du jugement.
C'est bien pourquoi d'ailleurs on constateune inflation de chaque livre des Essais lors des rééditions: Montaigne se relit sans cesse (il n'y a qu'à voir les annotations sur l'exemplaire de Bordeaux) et cherchetoujours comment dire mieux, plus ou l'inverse.
« Tout s'y mêle et s'y embrouille, l'homme et l'œuvre de 1580 avec l'homme et l'œuvre de 1588, avec l'homme etl'œuvre de 1592.
Ils ne s'y accordent point, ils ne s'y combinent point, ils ne s'y succèdent point; ils s'y enchevêtrent » (Fortunat Strowski, Montaigne).
Ce que l'onpourrait prendre au fil du texte comme les tergiversations d'un penseur prend alors la dimension d'un formidable témoignage sur les infléchissements du jugement, leschangements d'opinions, les autocommentaires de Montaigne au fur et à mesure des expériences.
Voilà peut-être la grande force de l'écriture des Essais: « Ce quenous regarderons à travers les pages, ce n'est pas comment le cerveau de Montaigne était fait, mais comment le cerveau de Montaigne fonctionnait, et si nous ycherchons quelles étaient ses pensées, nous y chercherons surtout le perpétuel mouvement de ses pensées.
» (Fortunat Strowski, Montaigne).
De là à dire que lesEssais sont une écriture de soi il n'y a qu'un pas que Montaigne franchit dans sa préface: « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre ».
32) L'épreuve d'un homme comme les autres
Il peut alors paraître étonnant de conjuguer jugement sur le monde et écriture de soi.
Sauf qu'il faut nuancer cette notion « d'écriture de soi » qui se démarquefondamentalement de ce que l'on appellera plus tard « l'autobiographie ».
En effet, il faut prendre conscience que les Essais « peignent le passage ».
Comme on l'a vul'intérêt pour leur lecteur est moins d'en apprendre sur Montaigne à un moment donné de sa vie que d'envisager le cheminement de sa pensée: comme il le dit: « cen'est pas assez de compter les expériences ».
De fait on en apprend plus sur l'homme, en tant qu'être, que sur sa vie.
Or Montaigne le rappelle aussi dans le chapitreII: « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition.
» De plus il n'hésite pas à se présenter comme l'homme le plus banal et sans chercher à riendissimuler: «Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice ».
En fait le singulier se confond avec l'universel, dès lors.
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