Révéler la raison cachée d’un geste. Jean Vigo
Publié le 19/03/2020
Extrait du document
«Assise sur un escabeau, Juliette capte Ici Paris au poste de T.S.F. et s’enthousiasme :
Juliette. — Jean...! Paris! jean. — Qu’est-ce que tu dis? Juliette. — Paris. jean. — Et bien oui, ça t’épate? Juliette. — C’est loin? jean. — Loin ou pas loin, on entend de la même façon. Juliette. — Je te demande si Paris est loin pour savoir dans combien de jours on y arrivera.
jean. — Oh! toujours trop tôt, pour ce qu’ils sont rigolos les docks de la Villette!
Jean ferme le poste puis le rouvre sur l’instance de Juliette et, compte tenu de l’exiguïté du lieu, repousse un peu brusquement Juliette. Juliette, nerveuse, pousse à son tour Jean sur le poste. Jean réprime un mouvement de colère. Juliette remet le poste sur Paris : ‘La mode est aux tons violine. Pour le soir, lamé, velours, satin, comme toujours. Allô, Ici Paris. ’ »
«Et le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure et sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. Et cela, avec une force telle, que désormais le monde qu’autrefois nous côtoyions avec indifférence, s’offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux. »
«
136 / GESTE (et mystère) AU CINÉMA • 18
banale et de hasard sa beauté intérieure et sa carica
ture, si l'on parvient à révéler l'esprit d'une collectivité
d'après une de ses manifestations purement physiques.
Et cela, avec une force telle, que désormais le monde
qu'autrefois nous côtoyions avec indifférence, s'offre à
nous malgré lui au-delà de ses apparences.
Ce docu
mentaire social devra nous dessiller les yeux.
»
► Ainsi découvre-t-on, au cours d'un enchaînement de
plans, véritable raisonnement, d'une logique saugrenue,
un portier saluant, la poitrine couverte de décorations,
puis un cireur astiquant des chaussures, que l'on voit
ensuite frotter des pieds nus, après quoi surgit, en gros
plan, l'image du portier couvert de médailles, que vient
compléter, pour finir, un plan sur des croix dressées sur
des monuments funéraires.
Autre exemple d'une «métamorphose» insolite : une
jeune femme dans tous les états d'une même posture.
Assise sur un fauteuil de plage, au soleil, elle se présente,
dans une suite de fondus, tout d'abord chaudement vêtue
d'un manteau, puis
en robe légère, ensuite en robe plus
longue,
et en robe blanche encore plus légère, bras nus et
décolletée, et, à la suite, en robe noire plus courante, et
enfin, nue; après quoi, un enchaîné montre les statues
nues ornant la façade d'un bâtiment de la Promenade.
Tout en se soumettant au
«point de vue documenté»
qu'annonce le sous-titre du film, Vigo interprète le monde
des apparences de manière ironique, caricaturale, sans
pour autant négliger la
« beauté intérieure» : la nudité des
pieds que l'on cire, celle du corps dépouillé de ses vête
ments de la jeune femme, tout comme les croix des pier
res tombales (réplique des croix qu'exhibe le portier sur sa
poitrine), sont autant de
«documents» pris sur le vif, aux
quels Vigo fait subir un traitement comparable
à celui que
le photographe impose
à la pellicule sensible par la révéla
tion chimique.
Du reste, Vigo intitulera, en 1932, un de ses articles:
« Sensibilité de pellicule ».
«Révéler» en vue de « dessiller
les yeux», n'est-ce pas dénoncer, tout d'abord, une vision
conventionnelle et conformiste
et, par contrecoup, resti-.
»
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