Comme la fête et tous les autres rites, la tragédie grecque n'est d'abord qu'une représentation de la crise sacrificielle et de la violence fondatrice.René Girard
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
«
réjouissances.
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(La Violence et le Sacré, ch.
5)
Girard évoque aussi l'anti-fête, marquée par une période d'ascèse purificatrice, de privation expiatoire ou encore, àl'inverse, la fête qui tourne mal, dont la tragédie d'Euripide, Les Bacchantes, nous propose une illustration.
Comme, pour Girard, toutes les institutions humaines dérivent de la violence sacrificielle, la tragédie grecque, de même que lafête, présente le caractère d'une cérémonie rituelle; plus précisément, elle s'affranchit d'un système sacrificielarchaïque, tout en occupant la même fonction cérémonielle :
«Les historiens sont d'accord pour situer la tragédie grecque dans une période de transition entre un ordrereligieux archaïque et l'ordre plus 'moderne', étatique et judiciaire, qui va lui succéder.
Avant d'entrer endécadence, l'ordre archaïque a dû connaître une certaine stabilité.
Cette stabilité ne pouvait reposer que sur lereligieux, c'est-à-dire sur le rite sacrificiel.
»
(La Violence et le Sacré, ch.2)
Dans la tragédie grecque, sous l'impulsion de la violence qui s'intensifie et gagne les personnages par contagion, lesdifférences, qui singularisaient jusqu'alors chacun d'entre eux, s'effacent.
Dans Œdipe roi, de Sophocle, Œdipe, Créon, Tirésias, chacun se veut impartial mais bientôt tous se ressemblent et personne ne peut arbitrer; comme la peste ne peut être chassée qu'avec le châtiment du coupable, Oedipe, enquête de la victime émissaire, se voit contraint d'admettre que c'est lui le coupable qui doit se sacrifier (il se crèveles yeux).
Dans Antigone, du même dramaturge, Créon souhaiterait rétablir l'impossible différence entre Etéocle et Polynice, les frères ennemis, indifférenciés dans la mort.
Antigone s'y oppose sachant que ces « doubles » (le « double » est l'antagoniste qui, emporté pu la violence, ne se distingue plus de son adversaire : la réciprocité violente, à l'insu desintéressés, tend à souligner leur identité) méritent exactement le même traitement.
Or, quand la victime sedécouvre, au paroxysme de la crise violente, l'unanimité se fait alors autour d'elle et contre elle :
« D'où vient cette unanimité mystérieuse? Dans la crise sacrificielle, les antagonistes se croient tous séparés parune différence formidable.
En réalité, toutes les différences s'effacent peu à peu.
Partout, c'est le même désir, lamême haine, la même stratégie, la même illusion de différence formidable dans l'uniformité toujours plus complète.Nous dirons nous-mêmes qu'ils sont les `doubles' les uns des autres.
»
(La Violence et le Sacré, ch.
3)
On savait que le théâtre, et notamment le théâtre grec, est issu de la religion; l'analyse de Girard met en évidencel'origine sacrificielle de l'une et de l'autre de ces institutions.
De même que les rites religieux assurent l'intégrité et lacohésion de la communauté humaine, moyennant le sacrifice, de même le théâtre — nommément le théâtre tragique— fonctionne comme une cérémonie rituelle en réunissant les membres du groupe (les citoyens d'Athènes ou nosmodernes spectateurs) autour de la victime sacrificielle.
La catharsis d'Aristote, fondée sur l'horreur, la terreur, ou lapitié ressentie par les participants, rapproche et en même temps éloigne du héros l'ensemble du groupe.
C'est que lehéros tragique est à la fois semblable aux autres (il est le « double » de tous les membres du groupe, si bien que le spectateur sera enclin, par pitié, à partager avec lui sa souffrance), et différent car sa faiblesse et ses crimes ensuscitant la terreur autoriseront le spectateur à l'abandonner à un sort cruel :
« Au lieu de substituer à la violence collective originelle un temple et un autel sur lequel on immolera réellementune victime, on a maintenant un théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma [ce mot grec désigne la victime sacrificielle humaine], mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective, salutaire, elle aussi, pour la communauté.
»
(La Violence et le Sacré, ch.
11)
Cette vertu thérapeutique de la crise, fortement mise en lumière par Girard, et parfaitement intelligible dans laperspective de la victime émissaire, érige le héros, d'une part en un bienfaiteur de la cité — il purge le spectateur dela violence incontrôlable —, mais, d'autre part, la démesure même du héros rappelle trop le danger de la violencegénéralisée pour ne pas compromettre, si peu que ce soit, l'ordre communautaire.
Aussi Platon bannira-t-il le poètetragique, lequel devient la victime émissaire de l'harmonie sociale, alors qu'Aristote, un peu plus tard, fera de lui unbienfaiteur.
On a pu reprocher à René Girard le caractère réducteur de sa thèse.
En réalité, cet auteur en démontre la validitédans les domaines les plus variés des sciences humaines.
Sa conception mimétique du désir (inséparable de sesanalyses sur la violence) éclaire d'un jour tout à fait nouveau par exemple, la théorie psychanalytique de Freud, elleest, peut-être, la critique la plus pertinente qui en ait été faite à ce jour.
La réflexion de René Girard se situe aucoeur de notre actualité : la violence sacrificielle n'est-elle pas à l'oeuvre dans bon nombre de mouvementstotalitaires ou d'idéologies de notre époque?.
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