Le cinéma intimiste
Publié le 01/08/2011
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Quant à ce que l'on nomme aujourd'hui l'« intériorité«, c'est une dimension de l'être humain qui ne s'est pleinement déployée que très tard : les angoisses de Hamlet, les fantômes qui hantent Richard III dans les pièces de Shakespeare restent encore proches des monologues tragiques où le style sublime vient à la rescousse de la difficulté à fixer et à exprimer les émotions intérieures. Non qu'elles n'existent pas, mais on pourrait dire qu'avant Rousseau elles n'ont pas encore trouvé de langage qui leur permette vraiment de s'exprimer et de se reconnaître.
«
PASSIONS ORIENTALES
Les realisateurs d'Extreme-Orient ant
aborde le theme de rintimite a leur
maniere.
Avec Les Amants crucifies
(1954), le Japonais Kenji Mizoguchi
(1898-1956) ouvre la voie a ce qui
deviendra la marque de fabrique de
rintimisme nippon : des relations
difficiles et douloureuses, une part de
masochisme quelquefois, du drame.
Cette maniere trouve son chef- d'oeuvre avec
L'Empire des
sens (1975)
de Nagisa
Oshima :
histoire dune
relation
passionnelle
qui trouve son
couronnement dans la mart.
C'est la mort, a nouveau, qui est an
centre de La Balade de Narayama
(1983, Shohei Imamura), dont le recit
est articule autour du voyage dune
grand-mere jusqu'a sa derniere
demeure.
Du meme realisateur,
L'Anguille (1996) est construit sur le
mutisme d'un homme refusant d'abord
toute relation avec le monde.
Exacerbant les thematiques de
rintimite en les poussant jusqu'aux
limites de la psychologie, ces films L'EMPIRE
DES SE japonais trouvent leur force dans leur
capacite a jouer sur le silence, central
dans A Scene at the Sea (sorti en 1991
au Japan) et surtout Dolls (2002) de
Takeshi Kitano.
Du meme realisateur,
on peut titer le policier introverti de
Violent Cop (1989), qui porte a son
paroxysme cette vision de rintimite :
recluse, traversee de bouffees de
violence, trouvant une communion
occasionnelle avec la nature.
Si les Japonais ont ete des pionniers,
le cinema asiatique a decouvert depuis
les annees 1970 une forme particuliere
crintimisme, partagee entre la vision
silencieuse d'une harmonie solitaire
(Printemps, ete, automne, hiver...
et
printemps, 2004, du Coreen Kim Ki-
duk) et l'amertume brUlante dune
passion (Adieu ma concubine, 1993,
du Chinois Chen Kaige).
Avec Happy
Together (1997) de Wong Kar-wai, c'est
le sujet tabou de rhomosexualite qui
est aborde, tandis qu'ln the Mood for
Love (2000, du meme Wong Kar-wai)
laisse filer une histoire d'amour
inaccomplie et pourtant dune rare
intensite.
Le silence, la musique, le jeu
des regards sont au centre de ces
histoires nouant pudeur et impudeur,
timidite des regards et ivresse des corps
- ou ('inverse.
(Le Merano de la «General», 1926).
La, un certain minimalisme dans
['expression, revidente necessite du
silence permettent au cinema muet de
s'avancer loin dans une direction que le
parlant devra reapprendre a explorer.
Fondamentalement, le cinema des
annees «muet» reste un spectacle
auquel participe une foule de
spectateurs; une forme de censure
existe, qui va trouver dans le code Hays,
dans les Etats-Unis des annees 1930,
mais aussi en France, en Italie et en
Union sovietique, une formalisation peu
ou prou acceptee par taus jusqu'aux
annees 1950: on s'embrasse, mais les
scenes d'amour en restent a la
seduction; quand on meurt, c'est dans
le registre heraque.
DU COMIQUE A L'INTIMISME La comedie a rinstar du melodrame
apparaissent assez vice comme un ecueil
dangereux, et, avant les annees 1970,
rares sont les realisateurs qui explorent
vraiment le registre de rintimisme
travers ces genres.
Les films des realisateurs francais
d'avant-guerre (a ('exception d'Une
porde de campagne, 1936, de Jean
Renoir) aussi bien que lea comedies
anglaises (Robert Hamer) et americaines
(Frank Capra, Ernst Lubitsch, Preston
Sturges) des annees 1950 et italiennes
des annees 1960 (Dino Risi) vont tons
dans le meme sens : rintimite n'est
abordee que par le filtre des conventions
qui tendent a depersonnaliser lea
personnages et a socialiser leurs
relations -ce nest pas un «homme et
une femme », mais un mari et son
epouse, un couple de fiances...
Le cinema hollywoodien, malgre les conventions et les codes qui
rencombrent est l'un des lieux ou va
s'approfondir la representation de
rintimite, en detournant la comedie vers
le drame.
Les histoires conjugales du
debut des annees 1950 en donnent un
avant-gout, mais c'est dans
I'affrontement entre un pere et son fill
alcoolique dans La Chatte sur un toit
brgant (1958, Richard Brooks), dans
la solitude adolescente des films avec James
Dean
(A rEst
d'Eden,
d'Elia
- Kazan;
La Fureur de vivre, de Nicholas Ray,
taus deux de 1955) que se met en oeuvre
une avancee majeure en direction de
rintimite : solitude, detresse, rencontre -
et silence, loin du papotage constant de
Ia comedie.
LE MAITRE : BERGMAN En Europe, le maitre inconteste du
genre est le Suedois Ingmar Bergman
(ne en 1918), qui fart ses debuts en 1945
avec Crise, avant de donner une serie
de chefs-d'oeuvre explorant l'angoisse,
le doute, la solitude, et bien souvent la hantise de
souvenirs
d'enfance
(Fanny et
Alexandre,
1983).
Le
dechirement
interieur,
('humiliation
et le regret
sont au cceur d'une reuvre hantee par
Ia maladie (Cris at Chuchotements,
1973).
La mise en scene rigoureuse
joue sur les plans longs et rimmobilite.
Les personnages sont saisis dans leur
difficulte a dire, a vivre ou a etre
(Le Silence, 1962; Persona, 1966;
Sonate d'automne, 1978).
Bergman est l'auteur d'une oeuvre
majeure, non seulement en elle-meme, i,I.1 mais pour le modele qu'elle impose : le
traitement du personnage, notamment,
ouvre de nouveaux horizons aux
realisateurs qui suivront, en placant tres
haul rintensite silencieuse et le secret
des visages.
A L'ITALIENNE Le neorealisme des annees 1940 et
1950 s'etait aventure dans les interstices
de la vie sociale, dans la vie solitaire des
humbles et des obscurs (Umberto D.,
1951, de Vittorio de Sica), mais c'est
au toumant des annees 1960 que
rintimisme trouve vraiment sa voie en
Italie.
II passe davantage par une mise
a distance des conventions que par la
representation
sans fard de la
vie humaine.
La veine sociale
West pas
absente de
Mamma Roma (1963)
de Pier Paolo
Pasolini, mais
elle s'evanouit dans les films de
Michelangelo Antonioni (L'Awentura,
1960; La Nuit 1961) et n'apparait que
comme un etrange contrepoint chez
Federico Fellini (La Dolce Vita, 1960;
Huit et demi, 1963), avec des histoires
destructurees de rencontres qui n'en
sont pas, oil, sous les apparences d'une
vie sociale festive, des etres errent dans la solitude.
Cette vocation intimiste est
indissociable dans le cinema italien des
annees 1960 d'une representation de
cette « foire aux vanites» qu'est la vie
mondaine, symbolisee par la via Veneto
dans La Dolce Vita.
Les freres Vittorio et Paolo Taviani ainsi
que Nanni Moretti, dans les decennies
suivantes, s'avancent sur une voie
differente : les premiers, avec les figures
solitaires du berger de Padre Padrone
(1977) et du pretre du Soled meme la
nuit (1990), le second avec le genre du
journal intime, qui donne son nom a l'un
de ses meilleurs films (Journal intime,
1994).
L'espace de rintimite n'a plus
besoin alors du contrepoint de la foule,
mais la solitude demeure, qui marque
de son empreinte une partie du cinema
italien.
MAMMA ROMA
ORAN!
Fr r OLIN! --
LA NOUVELLE VAGUE
De leur cOte, les jeunes cineastes
francais de la Nouvelle Vague explorent
les differentes facettes dune intimite
qui est d'abord pour eux une facon de
casser les conventions.
Hiroshima mon amour (1959), d'Alain
Resnais, est une etape importante, par
les silences et les non-dits sur lesquels
it joue pour marquer la rencontre
impossible de deux etres.
Mais rintimite n'est pas que drame :
Jean-Luc Godard la devoile dans sa legerete, avec
le personnage
d'Anna Karina
dans Une
femme est une
femme (1961)
ou sa durete (Le
Afigrig 1963).
LE MEP II explore aussi
les marges de la
personnalite dans Pierrot le Fou (1965), un homme sort litteralement de sa
propre vie pour vivre ce qui lui apparaff
non comme une fiction, mais comme
('expression de sa veritable personnalite.
Jacques Rivette, avec La Religieuse
(1966), explore une autre intimite, celle
de la claustration et de la revoke;
Francois Truffaut donne pour sa part une
Histoire d'Adele H.
(1975) qui explore les rivages de la
passion et de la
folie.
La solitude de ('heroine,
abandonnee par
un amant indifferent, est au cceur d'un
NM Oil litteralement rien ne se passe,
et oil faction tout entiere est placee sous
le signe d'une impasse existentielle.
Cleo de 5 a 7 (1962), d'Agnes Varda,
developpe dans la meme lignee la
detresse et I'attente d'une jeune femme
confrontee au cancer.
Les films de Marguerite Duras (1914-
1996), dans les annees 1960 a 1980,
explorent eux aussi les voies sans issue
de ('existence humaine et la difficulte,
voire rimpossibilite de communiquer
(India Song, 1975), oubliant toute idee de
re& au profit de scenes envoOtantes, ou
la musique et le silence ont la part belle,
tandis que les personnages se croisent,
lancent quelques paroles enigmatiques,
dansent...
et disparaissent.
LA DETRESSE DU HEROS Le thriller, avec ses decors nocturnes et
ses rencontres improbables, marquees
par rangoisse et lintensite, est un genre
au sein duquel peut s'introduire un
aspect intimiste.
On pense ici aux films
d'Alfred Hitchcock et 6 la solitude
angoissante qui prelude a rassassinat de
Vera Miles dans Psychose (1960).
Que
cette scene paroxystique se deroule dans
le cadre etroit de la douche l'inscrit
doublement dans l'espace de runtime,
et ['ensemble de I'univers explore par le
film est bien celui tree par un esprit
malade, le meurtrier psychotique.
Mais le thriller explore aussi l'espace
de la rencontre, comme dans Les
Amants de la nuit (1949) de Nicholas
Ray, qui devint l'un des films cultes des
cineastes de la Nouvelle Vague : deux
etres perdus se rencontrent et se
donnent l'un a l'autre, dans un huis-clos
sans issue qui s'achemine sans pile vers
sa fin tragique.
La maladresse des deux heros, loin de toute grandeur, rejoint
d'ailleurs celle des personnages incarnes par James Dean et invite a comprendre
ce surgissement de rintimisme comme
naissant de la defaillance du heros.
De la meme facon, la renaissance du
cinema hollywoodien dans les diannees 1970 (Voyage
au bout de renter,1979, Michael Cimino)
et les plus beaux films
de Clint Eastwood,
a partir de la fin
des annees 1980, exploreront l'usure,
la detresse, les rates d'un heros sur le
retour, un revenant de repo* qui doit
negocier avec ses sentiments et ses
difficultes (Impitoyable, 1992).
LE COUPLE A ReINVENTER rintimisme se deploie au cceur des
interrogations de la saiete, au &Mut
de ses institutions.
Uherdisme ebranle,
l'Egfise et les partis en proie au doute
(La messe est fine, 1986, et Palombella
rossa, 1989, de Nanni Moretti), le couple
pourrait 'etre un espace de certitude,
mais it est au contraire, depuis la fin
des annees 1960, le lieu de touter les
interrogations.
Les films de Claude Lelouch (Un
homme et une
femme, 1966)
et Claude Sautet
(Cesar at
Rosalk, 1972) en
France, ceux de
Woody Allen et de
Bob Rafelson (Cinq Pieces faales, 1970)
en Amerique racontent les difficultes
nouvelles, les negotiations impossibles,
les douleurs et les bonheurs inedits des
couples confrontes aux exigences des
individus modernes.
En Allemagne,
Rainer W.
Fassbinder (Le Ma fiage de
Maria Braun, 1979) tente de donner un
contenu politique a cette interrogation
sur la famille, mais d'autres cineastes
tel John Cassavetes (Une femme sous
influence, 1974) se contentent d'en
donner la chronique, autour de
personnages en rupture, tentant de se
conformer a ce que la societe attend
deux.
Les adolescents, les amants, les
femmes en rupture et des hommes en
proie au desarroi sont les anti-heros des
films intimistes des decennies 1970-1980.
LE SEXE ET L'EFFROI Faisant irruption sur recran au debut
des annees 1970, la sexualite se donne
a voir d'une facon nouvelle, qui fait
d'abord scandale avant d'etre integree
sans difficulte dans les habitudes
cinematographiques : it faudra tout le
genie de Stanley Kubrick pour redonner
A Eyes Wide Shut (1999), pourtant peu
denude, la force dune exploration des
fantasmes et des revel secrets.
La fin du xxesiede glisse en effet vers
une vision inquietante de rintimite,
vecue comme le lieu dune detresse
peinant a communiquer avec l'exterieur
et pouvant glisser jusqu'a la folie.
Shock
Corridor, Vol au-dessus d'un nid de
coucou, Cinq Pieces faciles, Taxi Driver
(1976) de Martin
Scorsese,
Shining (1980)
de Stanley
Kubrick explorent
ainsi les
meandres de la
psychose, entrevue comme une forme
de solitude extreme, dont les films
d'horreur donnent a voir les deux
versions : celle de la victime, souvent,
mais aussi celle du tueur, par exemple
dans Henry, Portrait of a Serial Killer
(1986) de John MacNaughton.
Dans la Movida espagnole des annees
1980, et notamment les films de Pedro
Almod6var, on trouve les memes
personnages de psychotiques, mais
aussi une forme d'allegresse qui
redonne a la representation de rintimite
la legerete quit y avail dans les premiers
films de Godard.
Le cinema grand public a integre alors
la plupart des conquetes de l'intimisme,
ainsi que ses codes - sensualite, voix off
et angoisse -et surtout ses themes.
C'est
a partir des annees 1980 gull devient
difficile de parler d'un cinema intimiste,
can tres rares sont les films qui ne jouent
pas sur cette dimension.
On voit pourtant apparaitre, dans la
decennie suivante et au debut des
annees 2000, quelques realisateurs tell
les freres Dardenne (Rosetta, 1999) et
Aki Kaurismaki (L'Homme sans passé, 2002), qui reviennent, avec une intensite
nouvelle et en poussant jusqu'a sa limite
('experience centrale du silence, sur une
intimite humaine toujours a redecouvrir..
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