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Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire. Nathalie Sarraute.

Publié le 22/02/2012

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En 1948 paraissait, précédé d'une importante préface de Jean-Paul Sartre, le second livre d'une romancière d'origine russe — Nathalie Sarraute —: Portrait d'un inconnu. En février 1950, soit deux ans plus tard, Les Temps modernes, la revue de ce même Jean-Paul Sartre, accueillait dans ses colonnes un texte théorique assez bref intitulé «L'Ère du soupçon ». Reprenant à son compte un mot de Stendhal, Nathalie Sarraute tentait d'y rendre compte de l'évolution du genre romanesque et de la crise qu'il traversait. L'article était tout entier centré sur ce qui apparaissait comme le symptôme majeur de cette crise : la désagrégation du personnage romanesque : «Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire. Aussi voit-on le personnage de roman, privé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l'histoire, vaciller et se défaire.»
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« les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle.

Au lieu, comme autrefois, dela révéler, ils l'escamotent.Aussi, par une évolution analogue à celle de la peinture — bien qu'infiniment plus timide et plus lente, coupée delongs arrêts et de reculs —, l'élément psychologique, comme l'élément pictural, se libère insensiblement de l'objetavec lequel il faisait corps.Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support.» Autrement dit, avec le roman contemporain, le personnage tend à disparaître car il est désormais un obstacle àcette plongée dans les replis les plus lointains de la conscience qui doit être désormais l'objectif de la littérature.

Il n'est pas difficile de découvrir derrière les analyses de L'Ère du soupçon (Gallimard, Folio-Essais) comme unplaidoyer de Nathalie Sarraute pour son propre art romanesque.

Le choix, par exemple, d'Eugénie Grandet commemodèle du roman d'hier est tout sauf innocent lorsqu'on sait que Portrait d'un inconnu se définit, dans une largemesure, comme la réécriture critique de ce roman de Balzac.

De même, ces états secrets de la conscience que leromancier se doit de traquer sont bien proches des « tropismes » que cherchait à dire le premier livre de NathalieSarraute.Ceci posé, il reste qu'on ne peut que reconnaître la portée générale des analyses de L'Ère du soupçon.

Le romancontemporain, au moins dans ses oeuvres les plus intéressantes, est bien le lieu d'une sorte d'évanouissementprogressif du héros.

Déjà, avec L'Éducation sentimentale, Flaubert nous présentait le premier des héros modernes :figure inversée de Rastignac, Frédéric Moreau ne se définissait plus que par l'absence même de toutes les qualitésqui font d'ordinaire les héros de romans.

A défaut d'avoir écrit le roman sur rien dont il rêvait, Flaubert venait dedonner naissance au premier roman sur personne.Le XXe siècle ne fit qu'aller plus loin encore dans cette direction.

Avec le roman proustien tout d'abord qui, moinsque l'aboutissement du roman psychologique, constitue le lieu de son annulation, de sa dissolution : l'être de quinous sommes ou de qui nous aimons se défait dans les intermittences du coeur, les jeux de la mémoire, les piègesdu désir.Pour déconstruire l'image trop solide de leurs personnages, les romanciers ne se privèrent pas du secours dequelques artifices.

Faulkner, ainsi, dans Le Bruit et la Fureur (1929), donne le même nom à deux de ses personnagespour égarer le lecteur ou l'obliger à une vigilance plus grande.

Kafka, lui, n'accorde pas d'autre patronyme à sonpersonnage principal que la seule lettre K.

Quant à Joyce, après avoir désamorcé par la parodie dans son Ulysse(1922) les nobles figures de la mythologie grecque, il choisit comme héros de son dernier roman Finnegans Wake(1939) un énigmatique et changeant individu nommé H.C.E.

— «Here Cornes Everybody » —, autrement dit «Tout-le-Monde ».

Le roman moderne ne semble plus vouloir d'autre héros que cet « homme sans qualités » auquel Musil aconsacré sa principale oeuvre.Flaubert, Proust, Joyce, Kafka, Faulkner : le nouveau roman, très clairement, s'inscrit au terme de cette lignéelittéraire, usant des mêmes procédés pour détrôner le personnage romanesque et inventer une nouvelle manièred'écrire.

Alain Robbe-Grillet, qui pourtant a souvent marqué son désaccord avec Nathalie Sarraute, rejoint celle-cisur la question du devenir du personnage.

Il écrit dans Pour un nouveau roman (Minuit, 1963) : «Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée del'individu.Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule.

Ledestin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelquesfamilles.

Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'ils'agissait moins de connaître que de conquérir.

Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de labourgeoisie balzacienne.

C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'uncorps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination.

C'était quelque chose d'avoir un visage dans ununivers où la personnalité représentait à la fois le moyen et-la fin de toute recherche [...].Le roman paraît -chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros.

S'il ne parvient pas à s'enremettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue.

S'il y parvient, au contraire, unenouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.». »

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