1. A mon réveil, l'autre côté du lit est tout froid. Je tâtonne, je cherche la chaleur de Prim, mais je n'attrape que la grosse toile du matelas. Elle a dû faire un mauvais rêve et grimper dans le lit de maman. Normal : c'est le jour de la Moisson. Je me redresse sur un coude. Il y a suffisamment de lumière dans la chambre à coucher pour que je les voie. Ma petite soeur Prim, pelotonnée contre ma mère, leurs joues collées l'une à l'autre. Dans son sommeil, maman paraît plus jeune, moins usée. Le visage de Prim est frais comme la rosée, aussi adorable que la primevère qui lui donne son nom. Ma mère aussi était très belle, autrefois. À ce qu'on dit. Couché sur les genoux de Prim, protecteur, se tient le chat le plus laid du monde. Il a le nez aplati, il lui manque la moitié d'une oreille et ses yeux sont couleur de vieille courge. Prim a insisté pour le baptiser Bouton-d'or, sous prétexte que son poil jaunâtre lui rappelait cette fleur. Il me déteste. En tout cas, il ne me fait pas confiance. Même si ça remonte à plusieurs années, je crois qu'il n'a pas oublié que j'ai tenté de le noyer quand Prim l'a rapporté à la maison. Un chaton famélique, au ventre ballonné, infesté de puces. Je n'avais vraiment pas besoin d'une bouche de plus à nourrir. Mais Prim a tellement supplié, pleure, que j'ai dû céder. Il n'a pas si mal grandi. Ma mère l'a débarrassé de sa vermine, et c'est un excellent chasseur. Il lui arrive même de nous faire cadeau d'un rat. Parfois, quand je vide une prise, je jette les entrailles à bouton-d'or. Il a cessé de cracher dans ma direction. Des entrailles. Pas de crachats. C'est le grand amour. Je balance mes jambes hors du lit et me glisse dans mes bottes de chasse. Le cuir souple épouse la forme de mes pieds. J'enfile un pantalon, une chemise, je fourre ma longue natte brune dans une casquette et j'attrape ma gibecière. Sur la table, sous un bol en bois qui le protège des rats affamés et des chats, m'attend un très joli petit fromage de chèvre, enveloppé dans des feuilles de basilic. C'est mon cadeau de la part de Prim pour le jour de la Moisson. Je le range dans ma poche en me glissant dehors. À cette heure de la matinée, notre quartier du district Douze, surnommé la Veine, grouille généralement de mineurs en chemin pour le travail. Des hommes et des femmes aux épaules voûtées, aux phalanges gonflées, dont la plupart ont renoncé depuis longtemps à gratter la poussière de charbon incrustée sous leurs ongles ou dans les sillons de leurs visages. Mais, aujourd'hui, les rues cendreuses sont désertes, les maisons grises ont les volets clos. La Moisson ne commence pas avant deux heures. Autant dormir jusque-là pour ceux qui le peuvent. Notre maison se trouve presque à la limite de la Veine. Je n'ai que quelques porches à passer pour atteindre le terrain vague qu'on appelle le Pré. Un haut grillage surmonté de barbelés le sépare de la forêt. Il encercle entièrement le district Douze. En théorie, il est électrifié vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour éloigner les prédateurs les meutes de chiens sauvages, les pumas solitaires, les ours qui menaçaient nos rues, autrefois. Mais, comme on peut s'estimer heureux quand on a deux ou trois heures d'électricité dans la soirée, on le touche généralement sans danger. Malgré ça, je prends toujours le temps de m'assurer de l'absence de bourdonnement révélateur. Pour l'instant, le grillage est plus silencieux qu'une pierre. Dissimulée par un buisson, je me couche sur le ventre et rampe à travers une déchirure de soixante centimètres, que j'ai repérée il y a des années. II existe d'autres entailles dans le grillage, mais celle-ci est la plus proche de chez nous, et c'est presque toujours par là que je me faufile dans les bois. Une fois sous les arbres, je récupère mon arc et mon carquois dans un tronc creux. Électrifié ou non, le grillage tient les carnassiers à distance du district Douze. Dans la forêt, en revanche, ils abondent, et leur menace s'ajoute à celle des serpents venimeux, des animaux enragés ainsi qu'à l'absence de sentiers. Mais on y trouve aussi de la nourriture, si on sait où chercher. Mon père savait, et il me l'a appris avant d'être pulvérisé par un coup de grisou. Il ne restait plus rien à enterrer. J'avais onze ans à l'époque. Cinq ans après, je me réveille encore en lui criant de s'enfuir. Même si pénétrer dans les bois est illégal et que le braconnage est puni de la façon la plus sévère, nous serions davantage à prendre le risque si les gens possédaient des armes. Mais la plupart n'ont pas le courage de s'aventurer à l'extérieur rien qu'avec un couteau. Mon arc, confectionné par mon père, comme quelques autres que je dissimule dans les bois, soigneusement enveloppés dans de la toile imperméable, est une rareté. Mon père aurait pu en tirer un très bon prix, mais, si les autorités l'avaient découvert, on l'aurait exécuté en public pour incitation à la rébellion. En règle générale, les Pacificateurs ferment les yeux sur nos petites expéditions de chasse parce qu'ils apprécient la viande fraîche autant que les autres. En fait, ils comptent parmi nos meilleurs clients. Cependant ils n'auraient pas toléré que l'on puisse armer la Veine. En automne, quelques courageux se hasardent dans les bois pour cueillir des pommes. Mais toujours en vue du Pré. Toujours suffisamment près pour regagner au pas de course la sécurité du district Douze en cas de mauvaise rencontre. -- Le district Douze : on y meurt de faim en toute sécurité, je grommelle. Puis je jette un rapide coup d'oeil autour de moi. Même ici, au milieu de nulle part, on s'inquiète constamment à l'idée que quelqu'un nous entende. Quand j'étais plus petite, je terrorisais ma mère par mes propos sur le district Douze, sur les gens qui dirigent nos vies depuis le Capitole, la lointaine capitale de ce pays, Panem. J'ai fini par comprendre que cela ne nous attirerait que des ennuis. J'ai appris à tenir ma langue, à montrer en permanence un masque d'indifférence afin que personne ne puisse jamais deviner mes pensées. À travailler en silence à l'école. À me limiter aux banalités d'usage sur le marché, à ne discuter affaires qu'à la Plaque, le marché noir d'où je tire l'essentiel de mes revenus. Même à la maison, où je suis moins aimable, j'évite d'aborder les sujets sensibles. Comme la Moisson, la disette ou les Hunger Games les Jeux de la faim. Prim risquerait de répéter mes paroles, et nous serions dans de beaux draps. Dans la forêt m'attend la seule personne avec laquelle je peux être moi-même. Gale. Les muscles de mon visage se détendent, et je presse le pas en grimpant la colline vers notre point de rendez-vous, une corniche rocheuse surplombant une vallée. D'épais buissons de mûres la mettent à l'abri des yeux indiscrets. En découvrant Gale, je souris. Gale prétend que je ne souris jamais, sauf dans la forêt. -- Salut, Catnip, me dit-il. En réalité je m'appelle Katniss le nom indien du Sagittaire , seulement, à notre première rencontre, je l'ai dit trop bas. Il a cru entendre Catnip herbe aux chats. Et puis, un cinglé de lynx s'est mis à me suivre dans la forêt pour récupérer les restes, et le surnom est devenu officiel. Plus tard, j'ai dû abattre le lynx, qui faisait fuir le gibier. Je l'ai un peu regretté, car sa compagnie n'était pas désagréable ; mais j'ai quand même négocié sa fourrure un bon prix. -- Regarde ce que j'ai tiré ! triomphe Gale en brandissant une miche de pain traversée par une flèche. Je ris. C'est du vrai pain de boulanger, pas l'un de ces pains plats et trop denses que nous préparons avec nos rations de blé. Je le prends, je retire la flèche et j'approche la croute de mon nez afin de humer l'odeur qui s'échappe du trou. J'en ai tout de suite l'eau à la bouche. Du bon bain comme ça, c'est pour les occasions spéciales. -- Miam, encore chaud, dis-je. (Il a dû se rendre à la boulangerie à l'aurore.) Qu'est-ce que ça t'a coûté ? -- Juste un écureuil. J'ai eu l'impression que le vieux était d'humeur sentimentale, ce matin, ajoute Gale. Il m'a même souhaité bonne chance. -- Oh, on se sent tous plus proches les uns des autres aujourd'hui, non ? dis-je sans même me donner la peine de lever les yeux au ciel. Prim nous a laissé un fromage. Je le sors de ma poche. Le visage de Gale s'illumine quand il le découvre. -- Hé, merci, Prim ! On va se régaler. (Il prend soudain l'accent du Capitole pour imiter Effie Trinket, l'irréductibl e optimiste qui vient chaque année lire à haute voix les noms pour la Moisson.) J'allais presque oublier ! Joyeux Hunger games ! (Il rafle quelques mûres sur un buisson voisin.) Et puisse le sort... Il lance une mûre dans ma direction. Je la rattrape au vol et la crève entre mes dents. Son acidité sucrée m'explose sur la langue. -- ... vous être favorable ! dis-je avec une verve identique. Nous préférons en rire plutôt qu'avoir une frousse de tous les diables. Et puis, l'accent du Capitole est si outré que la moindre phrase devient comique avec lui. Je regarde Gale sortir son couteau et découper des tranches. Il pourrait être mon frère. Mêmes cheveux bruns et raides, même teint olivâtre et mêmes yeux gris. Pourtant nous ne sommes pas apparentés, du moins pas directement. La plupart des familles qui travaillent à la mine se ressemblent plus ou moins. C'est pourquoi maman et Prim, avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus, ont toujours paru déplacées. Elles le sont. Les parents de notre mère appartenaient à cette classe de petits commerçants qui fournit les représentants de l'autorité, les Pacificateurs et quelques clients issus de la Veine. Ils tenaient une pharmacie dans le meilleur quartier du district Douze. Comme personne ou presque n'a les moyens de s'offrir un médecin, ce sont les pharmaciens qui nous soignent. Mon père a connu ma mère parce que, au cours de ses chasses, il ramassait parfois des herbes médicinales, qu'il venait vendre à sa boutique. Elle devait être très amoureuse pour quitter son foyer et venir s'installer dans la Veine. Je m'efforce de m'en souvenir quand je vois la femme qu'elle est devenue, apathique et indifférente, pendant que ses filles mouraient de faim sous ses yeux. Je tente de lui pardonner, au nom de mon père. Mais, en toute franchise, le pardon n'est pas une chose qui me vient facilement. Gale étale le fromage de chèvre sur le pain, en posant avec délicatesse une feuille de basilic sur chaque tranche, pendant que je ramasse une brassée de mûres dans les buissons. On s'installe dans un creux des rochers. De là-haut, nous sommes invisibles, mais nous avons une vue dégagée sur la vallée. L'endroit grouille de vie estivale, de plantes et de racines comestibles, de poissons qui scintillent un soleil. C'est une journée magnifique, avec un grand ciel Bleu, une brise légère. La nourriture est délicieuse, le fromage fond sur le pain chaud, les mûres éclatent dans la bouche. Tout serait parfait s'il s'agissait vraiment d'un jour férié, si nous avions la journée devant nous pour courir la montagne et chasser le dîner de ce soir. Au lieu de quoi, nous serons debout sur la Grand-Place à deux heures pile, à guetter l'annonce des noms. -- On pourrait le faire, tu sais, dit Gale d'une voix douce. -- Quoi donc ? -- Quitter le district. Nous enfuir. Vivre dans les bois. Ensemble, on pourrait réussir. je ne sais pas quoi répondre. L'idée est tellement absurde. -- S'il n'y avait pas les enfants, s'empresse-t-il d'ajouter. (ce ne sont pas nos enfants, bien sûr. Mais cela revient au même. Les deux petits frères et la soeur de Gale. Prim. Auquel on peut rajouter nos mères, aussi, parce que comment «se débrouilleraient-elles sans nous ? Qui nourrirait toutes ces bouches affamées ? Nous avons beau chasser tous les jours, il y a quand même des soirs où il faut troquer le gibier contre du lard, des lacets de chaussures, de la laine, et même des nuits où nous allons nous coucher L'estomac vide. -- Je n'aurai jamais d'enfants, dis-je. -- Moi, j'aimerais bien. Si je vivais ailleurs, répond Gale. -- Sauf que tu vis ici. -- Laisse tomber. Cette discussion ne rime à rien. Nous enfuir ? Comment pourrais-je abandonner Prim, la seule personne au monde que je s o i s s û r e d ' a i m e r ? E t G a l e e s t entièrement dévoué à sa famille. Nous ne pouvons pas partir, alors à quoi bon en parler ? Et même... en admettant que nous le fassions... d'où sort-il cette idée d'avoir des enfants ? Il n'y a jamais eu le moindre soupçon de romance entre Gale et moi. À notre première rencontre, j'étais une petite maigrichonne de douze ans, alors que lui, bien qu'il n'ait que deux ans de plus, avait déjà l'air d'un homme. Il nous a fallu du temps pour devenir amis, pour cesser de nous disputer les prises et commencer à nous entraider. Par ailleurs, s'il veut vraiment des enfants, Gale n'aura aucun mal à se trouver une femme. Il est séduisant, assez fort pour survivre à la mine, et il sait chasser. On voit bien, à la manière dont elles en parlent à l'école, que les filles s'intéressent à lui. Cela me rend jalouse, mais pas dans le sens auquel on s'attendrait. C'est juste que les bons partenaires de chasse sont rares. -- Qu'as-tu envie de faire ? je lui demande. On peut chasser, pêcher ou ramasser des baies. -- Allons pêcher au lac. Ensuite, on n'aura qu'à laisser nos cannes pour faire un peu de cueillette. Comme ça, on rapportera quelque chose de chouette pour ce soir. Ce soir. Après la Moisson, tout le monde est censé faire la fête. Beaucoup la font, d'ailleurs, soulagés de savoir que leurs enfants seront épargnés un an de plus. Mais deux familles au moins ferment leurs volets, verrouillent leurs portes et cherchent un moyen d'affronter les semaines douloureuses qui s'annoncent. La récolte est bonne. Les prédateurs nous laissent tranquilles car, par une si belle journée, ils trouvent en abondance des proies plus faciles et plus goûteuses. À la fin de la matinée, nous avons une douzaine de poissons, quelques plantes comestibles et, surtout, un énorme sac de fraises.J ai découvert le champ de fraises il y a quelques années, mais c'est Gale qui a eu l'idée de l'entourer d'un grillage pour tenir les animaux à l'écart. Sur le chemin du retour, nous faisons un crochet par la Plaque, le marché noir qui se tient dans l'ancien entrepôt de charbon désaffecté. Quand on a découvert un système plus efficace pour transporter le charbon directement de la mine au train, la Plaque s'est approprié peu à peu tout l espace. La plupart des commerces sont fermés à cette heure-ci, le jour de la Moisson, mais le marché noir reste ouvert. Sae Boui-boui, la vieille femme décharnée qui vend des bols de soupe chaude derrière son grand chaudron, nous débarrasse de la moitié de nos plantes en échange de deux blocs de paraffine. Nous en tirerions peut-être davantage ailleurs, mais nous faisons un effort pour rester en bons termes avec Sae. Elle seule est toujours prête à nous acheter du chien s a u v a g e . O n n e l e s c h a s s e p a s spécialement mais, quand ils nous attaquent et qu'on peut en abattre un ou deux, eh bien, la viande, c'est de la viande dans ma soupe, ça devient du boeuf, prétend Sae boui-Boui avec un clin d'oeil. Dans la Veine, on ne cracherait pas sur un cuissot de chien sauvage, mais les Pacificateurs qui viennent à la Plaque ont les moyens de se montrer un peu plus difficiles. Après le marché, nous allons frapper à la porte de service tir la maison du maire pour lui vendre la moitié de nos fraises, sachant qu'il les adore et qu'il peut se les offrir. Sa fille, Madge, vient nous ouvrir. À l'école, on est dans la même classe. Vu que c'est la fille du maire, on s'attendrait à une pimbêche, mais pas du tout. Elle évite simplement de se mêler aux autres. Comme moi. Du coup, aucune de nous deux n'a vraiment d'amis, et nous nous retrouvons souvent ensemble à l'école. À l'heure du déjeuner, lors des assemblées, ou encore quand il faut se trouver un binôme en cours de sport. Nous ne parlons pas beaucoup, et cela nous convient à merveille. Aujourd'hui, elle a troqué son uniforme d'écolière contre une belle robe blanche et noué un ruban rose dans ses cheveux blonds. Parée pour la Moisson. -- Jolie robe, remarque Gale. Madge lui jette un regard perçant, l'air de se demander si c'est un compliment sincère ou s'il est ironique. Sa robe est jolie, mais elle ne l'aurait jamais mise sans une occasion extraordinaire. Elle pince les lèvres et sourit. -- Bah, si je dois partir pour le Capitole, autant paraître à mon avantage, non ? C'est maintenant au tour de Gale de rester perplexe. Est-elle sérieuse ? Ou est-ce une manière de flirter avec lui ? Je pencherais pour la seconde solution. -- Tu n'iras pas au Capitole, riposte Gale d'un ton froid. (Son regard se pose sur la petite broche ronde qui orne la robe de M a d g e . E n o r m a s s i f . U n b i j o u magnifique. De quoi nourrir une famille pendant des mois.) -- Tu as combien d'inscriptions ? Cinq ? Moi, j'en avais déjà six à douze ans. -- Elle n'y est pour rien, dis-je. -- Non, personne n'y est pour rien. C'est comme ça, admet Gale. Le visage de Madge s'est durci. Elle dépose l'argent des fraises dans ma main. Bonne chance. Katniss. À toi aussi. La porte se referme. Nous regagnons la Veine en silence. Gale n'aurait pas du s'en prendre à Madge, mais il a raison, bien sûr. Le s y s t è m e de la Moisson est injuste, car il pénalise les pauvres. On devient éligible à l'âge de douze ans. Cette année-là, votre nom est inscrit une fois. À treize ans, deux fois. Et ainsi suite jusqu'à vos dix-huit ans, dernière année d'éligibilité, où votre nom est inscrit sept fois. C'est vrai pour chaque citoyen des douze districts du pays de Panem. Seulement, il y a un truc. Imaginons que vous soyez pauvre que vous creviez de faim, comme nous. Vous pouvez choisir de faire inscrire votre nom plusieurs fois en échange de tesserae Un tesserae r e p r é s e n t e l ' é q u i v a l e n t d ' u n a n d'approvisionnement en blé et en huile pour une personne. Vous pouvez faire cela pour chacun des membres de votre famille, si bien que, à l'âge de douze ans, j'ai fait inscrire mon nom quatre fois , une fois parce que j'y étais obligée, et trois autres en échange de tesserae pour ma mère, Prim et moi. En fait, j ai du recommencer chaque année. Et toutes ces inscriptions s'additionnent. De sorte qu'aujourd'hui, à seize ans, mon nom figurera vingt fois dans le tirage au sort. Gale, qui a dix-huit ans Lui et fais vivre à lui tout seul une famille de cinq personnes depuis sept ans, aura quarante-deux chances d'être choisi On comprend qu'une fille comme Madge, qui n'a jamais eu besoin du moindre tesserae, puisse l'agacer. Le risque que son nom soit tiré au sort est bien mince comparé à ceux d'entre nous qui vivent dans la Veine. Pas inexistant, mais mince même si les règles sont fixées par le Capitole et non par les districts, et encore moins par la famille de Madge, il est difficile de ne pas en vouloir aux privilégiés du système. Gale sait que sa colère se trompe de cible. L'autre jour, dans la forêt, je l'ai écouté pester longuement contre les tesserae qui ne seraient qu'un instrument de plus pour semer la discorde au sein de notre district. Un moyen d'alimenter la haine entre les mineurs affamés de la Veine et ceux qui ont de quoi dîner tous les soirs, afin de s'assurer que les uns et les autres ne puissent jamais s'entendre. « Le Capitole a tout intérêt à entretenir nos divisions «, dirait peut-être Gale, si personne ne risquait de l'écouter. Si ce n'était pas le jour de la Moisson. Si une fille avec une broche en or et sans tessera n'avait pas lâché un commentaire malheureux, dont je suis persuadée qu'il était sans malice. Tout en marchant, je glisse un coup d'oeil vers Gale, lequel continue à fulminer sous son air impassible. Sa colère me paraît futile, même si je ne dis rien. Non pas que je ne sois pas d'accord avec lui. Je le suis. Mais à quoi bon crier contre le Capitole au milieu de la forêt ? Cela ne changera rien. Cela ne rendra pas le système plus juste. Cela ne remplira pas nos estomacs - ça ferait plutôt fuir le gibier. Je le laisse crier néanmoins. Mieux vaut qu'il le fasse dans les bois qu'en pleine rue. Gale et moi partageons notre butin, soit deux poissons, deux tranches de pain, quelques légumes, un quart des fraises, un peu de sel, de paraffine et d'argent pour chacun. -- À tout à l'heure, sur la place, dis-je. -- Mets-toi sur ton trente et un, répond-il sèchement. Chez moi, je retrouve ma mère et ma soeur fin prêtes. Maman a passé une jolie robe du temps de la pharmacie. Prim porte la tenue de ma première Moisson, une jupe avec un chemisier à jabot. Elle est un peu grande pour elle, maman l'a resserrée avec des épingles. Même ainsi, ma soeur a bien du mal à empêcher le chemisier de pendre dans son dos. Elles m'ont préparé une baignoire d'eau chaude. Je me débarrasse de la terre et de la sueur amassée dans les bois, je me lave même les cheveux. À ma grande surprise, maman a sorti une de ses robes à mon intention. Très jolie, bleue, avec des chaussures assorties. -- Tu es sûre ? Je lui demande. J'essaie de ne plus rejeter systématiquement son aide. À Une époque, j'étais si en colère que je ne voulais rien accepter d'elle. Cette fois, il s'agit de quelque chose de spécial. Ses habits d'autrefois sont précieux pour elle. -- Oui. On va aussi s'occuper de tes cheveux, dit-elle. Je la laisse me sécher les cheveux et les remonter en tresses sur ma tête. Je me reconnais à peine dans le miroir fendu appuyé contre le mur. -- T u es drôlement belle, souffle Prim, intimidée. Méconnaissable, dis-je. Je la serre dans mes bras, parce que je sais que les prochaines heures seront terribles pour elle. Sa première Moissons elle ne risque pratiquement rien, son nom n'a été inscrit qu'une fois. Je n'ai pas voulu qu'elle prenne le moindre tessera. En revanche, elle s'inquiète pour moi. Elle redoute l'impensable. Je protège Prim autant que je le peux, mais je suis impuissante face a la Moisson. L'angoisse que je ressens chaque fois que ma soeur tombe malade me noue la gorge, menace l'afficher sur mon visage. Je remarque le dos de son chemisier, encore une fois sorti de sa jupe, et je m'astreins au calme -- Rentre ta queue, petit canard, lui dis-je en glissant le chemisier à l'intérieur de la jupe. Prim glousse. -- Coin, coin, fait-elle. -- Coin toi-même, je réponds avec un rire léger. (Le genre de rire que Prim est seule à savoir m'arracher.) Allez, passons à table, dis-je en lui plantant un baiser sur le crâne. Le poisson et les légumes sont déjà en train de mijoter en ragoût, mais ce sera pour ce soir. Nous décidons de garder les fraises et le pain de boulangerie pour le dîner, afin de marquer l'occasion. En attendant, nous déjeunons du lait de la chèvre de Prim, Lady, et du pain dur obtenu avec le blé des tesserae. Personne n'a beaucoup d'appétit, de toute façon. À une heure pile, nous prenons la d i r e c t i o n d e l a G r a n d - P l a c e . L a participation est obligatoire, à moins de se trouver aux portes de la mort. Ce soir, les autorités passeront vérifier si c'est bien le cas. Sinon, on vous jette en prison. C'est dommage, vraiment, que la Moisson se tienne sur la Grand-Place l'un des rares endroits agréables du district Douze. Elle est bordée de boutiques, et les jours de marché, surtout quand il fait beau, il y flotte comme un air de vacances. Mais aujourd'hui, en dépit des bannières éclatantes accrochées aux immeubles, l'atmosphère est lugubre. Les équipes de tournage, perchées comme des busards au sommet des toits, soulignent encore plus cette impression. Les gens font la queue en silence et signent le registre. La Moisson est aussi l'occasion pour le Capitole de procéder à un recensement. Les enfants de douze à dix-huit ans sont regroupés par tranches d'âge dans un secteur délimité par des cordons, les plus vieux devant, les plus jeunes, comme Prim, vers le fond. Les membres de leurs familles se pressent sur le périmètre en se tenant très fort par la main d'autres, dont les proches ne sont p a s m e n a c é s , o u q u i s e m b l e n t indifférents au sort des leurs, se glissent au P r e m i e r rang et prennent des paris sur les deux malheureux Qui seront désignés. On propose de miser sur leur âge, leurs Origines - la Veine ou la classe commerçante ? --, ou encore de parier qu'ils s'effondreront en larmes à l'annonce de leur Nom la plupart des gens déclinent ces offres, mais douc e m e n t , poliment. Ces b o o k m a k e r s s o n t s o u v e n t d e s informateurs, et qui n'a jamais enfreint la loi ? On pourrait m exécuter chaque jour pour braconnage, si je n'étais pas couverte par l'appétit des responsables. Tout le monde ne peut pas en dire autant. De toute façon, Gale et moi sommes d'accord : entre crever de faim et recevoir une balle dans la tête, mieux vaut une mort rapide. L a foule se fait plus dense, plus oppressante, à mesure que les gens arrivent. La GrandPlace est vaste, mais quand même pas au point d'accueillir les quelque huit mille habitants du district. Les retardataires se pressent dans les rues adjacentes, où ils pourront suivre l'événement sur écran géant, car l'État en assure la retransmission en direct. Je me retrouve au milieu d'un groupe de jeunes gens de la Veine de seize ans. Nous échangeons des hochements de tête anxieux avant de tourner notre regard vers l'estrade érigée devant l'hôtel de justice. Elle soutient trois fauteuils, un podium, ainsi que deux grandes boules de verre, l'une pour les garçons et l'autre pour les filles. Je fixe les papiers plies dans la boule des filles. Sur vingt d'entre eux se trouve inscrit le nom de Katniss Everdeen, d'une écriture soignée. Deux des fauteuils sont occupés par le père de Madge, le maire Undersee, grand, le crâne dégarni, et par Effie Trinket, l'hôtesse du district Douze, fraîchement débarquée du Capitole avec son sourire d'une blancheur effrayante, Ses cheveux roses et son tailleur vert pomme. Ils échangent des messes basses en lorgnant le siège vide d'un air soucieux. Quand l'horloge de la ville sonne deux heures, le maire s'avance sur le podium et entame son discours. C'est le même chaque année. Il rappelle l'histoire de Panem, le pays qui s'est relevé des cendres de ce qu'on appelait autrefois l'Amérique du Nord. Il énumère les catastrophes naturelles, sécheresses, ouragans, incendies, la montée des océans qui a englouti une si grande partie des terres, la guerre impitoyable pour les maigres ressources restantes. Voilà d'où vient Panem, un Capitole rayonnant bordé de treize districts, qui a apporté paix et prospérité à ses citoyens. Puis sont venus les jours obscurs, le soulèvement des districts contre le Capitole. Douze ont été vaincus, le treizième a été éliminé. Le traité de la Trahison nous a accordé de nouvelles lois pour garantir la paix et, pour rappeler chaque année que les jours obscurs ne devaient pas se reproduire, il nous a donné les Hunger Games. Les règles des Hunger Games sont simples. Pour les punir du soulèvement, chacun des douze districts est tenu de fournir un garçon et une fille, appelés « tributs «. Les vingt-quatre tributs sont lâchés dans une immense arène naturelle pouvant contenir n'importe quel décor, du désert suffocant à la toundra glaciale. Ils s'affrontent alors jusqu'à la mort durant plusieurs semaines. Le dernier survivant est déclaré vainqueur. Arracher des enfants à leurs districts, les obliger à s'entre-tuer sous les yeux de la population : c'est ainsi que le Capitole n o u s r a p p e l l e q u e n o u s s o m m e s entièrement à sa merci et que nous n'aurions aucune chance de survivre à une nouvelle rébellion. Quelles que soient les paroles, le message est clair : « Regardez, nous prenons vos enfants, nous les sacrifions, et vous n'y pouvez rien. Si vous leviez seulement le petit doigt, nous vous éliminerions jusqu'au dernier. Comme nous l'avons fait avec le district Treize. « Pour ajouter l'humiliation à la torture, le Capitole nous impose de considérer les Jeux comme un spectacle, un événement sportif opposant les districts les uns aux autres. Le vainqueur rentre chez lui mener une vie facile, et son district est inondé de cadeaux, principalement sous forme de nourriture. Chaque année, le Capitole nous montre les généreuses allocations de blé et d'huile, parfois même de sucre, attribuées au district vainqueur, tandis que les autres continuent à lutter contre la famine. C'est à la fois le temps du repentir et le temps de la gratitude, entonne le maire. Puis il énonce la liste des vainqueurs du district Douze. In soixante-quatorze ans, il n'y en a eu que deux. Un seul est toujours e n v i e . H a y m i t c h A b e r n a t h y , u n quadragénaire ventripotent qui apparaît à l'instant en grommelant des propos inintelligibles. On le voit grimper en titubant sur l'estrade et s'écrouler dans le troisième fauteuil. Il a bu. Beaucoup. La f o u l e l ' a c c u e i l l e p a r q u e l q u e s applaudissements symboliques, mais il se méprend et tente de serrer dans ses bras Effie Trinket, qui parvient à l'esquiver de justesse. I e maire a l'air embêté. L'événement est retransmis en direct, le district Douze est maintenant la risée de Panem, et il le sait. Il s'efforce de ramener rapidement l'attention générale sur la Moisson en présentant Effie Trinket. Plus gaie et pimpante que jamais, Effie Trinket s'avance à petits pas jusqu'au podium et lance son traditionnel : Joyeux Hunger Games ! Et puisse le sort vous être favorable ! Ses cheveux roses sont sûrement une perruque, car ses boucles sont légèrement de travers depuis qu'Haymitch a essayé de la prendre dans ses bras. Elle s'étend un peu sur la fierté qu'elle éprouve à se trouver là, même si tout le monde sait bien qu'elle n'espère qu'une chose, être promue dans un meilleur district, avec des vainqueurs dignes de ce nom et non pas des ivrognes qui vous embarrassent devant la nation entière. À travers la foule, je repère Gale, qui me fait un mince sourire. Au moins, cette Moisson-ci a quelque chose de drôle. Mais, soudain, je pense à Gale et aux quarante-deux papiers plies qui portent son nom dans la grosse boule de verre, et je me dis que le sort ne lui est pas favorable. Beaucoup moins qu'à la plupart des garçons. Et peut-être pense-t-il la même chose à mon sujet, car son visage s'assombrit et il tourne la tête. « Il y a quand même plusieurs milliers de petits papiers «, voudrais-je pouvoir lui glisser à l'oreille. C'est le moment de procéder au tirage. Effie Trinket annonce, comme elle le fait toujours : -- Les dames, d'abord ! Et elle s'avance vers la grosse boule qui contient les noms des filles. Elle enfonce profondément le bras dans la masse des papiers et en tire un sans regarder. La foule retient son souffle, on pourrait entendre une mouche voler, je me sens mal et je prie désespérément pour que ce ne soit pas moi, pas moi, pas moi. Effie Trinket retourne vers le podium, déplie le papier et lit le nom à haute voix. Ce n'est pas le mien. -- C'est celui de Primrose Everdeen. Un jour, alors que je guettais le passage du gibier, cachée dans un arbre, je me suis assoupie et j'ai fait une chute de trois mètres avant d'atterrir sur le dos. C'était comme si l'impact avait chassé tout l'air de mes poumons. Je suis restée allongée là, m'efforçant d'inhaler, d'exhaler, de faire quelque chose. Voilà ce que je ressens en ce moment. Je tâche de me souvenir de respirer, i n c a p a b l e d e p a r l e r , t o t a l e m e n t abasourdie tandis que le nom résonne dans mon crâne. Quelqu'un me serre le bras, un garçon de la Veine, comme si j'avais commencé à défaillir et qu'il m'avait retenue. Il doit s'agir d'une erreur. Ce n'est pas possible. Le papier de Prim était enfoui parmi des milliers d'autres ! Le risque qu'elle soit désignée était si mince que je n'étais même pas Inquiète pour elle. J'ai pourtant fait ce qu'il fallait. J'ai pris les tessarae, refusé qu'elle le fasse. Un seul papier. Un seul parmi des milliers. Le sort lui était on ne peut plus favorable. Et ça n'a fait aucune différence. Quelque part, très loin, j'entends la foule gronder, Comme elle le fait toujours quand un enfant de douze ans est choisi, parce que tout le monde trouve ça injuste. Et puis je la vois, blanche comme un linge, les poings crispés, qui s'avance avec raideur vers l'estrade, me dépasse, et je vois le dos de son chemisier qui pend pardessus sa jupe. C'est ce petit détail, ce coin de tissu formant une queue de canard, qui me ramène à la réalité. -- Prim! Je crie d'une voix étranglée, tandis que mes muscles se remettent à fonctionner. -- Prim! Je n'ai pas besoin de me frayer un chemin à travers la foule. Les autres enfants s'écartent immédiatement, m'ouvrant un passage jusqu'à l'estrade. Je rattrape Prim alors qu'elle s'apprête à gravir les marches. D'un geste du bras, je la repousse derrière moi. -- Je suis volontaire ! m'écrié-je. Je me porte volontaire comme tribut ! Voilà qui provoque une certaine confusion sur l'estrade. Le district Douze n'a plus connu de volontaires depuis des décennies, et le protocole est quelque peu rouillé. Quand un tribut est désigné par le sort, la règle autorise un autre enfant à le remplacer, tant qu'il est éligible et du même sexe. Dans certains districts, où remporter la Moisson est considéré comme un immense honneur, beaucoup sont prêts à risquer leur vie, et le processus peut se révéler compliqué. Mais dans le district Douze, où le mot de « tribut « rime avec « vaincu «, les volontaires sont une espèce disparue depuis longtemps. -- C'est trop chou ! Minaude Effie Trinket. Mais je crois qu'en principe on doit d'abord annoncer le vainqueur de la Moisson, puis demander s'il y a des volontaires, et ensuite seulement, si quelqu'un se propose, euh... Elle hésite, visiblement peu sûre d'elle. -- Quelle importance ? Intervient le maire. Il me regarde avec une expression navrée. Il ne me connaît pas, pas vraiment, mais je vois qu'il se souvient de moi. Je suis la fille qui lui apporte les fraises. Avec laquelle sa propre fille discute de temps en temps. Celle qui, cinq .ans plus tôt, s'est tenue devant lui, entre sa mère et sa soeur, Quand il lui a présenté, à elle, l'aînée de la famille, la médaille du courage. Une médaille posthume pour son père volatilisé dans la mine. Se souvient-il de cela ? -- Quelle importance ? répète-t-il d'une voix bourrue. Qu'elle s'avance donc. Prim pousse des hurlements hystériques derrière moi. Elle m'enserre comme dans un étau entre ses petits bras osseux. -- Non, Katniss ! Non ! Tu ne peux pas ! -- P r i m , l â c h e - m o i ! l u i d i s - j e brutalement, parce que je suis bouleversée et que je ne veux surtout pas pleurer. (Car lors de la rediffusion des meilleurs moments de la Moisson, ce soir, tout le monde remarquerait mes larmes, ci je serais désignée comme une proie facile. Une pleurnicharde Je ne donnerai cette satisfaction à personne.) Lâche-moi ! Je sens qu'on l'arrache à moi. Je me retourne et vois Gale oui l'a soulevée du sol, et Prim qui se débat entre ses bras. -- Vas-y, Catnip, dit-il d'une voix qu'il s'efforce de maîtriser. Puis il emporte Prim vers ma mère. Je redresse le buste et gravis les marches. -- Eh bien, bravo ! s'écrie Effie Trinket. C'est l'esprit des jeux! (Elle semble heureuse d'avoir enfin un district ou il se p a s s e q u e l q u e c h o s e . ) C o m m e n t t'appelles-tu ? J'avale ma salive. -- Katniss Everdeen. Je parie qu'il s'agissait de ta petite soeur. Tu ne voulais pas te laisser voler la vedette, hein ? Allez, tout le monde ! Je vous demande d'applaudir bien fort notre nouveau tribut ! Mais - et j'en serai éternellement reconnaissante aux gens du district Douze - personne n'applaudit. Pas même parmi ceux qui prennent les paris, ceux qui, d'ordinaire, se moquent bien de ce genre de choses. Peut-être parce qu'ils m'ont vue à la Plaque, ou ont connu mon père, ou rencontré Prim, que tout le monde adore. De sorte qu'au lieu de recevoir des applaudissements je reste là, immobile, p e n d a n t q u ' i l s a f f i c h e n t l e u r désapprobation de la manière la plus courageuse. Par le silence. Qui signifie que nous ne sommes pas d'accord. Que nous n'excusons rien. Que tout cela est mal. Il arrive alors une chose inattendue. Pour moi, en tout cas, parce que je ne pensais pas compter dans le district D o u z e . M a i s i l s ' e s t p r o d u i t u n changement quand je me suis avancée pour prendre la place de Prim, et on dirait désormais que je suis devenue quelqu'un de précieux. Une personne, puis deux, puis quasiment toute la foule porte les trois doigts du milieu de la main gauche à ses lèvres avant de les tendre vers moi. C'est un vieux geste de notre district, rarement utilisé, qu'on voit parfois lors d e s f u n é r a i l l e s . U n g e s t e d e remerciement, d'admiration, d'adieu à ceux que l'on aime. Me voilà maintenant au bord des larmes, mais, heureusement, Haymitch choisit ce moment pour traverser l'estrade en titubant afin de me congratuler. -- Regardez-la ! Regardez cette fille ! Braille-t-il en m'attrapant par les épaules. (Il est d'une force étonnante pour une épave pareille.) Elle me plaît ! (Son haleine empeste l'alcool, et son dernier bain doit remonter à longtemps.) Elle a des... (Il hésite un instant sur le mot.)... des tripes ! Achève-t-il avec un accent triomphal. Plus que vous ! (Il me lâche et s'approche du bord de l'estrade.) Plus que vous tous ! crie-t-il en pointant le doigt vers la caméra. S'adresse t il aux spectateurs, ou bien est-il soûl au point d'insulter le Capitole ? Je ne le saurai jamais car, alors même qu'il ouvre la bouche pour développer son propos, Haymitch dégringole de l'estrade et tombe par terre, assommé. Il a beau être pathétique, je lui suis reconnaissante. Grâce aux caméras qui braquent sur lui un oeil narquois, j'ai juste le temps de lacher le petit sanglot que j'avais dans la gorge et de reprendre mon sang-froid. Je croise les mains derrière le dos et je fixe mon regard au loin. J'aperçois les collines que j ai gravis ce matin en compagnie de Gale. Pendant un moment j'éprouve une pointe de regret... à l'idée que nous aurions pu fuir le district, disparaître dans la forêt... Mais je sais que j'ai eu raison de rester. Car qui d'autre se s e r a i t p o r t é volontaire pour Prim ? On emporte Haymitch sur une civière, et Effie Trinket Tente de réchauffer l'ambiance. -- Quelle journée incroyable ! Roucoule-t-elle en essayant d e r e d r e s s e r s a perruque, qui penche sérieusement sur la Droite. Mais nous n'en avons pas encore terminé! Il est Temps de choisir notre tribut masculin! (Ses cheveux glissent, dans l'espoir de sauver la situation, elle les plaque sur sa tête, marche jusqu'à la boule contenant les noms des garçons et attrape le premier papier qui lui tombe sous la main, elle s' empresse alors de regagner le podium, et je n'ai pas le temps de prier pour Gale qu'elle annonce déjà le nom Peeta Mellark ! Peeta Mellark !oh non, pensé-je. Pas lui. « Parce que je connais ce Nom, même si je n'ai jamais parlé directement à celui qu'il désigne. Peeta Mellark. D é c i d é m e n t , le sort ne m'est pas favorable, aujourd'hui. Je le regarde s'approcher de l'estrade. Taille moyenne, t r a p u c h e v e u x blond cendré qui ondulent sur son front. Le choc de l'annonce s'affiche sur son visage, on voit qu'il lutte pour demeurer impassible, mais ses yeux bleus trahissent la même frayeur que celle que j'ai vue si souvent chez le gibier. Pourtant, il grimpe sur l'estrade d'un pas ferme et prend sa place. Effie Trinket demande s'il y a des volontaires, mais personne ne s'avance. Il a deux frères aînés, je le sais, je les ai vus à l a b o u l a n g e r i e , m a i s l ' u n e s t probablement trop âgé désormais pour se porter volontaire et l'autre ne le fera pas. C'est normal. La dévotion familiale montre ses limites le jour de la Moisson. M a r é a c t i o n é t a i t t o u t à f a i t exceptionnelle. Le maire entame la longue et fastidieuse lecture du traité de la Trahison, comme il le fait chaque année à ce stade -- c'est la loi -, mais je n'en écoute pas un mot. « Pourquoi lui ? « me dis-je. Je tente de m e c o n v a i n c r e q u e c e l a n ' a p a s d'importance. Peeta Mellark et moi ne sommes pas amis. Pas même voisins. Nous ne nous sommes jamais adressé la parole. Notre seule rencontre remonte à des années. Il l'a probablement oubliée. Moi pas, cependant, et je sais que je ne l'oublierai jamais... C'était durant la pire période. Mon père était mort trois mois plus tôt dans ce coup de grisou, au cours du mois de janvier le plus froid qu'on ait jamais connu. L'engourdissement du premier choc était passé, et la douleur de sa perte me frappait n'importe où, me pliait en deux, le corps secoué de sanglots. « Où es-tu ? M'écriai-je dans ma tête. Pourquoi es-tu parti ? « Mais, bien sûr, je n'avais jamais aucune réponse. Le district nous avait remis une petite somme d'argent à titre de compensation, de quoi couvrir le mois de deuil à l'issue duquel on attendait de notre mère qu'elle reprenne un travail. Sauf qu'elle n'en a rien fait. Elle n'a rien fait du tout) sinon rester assise sur une chaise ou, le plus souvent, pelotonnée dans son lit sous les couvertures, le regard perdu dans le vague. De temps en temps elle remuait, se redressait brusquement, puis retombait dans la prostration. Les supplications de Prim semblaient la laisser indifférente. J'étais terrifiée. Aujourd'hui, je suppose que ma mère était en quelque sorte prisonnière de sa tristesse, mais, sur le moment, je voyais seulement que je ne pouvais plus compter sur aucun de mes deux parents. À onze ans, alors que Prim n'en avait que sept, j'ai pris notre famille en charge. Je n'avais pas le choix. J'achetais à manger au marché, je préparais nos repas du mieux que je pouvais, tout en veillant à ce que Prim et moi restions présentables. Car, si on avait su que notre mère n'était plus en état de s'occuper de nous, le district lui aurait retiré notre garde et nous aurait confiées au foyer communal. J'avais grandi au contact de tels enfants, à l'école. Leur tristesse, les marques de coups sur leur visage, le désespoir qui leur voûtait les épaules. Pas question qu'une chose pareille arrive à Prim. La gentille petite Prim qui fondait en larmes dès qu'elle me voyait pleurer, sans même en connaître la raison, qui brossait les cheveux de notre mère avant notre départ pour l'école, qui continuait à nettoyer tous les soirs le miroir devant lequel se rasait notre père, parce qu'il avait horreur de cette poussière de charbon qui se déposait partout dans la Veine. Le foyer communal l'aurait broyée comme un rien. Alors, je gardais le secret sur nos soucis. L'argent a fini par s'épuiser, et nous avons commencé à dépérir. Il n'y a pas d'autre mot. Je n'arrêtais pas de me dire que si je pouvais tenir jusqu'en mai, jusqu'au 8 mai, j'aurais douze ans, je pourrais signer pour les tesserae et obtenir ce blé et cette huile tant convoités. Mais il restait encore plusieurs semaines. Nous serions peut-être mortes toutes les trois d'ici là. Mourir de faim n'a rien de rare, dans le district Douze. Qui n'en a jamais vu les victimes ? Des vieux trop faibles pour travailler. Des enfants d'une famille comptant trop de bouches à nourrir. Des gens devenus invalides dans la mine. Qui se traînent dans la rue. Et qu'on retrouve un beau jour affalés contre un mur, ou étendus dans le Pré, à moins que l'on n'entende juste sangloter dans une maison. On appelle alors les Pacificateurs pour enlever le corps. La faim n'est jamais la cause officielle du décès. C'est toujours la grippe, le froid, la pneumonie. Mais cela ne trompe personne. L'après-midi de ma rencontre avec Peeta Mellark, une pluie glaciale tombait à verse. J'étais sortie vendre de vieux vêtements de bébé de Prim sur le marché, mais sans trouver preneur. Et même si j'avais déjà accompagné mon père plusieurs fois à la Plaque, j'avais bien trop peur pour me rendre seule dans cet endroit lugubre. La pluie avait détrempé la veste de chasse de mon père, et j'étais glacée jusqu'aux os. Depuis trois jours, nous n'avalions plus que de l'eau chaude avec quelques vieilles feuilles de menthe que j'avais trouvées au fond d'un placard. À la fermeture du marché, je tremblais si fort que j'en ai lâché mes vêtements de bébé dans une flaque de boue. Je ne les ai pas ramassés. Je craignais de trébucher et d'être incapable de me relever. De toute façon, personne n'en voulait, de ces habits. Je ne pouvais pas retourner à la maison. Parce qu'à la maison m'attendaient ma mère avec ses yeux éteints, ma petite soeur avec ses joues creuses et ses lèvres gercées. Dans une pièce enfumée, à cause du bois humide que je ramassais à la lisière de la forêt depuis que nous étions à court de charbon. Je ne pouvais pas rentrer les mains vides. Je me suis retrouvée à patauger dans une ruelle boueuse, derrière les boutiques destinées à la frange aisée de la population. Les marchands vivaient au-dessus de leur commerce, De sorte que je me tenais pour ainsi dire dans leur arrière-boutique. Je me souviens des jardins en friche, d'une chèvre ou deux dans un enclos, d'un chien trempé de pluie attaché à un piquet, couché dans la boue comme une âme en peine. Le vol est strictement interdit dans le district Douze. Passible de la peine de mort. Mais l'idée m'est venue que Cette loi ne s'appliquait pas au contenu des poubelles, dans laquelles je trouverais peut-être quelque chose. Un os derrière la boucherie, des légumes pourris derrière l'épicerie, Des restes que seule ma famille serait suffisamment désespérée pour manger. Malheureusement, le ramassage des Ordures venait d'avoir lieu. Au niveau de la boulangerie flottait une odeur de pain frais, si forte que j'en ai eu le vertige. Les fours donnaient derrière, et une lumière dorée s'échappait de la porte ouverte de la cuisine. Je suis restée là, fascinée par la chaleur c i l'arôme capiteux, jusqu'à ce que la pluie s'en mêle et Eue ses doigts glacés au creux de mon dos me ramènent à la réalité. J'ai soulevé le couvercle de la poubelle du boulanger : elle était vide - impitoyablement vide. Une voix brutale m'a soudain aboyé dessus, et j'ai relevé la tête pour découvrir la femme du boulanger. Elle me Criait de déguerpir si je ne voulais pas qu'elle appelle les Pacificateurs, et qu'elle en avait assez de surprendre ces sales gamins de la Veine à fouiller dans ses ordures. Dures paroles, auxquelles je n'avais rien à répondre. Alors que je reposais le couvercle et battais en retraite, je l'ai vu, un jeune garçon aux cheveux blonds qui m'observait dans le dos de sa mère. Je l'avais aperçu à l'école. Il était dans la même classe que moi, mais j'ignorais son nom. Il était toujours fourré avec les enfants de la ville, comment l'aurais-je connu ? Sa mère est retournée à l'intérieur en fulminant, mais il avait dû me voir contourner l'enclos de leur cochon et m'adosser au tronc d'un vieux pommier. J'ai fini par me résigner à l'idée de rentrer bredouille. Mes genoux m'ont trahie, et je me suis laissé glisser au sol le long du tronc. C'en était trop. Je me sentais mal, faible et fatiguée, oh, si fatiguée. « Qu'on appelle donc les Pacificateurs et qu'on nous emmène au foyer communal, ai-je pensé. Ou, mieux encore, que je crève ici même, sous la pluie. « Des bruits sont sortis de la boulangerie. J'ai entendu la femme hurler de plus belle, puis un bruit de coup, et je me suis demandé vaguement ce qui se passait. Des pas ont clapoté vers moi dans la boue, et je me suis dit : « C'est elle. Elle vient me chasser à coups de bâton. « Je me trompais, cependant. C'était le garçon. Il tenait dans les bras deux grosses miches, qui avaient dû tomber dans le feu à en juger par leur croûte noircie. -- Jette-les donc au cochon, crétin ! a hurlé sa mère. À qui veux-tu qu'on vende du pain brûlé ? Il a arraché quelques morceaux calcinés, qu'il a lancés dans l'enclos. Puis le carillon de la porte d'entrée a tinté, et la mère a disparu pour servir un client. Le garçon ne m'a pas accordé un regard. Moi, en revanche, je l'observais. À cause du pain, à cause de la marque rouge sur sa pommette. Avec quoi l'avait-elle frappé ? Mes parents ne nous avaient jamais battues. C'était inimaginable, pour moi. Le garçon a jeté un coup d'oeil derrière lui, comme pour s'assurer que la voie était libre, puis, se retournant vers le cochon, a lancé l'une des miches dans ma direction. La seconde a suivi aussitôt, après quoi il a regagné la boulangerie en refermant soigneusement la porte de la cuisine derrière lui. J ai fixé les miches avec incrédulité. Elles étaient très bien, parfaites, même, à part la croûte brûlée. Avait-il voulu me les offrir ? Sans doute, parce qu'elles gisaient à mes pieds, tarant qu'on me surprenne, je les ai fourrées sous ma chemise, j'ai refermé les pans de ma veste de chasse et déguerpi promptement. La chaleur des pains me brûlait la peau, pais je les ai serrés encore plus fort, comme on se cramponne à la vie. Le temps que je rentre, les miches avaient un peu refroidi, mais restaient tièdes à l'intérieur. En me voyant les poser sur la table, Prim a tout de suite voulu en prendre un morceau. Je l'ai obligée à s'asseoir, j'ai forcé ma mère à nous rejoindre à table et je nous ai versé du thé chaud. J'ai gratté la croûte noircie puis coupé le pain. Nous avons dévoré une miche entière, tranche après tranche. C'était de l'excellent pain, aux raisins et aux noix. J'ai étendu mes vêtements près du feu, je me suis glissée dans le lit et me suis endormie d'un sommeil sans rêves. C'est seulement le lendemain matin que m'est venue l'idée que le garçon avait pu brûler ses pains exprès. Peut-être qu'il les avait lâchés dans le feu, sachant qu'il serait puni, pour me les donner ensuite. Mais non, c'était forcément un accident. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Il ne me connais même pas. Malgré tout, le seul fait de me les avoir lancés constituait déjà un sacré cadeau, qui lui vaudrait sûrement une correction sévère si on l'apprenait. Je ne m'expliquais pas son comportement. Nous avons encore mangé du pain au petit déjeuner et sommes parties pour l'école. On aurait dit que le printemps était arrivé en l'espace d'une nuit. L'air était tiède et parfumé, les nuages paraissaient floconneux. À l'école, j'ai croisé le garçon dans le couloir ; sa joue avait enflé, et il avait un oeil au beurre noir. Il se trouvait en compagnie de ses amis et n'a pas semblé me remarquer. Mais, en passant chercher Prim pour rentrer chez nous, cet après-midi-là, je l'ai vu qui m'observait de l'autre côté de la cour. Nous nous sommes regardés une seconde, puis il a tourné la tête. J'ai baissé les yeux, gênée, et là, j'ai vu le premier pissenlit de l'année. J'ai eu un déclic. J'ai repensé aux heures passées dans les bois avec mon père, et j'ai su comment nous allions nous en sortir. Aujourd'hui encore, je ne peux m'empêcher de faire le lien entre ce garçon, Peeta Mellark, le pain qui m'a redonné espoir, et le pissenlit qui m'a rappelé que je n'étais pas condamnée. Plus d'une fois, dans le couloir de l'école, je l'ai surpris qui regardait dans ma direction avant de se détourner aussitôt. J'ai la sensation d'avoir une dette envers lui, ce que je déteste. Peut-être que si j'avais pu le remercier, je me sentirais moins mal aujourd'hui. J'ai voulu le faire parfois, mais sans jamais trouver le bon moment. Ce moment ne se présentera plus désormais. Parce qu'on va nous lâcher dans une arène afin que nous nous y affrontions jusqu'à la mort. Je vois mal comment glisser un « merci «, làdedans. Ça n'aura pas l'air sincère si je m'efforce en même temps de lui trancher la gorge. Le maire achève son interminable traité de la Trahison et nous fait signe de nous serrer la main. Celle de Peeta est chaude et ferme comme du bon pain. Il me regarde droit dans les yeux, et j'ai l'impression qu'il me presse les doigts avec douceur, pour me rassurer. Peut-être s'agit-il d'un spasme nerveux. Nous nous retournons vers la foule tandis que retentit l'hymne de Panem. « Oh, et puis zut, me dis-je. Nous serons quand même vingt-quatre. Avec un peu de chance, quelqu'un d'autre l'éliminera avant moi. « Il est vrai que la chance n'a pas l'air de mon côté, ces derniers temps. D e s l'instant où l'hymne prend fin, nous sommes placés en détention. Je ne veux pas dire qu'on nous met les menottes ni rien de ce genre, mais un groupe de Pacificateurs nous escorte à l'intérieur de l'hôtel de justice. Peut-être que des tributs ont tenté de s'échapper autrefois. Même si ça ne s'est jamais produit de mon vivant. Une fois à l'intérieur, on me conduit dans une pièce et on m'y laisse seule. C'est l'endroit le plus luxueux qu'il m'ait été donné de voir, avec des tapis moelleux, un canapé en velours et des fauteuils. Je sais reconnaître le velours parce que ma mère possède une robe avec un col de cette étoffe. En prenant place sur le canapé, je ne peux m'empêcher de le caresser à plusieurs reprises. Ça m'aide à me calmer, tandis que je me prépare à l'heure qui va suivre. Le temps alloué aux tributs pour faire leurs adieux à leurs proches. Je ne peux pas me permettre d'avoir l'air bouleversée, de ressortir de cette pièce avec les yeux gonflés et le nez rouge. Pleurer m'est interdit. Il y aura d'autres caméras à la gare. Ma soeur et ma mère sont les premières à entrer. Je tends les bras à Prim, et elle grimpe sur mes genoux, les bras autour de mon cou, la tête contre mon épaule, comme quand elle était encore gamine. Ma mère s'assied à côté et nous entoure de ses bras. Pendant de longues minutes, personne ne dit rien. Ensuite, je commence à leur énumérer tout ce qu'elles vont devoir faire, vu que je ne serais plus la pour m'en charger. Prim ne doit pas prendre de tesserae. Si elles font attention, elles s'en sortiront en vendant le lait et le fromage de chèvre de Prim, et grâce au petit commerce pharmaceutique que tient ma mère pour les habitants de la Veine. Gale lui trouvera les herbes qui ne poussent pas dans son jardin, mais il lui faudra se montrer très précise en les lui décrivant, il ne les connaît pas aussi bien que moi. Il leur apportera également du gibier - lui et moi avons passé un pacte en ce sens il y a plus d'un an désormais - et ne leur réclamera vraisemblablement rien en échange, mais ce serait bien qu'elles le remercient d'une manière ou d'une autre, par exemple avec du lait ou des remèdes. je ne conseille pas à Prim de se mettre à chasser. J'ai essayé de le lui apprendre une fois ou deux, avec un résultat désastreux. La forêt la terrorise, et lorsque j'abattais une Broie, elle se mettait à pleurer, à dire que nous pourrions peutêtre la sauver en la ramenant très vite à la maison. Comme elle se débrouille bien avec sa chèvre, je me concentre là-dessus. Après leur avoir donné des instructions concernant le bois de chauffage, le troc, et insisté sur la nécessité de rester à l'école, je me tourne vers ma mère et lui empoigne le bras avec force. Écoute-moi. Tu m'écoutes ? (Elle acquiesce, alarmée par l'intensité de mon regard. Elle doit sentir ce qui va suivre.) Pas question de te dérober encore une fois. Maman baisse les yeux au sol. -- Je sais. Ça n'arrivera pas. C'était malgré moi, je... --Eh bien, il s'agira d'être plus forte, cette fois-ci. Tu ne peux pas t'effondrer et laisser Prim livrée à elle-même. Je ne serai plus là pour vous garder en vie toutes les deux. Peu importe ce qui arrive. Peu importe ce que vous voyez à l'écran. Je veux que tu me promettes de te battre pour vous en sortir ! Je hausse le ton malgré moi. Dans ma voix vibre toute la colère, toute la frayeur que j'ai pu éprouver devant son abandon. Elle dégage son bras et se défend. --J'étais malade ! J'aurais pu me soigner si j'avais eu les remèdes que je possède aujourd'hui. Il y a peut-être du vrai, là-dedans. Je l'ai vue, depuis, soigner des gens qui souffraient eux aussi d'une langueur paralysante. C'est peut-être une maladie, mais que nous ne pouvons pas nous permettre. --Dans ce cas, prends-les. Et veille sur elle ! Dis-je. --Ne t'en fais pas pour moi, Katniss, m'assure Prim en me prenant le visage entre les mains. Pense plutôt à toi. Tu es rapide et courageuse. Peut-être que tu peux gagner. Je ne peux pas gagner. Prim le sait sûrement au fond d'elle. La compétition dépasse largement mes capacités. Des enfants issus de districts mieux lotis, où gagner est un immense honneur, s'entraînent depuis toujours en vue de cet événement. Des garçons deux ou trois fois plus forts que moi. Des filles qui connaissent vingt manières de tuer avec un couteau. Oh, il y aura aussi des gens comme moi. Des adversaires à éliminer avant que les choses sérieuses ne commencent pour de bon. --Peut-être, dis-je, parce que je peux difficilement demander à ma mère de s'accrocher si je capitule de mon côté. (Par ailleurs, ce n'est pas dans mes habitudes de m'avouer vaincue sans combattre, même quand la situation paraît insurmontable.) On deviendrait aussi riches qu'Haymitch. Je me fiche qu'on soit riches. Je veux juste que tu reviennes. Tu essaieras, hein ? Tu essaieras vraiment ? Insiste Prim. -- Vraiment. Je te le jure, lui dis-je. e t je sais que, pour Prim, je le ferai. Puis le Pacificateur apparaît dans l'encadrement de la porte, nous fait signe que le temps imparti est écoulé, et on se serre dans les bras à s'étouffer. Je ne trouve rien d'autre à dire que : - Je vous aime. Je vous aime toutes les deux. Elles m'en disent autant, puis le Pacificateur les pousse dehors, et la porte se referme sur elles. J'enfouis la tête dans l'un des coussins de velours, comme si cela pouvait bloquer tout le reste. Quelqu'un d'autre fait son entrée et, en levant la tête, j'ai la surprise de découvrir le boulanger, le père de Peeta Mellark. Je n'arrive pas à croire qu'il vienne me rendre visite. Après tout, je chercherai bientôt à tuer son fils. Mais il est vrai qu'on se connaît un peu, et qu'il connaît Prim encore mieux. Quand elle vend ses fromages de chèvre à la Plaque, elle lui en met chaque fois deux de côté, qu'il lui échange Contre une généreuse quantité de pain. Nous attendons toujours que sa sorcière de femme soit occupée ailleurs pour négocier avec lui, car il est beaucoup plus gentil. Je suis à peu près certaine qu'il n'aurait jamais frappé son fils pour deux pains brûlés. Mais pourquoi vouloir me voir ? Le boulanger s'assoit avec gêne sur le bord d'un fauteuil. C' est un homme solide, large d'épaules, dont les cicatrices de brûlures rappellent les années de travail au four. Il a déjà sans doute dit adieu à son fils. Il sort un sachet en papier blanc de la poche de son blouson et me le tend. Je l'ouvre et découvre des cookies. Voilà un luxe que nous n'avons jamais pu nous offrir. --Merci, dis-je. (Le boulanger est rarement loquace ; aujourd'hui, il est carrément muet.) J'ai mangé l'un de vos pains, ce matin. Mon ami Gale vous avait donné un écureuil en échange. (Il acquiesce, comme s'il se rappelait l'écureuil.) Je vous ai connu plus dur en affaires. Il hausse les épaules, comme si rien de tout cela n'avait plus d'importance. Je ne trouve rien à ajouter, et nous demeurons silencieux jusqu'au retour du Pacificateur. Le boulanger se lève alors, se racle la gorge et dit : --Je garderai un oeil sur la petite. Je m'assurerai qu'elle mange à sa faim. Ces mots me soulagent un peu. Les gens traitent avec moi, mais ils aiment Prim. Peut-être l'aimeront-ils suffisamment pour qu'elle reste en vie. Ma visiteuse suivante est tout aussi inattendue. Madge entre et marche droit sur moi. Sans larmoyer ni tourner autour du pot ; au contraire, elle parle avec un ton d'urgence qui me surprend. --On te laisse garder un objet personnel, dans l'arène. Quelque chose qui rappelle ton district. Voudrais-tu porter ça? Elle me tend la broche en or que j'ai vue sur sa robe ce matin. Je n'y avais pas vraiment fait attention, mais je remarque maintenant qu'elle représente un oiseau en plein vol. --Ta broche ? Dis-je. Porter un emblème de mon district est bien la dernière de mes préoccupations. --Tiens, laisse-moi l'épingler sur ta robe, d'accord ? (Elle n'attend pas ma réponse, mais se penche et fixe le bijou en place.) Promets-moi de la porter dans l'arène, Katniss. C'est promis ? --Mais oui. Des cookies. Une broche. Je reçois toutes sortes de cadeaux, aujourd'hui. Madge m'en fait un dernier. Un baiser sur la joue. Puis elle disparaît, et me voilà en train de me demander si, après tout, elle n'aurait pas toujours été mon amie. Pour finir, Gale fait son entrée. Peut-être qu'il n'y a pas la moindre romance entre nous mais, quand il m'ouvre les bras, je cours m'y blottir. Son corps m'est familier - sa façon de bouger, l'odeur du feu de bois, et même son pouls, que j'entends parfois dans les périodes d'attente, lors de nos chasses -, mais c'est la première fois que je le sens vraiment, mince et musclé contre le mien. -- Écoute, commence-t-il. Te procurer un couteau ne devrait pas poser de difficultés, mais il faut que tu mettes la main sur un arc. C'est ta meilleure chance. --Il n'y en a pas toujours, dis-je en me rappelant l'année ou les seules armes f o u r n i e s a u x t r i b u t s a v a i e n t é t é d'horribles massues hérissées de pointes. --Dans ce cas, fabriques-en un, insiste Gale. Un arc de fortune vaudra toujours mieux que pas d'arc du tout. J'ai déjà essayé de reproduire les armes de mon père, sans grand succès. Ce n'est pas si facile. Même lui devait parfois abandonner et tout recommencer de zéro. Je ne sais même pas s'il y aura du bois. U ne autre année, on a largué les concurrents dans un âge de désolation, rien que du sable et des rochers avec q u e l q u e s é p i n e u x . J ' a v a i s particulièrement détesté cette année-là. Bon nombre de tributs étaient morts à la suite d'une morsure de serpent, quand la soif ne les avait pas rendus fous. --Il y en a presque toujours, rétorque Gale. Depuis l a n n é e où la moitié des joueurs sont morts de froid. Ce qui n'avait pas grand intérêt. C'est vrai. Une fois, nous avons regardé les joueurs des Hunger Games geler sur place, à la nuit tombée. On les distinguait à peine, recroquevillés sur eux-mêmes, sans bois pour se chauffer ni s'éclairer. Le spectacle de ces morts silencieuses avait beaucoup déçu le Capitole. Depuis, on trouve généralement de quoi faire du feu. --Oui, il y en aura sûrement. --Catnip, ce n'est que de la chasse. Tu es la meilleure à ce jeu-là, dit Gale. --Ce n'est pas de la chasse. Ils sont armés. Ils réfléchissent. --Toi aussi, remarque-t-il. Et tu as une expérience qu'ils n'ont pas. Une expérience pratique. Tu as déjà tué. --Pas des gens. --Quelle différence ça peut bien faire ? demande Gale d'un ton cynique. Le plus terrible, c'est qu'il a raison. Si je pouvais oublier qu'il s'agit de gens comme moi, cela ne ferait aucune différence. Les Pacificateurs reviennent, trop vite. Gale leur demande plus de temps, mais ils le poussent vers la sortie, et je me mets à paniquer. --Ne les laisse pas mourir de faim ! M'écrié-je en le retenant par la main. --Compte sur moi ! Tu sais que tu peux compter sur moi ! Catnip, souviens-toi de... commence-t-il. Ils l'entraînent de force et claquent la porte derrière eux. Je ne saurai jamais ce qu'il tenait à me rappeler. Le trajet depuis l'hôtel de justice jusqu'à la gare n'est pas bien long. C'est la première fois que je monte dans une voiture. Je suis même rarement montée dans un chariot. Dans la Veine, on se déplace à pied. J'ai eu raison de ne pas pleurer. La gare grouille de reporters, leurs caméras insectoïdes braquées sur mon visage Mais j'ai appris depuis longtemps à réprimer toute émotion et c'est ce que je fais, à présent. Je m'aperçois brièvement sur l'écran géant de la gare qui retransmet mon arrivée en direct. À ma grande s a t i s f a c t i o n , j e d o n n e p r e s q u e l'impression de m'ennuyer. P e e t a M e l l a r k , à l ' i n v e r s e , a manifestement pleuré et, curieusement, il ne semble pas chercher à s'en cacher. Je me demande si ce ne serait pas une stratégie pour les Jeux. Paraitre faible et terrorisé afin de convaincre les autres tributs qu'il ne représente aucun danger. C'a fonctionné pour une fille du district Sept, Johanna Mason, voilà quelques années. Elle était passée pour une telle froussarde, pleurnicharde et s a n s cervelle, que les autres l'avaient ignorée jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une poignée de concurrents. On s'était alors aperçu qu'elle pouvait tuer, et sans scrupule. Une stratégie plutôt maligne. Mais qui semble moins convaincante de la part de Peeta Mellark, car c'est un fils de boulanger. Toutes ces années à manger à sa faim, à porter des plateaux de pains, l'ont rendu fort et large d'épaules. Il lui faudra pleurer beaucoup avant de persuader quiconque de le négliger. On nous fait patienter quelques minutes devant le train afin d'être filmés par les caméras, puis on nous laisse embarquer, et les portes se referment sur nous. Le train s'ébranle aussitôt. Au début, la vitesse me coupe le souffle. Je n'ai jamais pris de train, naturellement, puisque les déplacements entre districts sont interdits en dehors du service officiel. Pour nous, le rail sert surtout à convoyer le charbon. Ce train-ci n'a rien d'un convoi de charbon, néanmoins. C'est un transport à grande vitesse du Capitole capable d'atteindre les quatre cents kilomètre-heure de moyenne. Notre voyage jusqu'au Capitole durera moins d'une journée. À l'école, on nous enseigne que le Capitole est construit dans une région appelée autrefois les Rocheuses. Le district Douze était jadis connu sous le nom d'Appalaches. On y extrayait déjà du charbon voilà des siècles. Ce qui explique pourquoi nos mineurs doivent creuser aussi profond. À l'école, presque tout se ramène au charbon. Hormis l'apprentissage de la lecture et des mathématiques, l'essentiel de notre instruction est lié au charbon. À l'exception du sermon hebdomadaire concernant l'histoire de Panem, dans lequel on nous rabâche tout ce que nous devons au Capitole. Je sais qu'on ne nous dit pas tout, qu'il a dû se produire autre chose durant la rébellion. Mais j'y réfléchis rarement. Quelle que soit la vérité, ce n'est pas elle qui m'aidera à mettre de la nourriture sur la table. Le train des tributs est encore plus luxueux que l'hôtel de justice. Nous bénéficions chacun d'un appartement privé, avec une chambre à coucher, un dressing et une salle de bains individuelle, avec eau courante chaude et froide. Pour avoir de l'eau chaude, chez moi, il faut la faire bouillir. Je découvre des tiroirs entiers remplis de beaux habits, et Effie Trinket me dit de me servir, de porter ce que je veux, que tout est à ma disposition. Que je sois simplement prête pour le dîner, dans une heure. J'enlève la robe bleue de ma mère et je m'offre une douche brûlante. Je n'en avais encore jamais pris jusqu'ici. On a l'impression de se retrouver sous une averse d'été, mais plus chaude. J'enfile un pantalon et une chemise vert foncé. Je me rappelle alors la petite broche en or de Madge. Je l'étudié de près pour la première fois. Elle représente un oiseau d'or entouré d'un anneau. L'oiseau ne touche L'anneau que par le bout des ailes. Je reconnais sa silhouette. Un geai moqueur. Un drôle d'oiseau, qui représente une forme de camouflet pour le Capitole. Pendant la rébellion, ce dernier avait modifié génétiquement plusieurs espèces animales afin de s'en servir comme armes. L'une d'elles, le geai bavard, a la faculté de mémoriser et de reproduire des discussions entières. Exclusivement mâle, il regagnait toujours son gîte à la manière d'un pigeon voyageur. Le Capitole a lâché un grand nombre au-dessus des régions où se trouvaient ses ennemis. Les oiseaux recueillaient ce qu'ils entendaient, puis regagnaient leurs centres pour le répéter. l e s g e n s o n t m i s u n m o m e n t à comprendre ce qui se passait dans les districts, comment leurs conversations étaient espionnées. Ensuite, bien sûr, les rebelles se sont amusés à Inonder le Capitole de mensonges invraisemblables, et tout le monde en a fait des gorges chaudes. Puis les centres ont été fermés, et les oiseaux abandonnés dans la nature pour y mourir. Sauf qu'au lieu de s'éteindre, les geais bavards se sont multiplies à des moqueurs femelles, engendrant ainsi une nouvelle espèce capable d'imiter aussi bien le chant des Oiseaux que la voix humaine. S'ils avaient perdu la faculté de prononcer des mots, ils parvenaient encore à reproduire différents sons humains, du gazouillis léger d'un bébé au baryton sonore d'un adulte. Et ils pouvaient retenir des. Chants. Pas uniquement quelques notes, mais des chansons entières, avec plusieurs couplets, quand on avait la patience de leur en chanter et qu'ils appréciaient votre voix. Mon père adorait les geais moqueurs. Quand nous partions chasser, il leur sifflait ou leur chantait des airs complexes et, après une pause polie, ils les lui chantaient en retour. Tout le monde n'est pas traité avec autant de respect. Mais, chaque fois que mon père chantait, les oiseaux du voisinage se taisaient pour l'écouter. Il avait une voix magnifique, haute et claire, si pleine de vie qu'elle pouvait vous tirer des rires et des larmes à la fois. Je n'ai jamais pu me résoudre à reprendre le flambeau après sa mort. Néanmoins, je trouve un certain réconfort dans ce bijou. Comme si j'emportais un peu de mon père avec moi, pour me protéger. Je fixe la broche à ma chemise. Sur l'étoffe vert foncé, on pourrait presque s'imaginer le geai moqueur en train de voler entre les branches. Effie Trinket passe me prendre pour le dîner. Je l'accompagne le long d'un couloir étroit et cahotant, jusqu'à une salle à manger aux cloisons vernies. Une vaisselle délicate a été disposée sur la table. Peeta Mellark est déjà assis à nous attendre, à côté d'une chaise vide. --Haymitch n'est pas là ? lance gaiement Effie. --La dernière fois que je l'ai vu, il a dit qu'il comptait piquer un roupillon, répond Peeta. --Il faut dire que nous avons eu une journée fatigante, concède Effie Trinket. J'ai l'impression que l'absence d'Haymitch la soulage, et qui l'en blâmerait ? Le dîner comporte plusieurs plats. D'abord une soupe de carottes épaisse, puis une salade verte, des côtelettes d'agneau avec de la purée de pommes de terre, du fromage, des fruits et un gâteau au chocolat. Tout le long du repas, Effie Trinket ne cesse de nous répéter de garder de la place pour la suite. Je m'empiffre néanmoins, car on ne m'avait encore jamais présenté de nourriture pareille, aussi bonne et en telle quantité, sans compter que prendre quelques kilos avant les Jeux est probablement la meilleure chose à faire. --Au moins, vous savez vous tenir à table, observe Effie v e r s l a f i n du plat principal. Les deux de l'an dernier mangeaient avec leurs mains, de vrais sauvages. Ils m'avaient complètement coupe l'appétit. Ceux de l'an dernier étaient deux enfants de la Veine qu i n'avaie nt jamais mangé à leur faim. Et lorsqu'ils avaient de la nourriture sur leur table, les bonnes manières étaient le cadet de leurs soucis. Peeta est le fils d'un b o u l a n g e r . Maman nous a enseigné à manger proprement, à Prim et à moi de sorte que, oui, je sais me servir d'une Fourchette et d'un couteau. Mais le commentaire d'Effie Me rends si furieuse que je mets un point d'honneur à finir Avec mes doigts. Puis je m'essuie sur la nappe. Effie pince les lèvres devant ce spectacle. Le repas terminé, je dois lutter pour conserver tout ce que J'ai avalé. Peeta semble un peu pâle, lui aussi. Notre e s t o m a c . N ' e s t pas habitué à un traitement pareil. Mais, si je peux garder la mixture de Sae Boui-boui à base de viande de rat. d'entrailles de porc et d'écorce - sa spécialité de l hiver je ne vais certainement pas rendre ce festin. n o u s p a s s o n s d a n s u n a u t r e compartiment afin de regarder un résumé des Moissons à travers tout Panem. Leur programmation s'échelonne le long de la journée afin qu'il soit possible de les suivre toutes en direct, mais seuls les habitants du Capitole le peuvent vraiment, puisqu'ils ne sont tenus d'assister à aucune. l e s Moissons se succèdent une à une, avec l'appel des noms et parfois - rarement -, les volontaires qui s'avancent. Nous étudions les visages de nos futurs adversaires quelques uns se détachent du lot. Un garçon monstrueux qui se porte volontaire pour le district Deux. Une rousse au visage de renard dans le district Cinq. Un garçon affligé pied bot dans le district Un. Et, le pire, une gamine de douze ans du district Onze. Elle a la peau brune et les yeux marron mais, pour le reste, elle ressemble beaucoup à Prim. Sauf que, quand elle grimpe sur l'estrade et qu'on demande des volontaires, on n'entend que le vent qui siffle à travers les immeubles délabrés tout autour. Personne n'est disposé à prendre sa place. Vient enfin le tour du district Douze. L'appel de Prim, moi qui me précipite. Ma voix se brise un peu lorsque je pousse Prim derrière moi, comme si je craignais que personne ne m'entende et qu'on ne la prenne malgré tout. Mais, bien sûr, tout le monde m'entend. Je vois Gale soulever ma petite soeur, je me vois gravir les marches. Les commentateurs ne savent pas trop comment interpréter le refus d'applaudir de la foule. Son salut silencieux. L'un d'eux fait observer que le district Douze a toujours été un peu fruste, mais que ses coutumes sont parfois bien pittoresques. Comme pour illustrer son propos, Haymitch choisit ce moment pour basculer de l'estrade. Ils se désolent de manière cocasse. On tire le nom de Peeta, qui rejoint calmement sa place. Nous échangeons une poignée de main. On rejoue l'hymne encore une fois, puis l'émission s'achève. Effie Trinket boude à cause de l'état dans lequel se trouvait sa perruque. Votre mentor aurait beaucoup à apprendre en matière de présentation. De comportement télévisuel. Peeta s'esclaffe. --Il était soûl, dit-il. Il est soûl chaque année. --Chaque jour, ajouté-je. Je ne peux réprimer un petit sourire narquois. Dans la bouche d'Effie Trinket, on dirait qu'Haymitch a simplement de mauvaises manières, que quelques conseils de sa part permettraient de corriger. --Oui. répond sèchement Effie Trinket. Et je ne vois pas ce qu'il y a de drôle. Votre mentor est votre unique bouée de sauvetage, lors de ces Jeux. C'est lui qui vous conseille, qui vous cherche des sponsors, qui organise la présentation des cadeaux quand il y en a. Il pourrait bien Représenter votre seule chance de vous en sortir vivants ! A cet instant précis, Haymitch débouche en titubant dans le compartiment. --j'ai loupé le dîner ? demande-t-il d'une voix pâteuse. Puis il vomit partout sur le tapis et s'écroule par terre. --Eh bien, riez donc! s'écrie Effie Trinket. Elle contourne la flaque de vomi sur la pointe de ses escarpins et prend la fuite. Peeta et moi observons un moment, sans bouger, notre mentor vautré dans le contenu de son estomac. La puanteur de vomi et d'alcool fort manque de me faire rendre mon dîner. Nous échangeons un regard. Haymitch ne vaut sans doute pas grand-chose, mais Effie Trinket a raison sur un point : une fois dans l'arène, il sera notre seul allié. Sans nous consulter, Peeta et moi l'attrapons chacun par un bras et l'aidons à se relever. -- J'suis tombé ? demande Haymitch. Ça pue. Il s'essuie le nez en se barbouillant de vomi. --On va vous ramener dans votre chambre, dit Peeta. Vous nettoyer un peu. Nous le portons à moitié jusqu'à son compartiment. Comme il n'est pas question de l'allonger dans cet état sur le couvre-lit brodé, nous le hissons dans la baignoire et le passons au jet. À peine s'il s'en aperçoit. --C'est bon, me dit Peeta. Je prends le relais à partir de là. Je ne peux me défendre d'éprouver une certaine gratitude, car déshabiller Haymitch, laver le vomi dans les poils de son torse et le fourrer au lit, voilà bien la dernière chose dont j'aie envie. Peeta essaie peut-être de faire bonne impression sur lui, d'être son favori quand les Jeux auront Commencé. Mais, à en juger par son état, Haymitch ne g a r d e r a aucun souvenir de cette soirée. -- D'accord, dis-je. Je peux t'envoyer quelqu'un du capitole pour t'aider. Il y a beaucoup de personnel dans le train. Pour nous faire la cuisine. Nous servir. Nous protéger. C'est son travail de s'occuper de nous. --Non. Je ne veux pas d'eux, répond Peeta. j acquiesce et je retourne dans ma propre chambre. Je c omprends ce que ressent Peeta. Moi-même, je ne supporte p a s la vue des gens du Capitole. Leur balancer Haymitch dans les bras aurait néanmoins constitué une certaine forme de revanche. Si bien que je me demande pourquoi Peeta Insiste pour s'en occuper tout seul et, subitement, je me dis «C'est par gentillesse. Comme quand il m'a donné les pains. « Cette idée me glace le sang. Gentil, Peeta Mellark est beaucoup plus redoutable pour moi que s'il était méchant. les personnes gentilles ont le chic pour m'attendrir. Je ne p e u x pas me le permettre. Pas là où nous allons. Je décide donc, à partir de cet instant, d'avoir le moins de contacts possible avec le fils du boulanger. Le train s'arrête. J'ouvre ma fenêtre, je jette au-dehors les cookies que m'a donnés le père de Peeta, puis je referme brutalement. Assez. Je ne veux plus penser ni à l'un ni à l'autre. Malheureusement, le sachet de cookies se déchire, et les gâteaux se répandent dans un bouquet de pissenlits sur le bord de la voie. L'image s'éloigne bientôt, car le train repart, mais c'est suffisant. Suffisant pour me rappeler cet autre pissenlit dans la cour de l'école, des années plus tôt... Je venais de me détourner de Peeta Mellark et de son bleu sur le visage quand j'ai aperçu le pissenlit et su que tout espoir n'était pas perdu. Je l'ai arraché avec soin et me suis empressée de le rapporter à la maison. J'ai pris un seau, attrapé Prim par la main, et je l'ai entraînée dans le Pré qui, effectivement, était couvert de fleurs jaunes. Après avoir ramassé ceux-là, nous avons continué le long de la grille sur plus d'un kilomètre, jusqu'à ce que notre seau déborde de pissenlits, de feuilles comestibles, de bourgeons et de fleurs. Ce soir-là, nous avons festoyé de salade de pissenlits et du reste de pain. --Et sinon ? m'a demandé Prim. Quel genre de nourriture peut-on encore trouver ? --Toutes sortes de choses, ai-je répondu. Il faudra juste que je m'en souvienne. Notre mère possédait un livre qu'elle avait rapporté de la pharmacie. Les pages en parchemin jauni étaient couvertes de dessins de plantes tracés à la plume. Une écriture soignée indiquait leurs noms, où les récolter, l'époque de leur floraison, leur usage médicinal. Mon père avait ajouté des notes de sa main. Concernant d e s p l a n t e s c o m e s t i b l e s , e t n o n médicinales. Pissenlits, raisin d'Amérique, oignons sauvages, pignons. Prim et moi avons passé le reste de la soirée à parcourir ces pages. Le lendemain, nous n'avions pas école. J'ai rôdé un moment aux abords du Pré avant de trouver le courage de me faufiler sous la grille. C'était la première fois que j'y allais seule, sans les armes de mon père pour me protéger. J'ai quand même récupéré dans le tronc d'un arbre creux le petit arc et les flèches qu'il m'avait fabriqués. Je n'ai pas dû faire plus de vingt mètres dans la forêt, ce jour-là. Je suis restée pratiquement tout le temps dans les branches d'un vieux chêne, à espérer qu'un gibier se présente. Au bout de plusieurs heures, j'ai eu la chance d'abattre un lapin. J'en avais déjà tiré quelques-uns avec mon père. Mais j'avais abattu celui-ci toute seule. Nous n'avions pas mangé de viande depuis des mois. La vue du lapin a paru sortir ma mère de sa léthargie. Elle s'est levée, l'a écorché et a préparé un ragoût avec la viande ainsi que quelques feuilles comestibles que Prim avait ramassées. Ensuite, elle a perdu le fil de ce qu'elle faisait et clic est retournée se coucher, mais, quand le ragoût a été prêt, nous lui en avons servi une assiette. La forêt est devenue notre providence. Chaque jour, je m'enfonçais un peu plus profondément entre ses bras. C'a été laborieux au début, mais j'étais bien décidée à nous nourrir. Je volais des oeufs dans les nids, je prenais des poissons dans la nasse, je parvenais parfois à tirer sur un écureuil ou un lapin, et je ramassais toutes sortes de plantes. Il faut être prudent avec les plantes. Beaucoup sont comestibles, mais une seule mauvaise bouchée peut suffire à vous tuer. Je les vérifiais et revérifiais plusieurs fois en me servant des notes de mon père. Je nous gardais en vie. Au début, le moindre signal de danger un hurlement lointain, une branche qui se cassait soudain - me faisait regagner le grillage au pas de course. Puis j'ai commencé à grimper aux arbres pour échapper aux chiens sauvages, lesquels ne tardaient pas à se lasser et à s'en aller. Les ours et les félins vivaient plus loin dans la forêt. Sans doute n'appréciaient-ils guère la puanteur de suie de notre district. Le 8 mai, je me suis rendue à l'hôtel de justice, j'ai signé tout mes tesserae et j'ai rapporté à la maison ma première r a t ion de blé et d'huile dans le petit chariot de Prim. Et je pouvais recommencer le 8 de chaque mois. Je n'ai pas cessé de chasser et de ramasser des plantes, bien sûr. Le blé n aurait pas suffi à nous nourrir, et il y avait d'autres choses à acheter, du savon, du lait, du fil. Je me suis mise à revendre à la Plaque toute la nourriture dont nous pouvions nous passer. C'était un peu effrayant de pénétrer dans cet endroit sans mon père, mais les gens l'avaient respecté et ils m'ont acceptée. Le gibier restait du gibier, après tout ; peu importe qui l'avait abattu. Je vendais également à la porte de service des plus riches maisons de la ville, en tâchant de me rappeler ce que mon père m'avait appris tout en retenant quelques nouveaux trucs au passage. Le boucher me prenait mes lapins, mais pas mes écureuils. Le boulanger aimait l'écureuil, mais ne m'en achetait qu'en l'absence de sa femme. Le chef des Pacificateurs raffolait du dindon sauvage. Le maire avait une passion pour les fraises. À la fin de l'été, alors que je me lavais dans un étang, j'ai remarqué les plantes qui poussaient autour de moi. Grandes, avec des feuilles en forme de pointes de flèche. Des rieurs blanches à trois pétales. Je me suis agenouillée dans l'eau, j'ai enfoncé les doigts dans la boue et ramené des poignées de racines. De petits tubercules bleuâtres qui ne payaient pas de mine mais qui, une fois cuits ou bouillis, sont aussi bons que des pommes de terre. -- Des katniss, ai-je dit à voix haute. C'est la plante qui m'a donné mon prénom. J'entendais encore mon père me dire en riant : « Tant que tu arrives à te trouver, tu ne mourras pas de faim ! « J'ai passé plusieurs heures à gratter le fond de l'étang avec mes orteils et un long bâton, et à rassembler les tubercules qui remontaient à la surface. Ce soir-là, nous avons fait un festin de poisson et de racines de katniss jusqu'à ce qu'enfin, pour la première fois depuis des mois, nous soyons rassasiées. Ma mère a repris pied peu à peu. Elle s'est mise à nettoyer, à cuisiner, à conserver une partie de la nourriture que je rapportais en prévision de l'hiver. Des gens faisaient du t r o c avec nous, ou lui achetaient ses remèdes pharmaceutiques Un jour, je l'ai entendue chanter. Prim était aux anges, mais je restais vigilante, guettant le moment où notre mère nous abandonnerait de nouveau, je ne. lui faisais plus confiance. Et au fond de moi, dans un coin sombre et tourmenté, je la haïssais pour sa faiblesse sa négligence, les mois d'épreuve qu'elle nous avait lu il endurer. Prim lui avait pardonné, mais, pour ma part, je m'étais détachée de ma mère. J'avais érigé un mur entre nous deux, comme pour affirmer que je n'avais plus besoin d'elle, et rien n'a plus jamais été pareil entre elle et moi. Et voilà que je vais mourir sans avoir eu l'occasion de lui parler cela. Je repense à ce que je lui ai crié aujourd'hui, à l'hôtel de justice. Je lui ai quand même dit que je l'aimais. Ça compense, peut-être. Je reste un long moment à regarder par la fenêtre. Je Voudrais bien l'ouvrir, mais je ne sais pas trop ce qui se pisserait à cette vitesse. On distingue au loin les lumières d'un autre district. Le Sept ? Le Dix ? Je n'en sais rien. Je pense aux gens chez eux, en train de se mettre au lit. J'imagi n e ma maison, avec les volets clos. Que font Prim et ma mère ? Ont-elles trouvé le courage de manger ? De profiter du ragoût de poisson, des fraises ? Ou bien ont-elles laissé r e froidir leur nourriture dans leur assiette ? Ont-elles suivi la rediffusion des meilleurs moments de la journée sur notre vieux téléviseur ? Sans doute ont-elles pleuré. Ma mère tient-elle le coup ? Se montre-t-elle forte pour Prim ? Ou bien a - t ' elle déjà commencé à se replier sur elle-même, à laisser le poids du monde sur les frêles épaules de ma soeur ? Prim dormira certainement avec ma mère, cette nuit. L'idée de ce bon vieux Boucle-d'or couché sur le lit afin de veiller sur elle me réconforte. Si elle se met à pleurer, il viendra se lover entre ses bras et ronronnera jusqu'à ce qu'elle se calme et s'endorme. Je suis bien contente de ne pas l'avoir noyé. Penser à ma famille me fait ressentir douloureusement ma solitude. La journée a été interminable. J'ai du mal croire que ce matin encore je mangeais des mûres en compagnie de Gale. J'ai l'impression que ça remonte à une éternité. Comme un long rêve qui aurait viré au cauchemar. Peut-être que si je m'endors, je me réveillerai chez moi, au district Douze. J'imagine que les tiroirs contiennent toutes sortes de chemises de nuit, mais je me contente de me déshabiller et de me glisser dans le lit en sous-vêtements. Les draps sont doux, soyeux. Un édredon épais me procure une chaleur immédiate. Si je dois pleurer, c'est le moment ou jamais. Demain matin, j'effacerai les traces en faisant ma toilette. Mais aucune larme ne me vient. Je suis trop fatiguée ou trop engourdie pour pleurer. Je n'ai qu'une envie : être ailleurs. Alors je me laisse bercer par le train et sombrer dans l'oubli. Une lumière grise filtre entre les rideaux quand de petits coups frappés à la porte me réveillent. J'entends la voix d'Effie Trinket m'appeler à travers : -- Debout, debout, debout ! Ça va être une grande, grande, grande journée ! J'essaie brièvement de me mettre dans la peau de cette femme. Que peut-elle bien avoir dans la tête ? À quoi rêve-t-elle, une fois la nuit tombée ? Je n'en ai aucune idée. Je remets mon ensemble vert foncé, vu qu'il n'est pas vraiment sale, juste un peu froissé après avoir passé la nuit par terre. Mon doigt effleure le cercle autour du petit geai moqueur en or, et je repense aux bois, à mon père, à Prim et à ma mère, qui doivent être en train de se réveiller, qui doivent avoir plein de choses à faire. J'ai dormi sur la coiffure que m'a tressée ma mère pour la Moisson, et le resultat ne me paraît pas trop mal, alors je n'y touche pas de toute manière, peu importe. Nous serons bientôt au capitole. Et une fois là, c'est mon styliste qui décidera de mon allure pour la cérémonie d'ouverture. J'espère qu'il ne sera pas de de ceux qui ne jurent que par la nudité. En entrant dans la voiture-salon, je croise Effie Trinket, une tasse de café noir a la main. Elle marmonne des obscénités à Haymitch, le visage bouffi et rougeaud après ses excès de la veille, est en train de glousser. Peeta tient un petit pain et affiche un air gêne. -- Assieds-toi ! Assieds-toi ! lance H a y m i t c h e n m e f a i s a n t s i g n e d'approcher. À l'instant où je me glisse sur ma chaise, on me sert un me plateau de nourriture. Des oeufs, du jambon, un monceau de pommes de terre sautées. Une coupe de fruits frais posés sur de la glace. Les paniers de petits pains placés devant moi suffiraient à nourrir toute ma famille pour une semaine. II y a même un élégant verre de jus d'orange. enfin, je crois que c'est du jus d'orange. Je n'ai goûté une orange qu'une fois, au nouvel an. Mon père m'en avait acheté une en cadeau. Une tasse de café. Ma mère adore le café, que nous n'avions presque jamais les moyens de nous offrir, mais j'ai toujours trouvé ça amer, trop clair. Je vois aussi un bol d'un liquide épais qui m'est inconnu. -- Ça s'appelle du chocolat chaud, m'explique Peeta. C'est délicieux. Je goûte une gorgée de ce breuvage chaud, sucré, crémeux, et un frisson me parcourt de la tête aux pieds. J'ignore le reste du repas jusqu'à ce que j'aie vidé mon bol. Ensuite seulement je m'empiffre tant que je peux, en prenant garde de ne pas abuser des trucs trop riches. Ma mère m'a dit un jour que je dévorais comme si je n'espérais pas revoir de la nourriture. « Je n'en reverrai que si j en rapporte moi-même à la maison «, ai-je rétorqué. Ça lui a cloué le bec. Quand je me sens sur le point d'éclater, je me renverse en arrière et me tourne vers mes compagnons de table. Peeta continue à grignoter de petits bouts de pain, qu'il trempe dans son chocolat chaud. Haymitch n a pratiquement pas touché à son assiette mais sirote une bouteille contenant un jus rouge. Il ne cesse de l'allonger avec un liquide clair qu'il verse d'une flasque. À en juger par l'odeur, c'est de l'alcool. Je ne connais pas Haymitch, mais je l'ai souvent croisé à la Plaque et vu déposer des poignées de pièces sur le comptoir de la femme qui vend de l' alcool pur. Il sera ivre mort le temps qu'on atteigne le Capitole. Je réalise que je déteste Haymitch. Pas étonnant que les tributs du district Douze ne s'en sortent jamais. Ce n est pas uniquement que nous soyons mal nourris et mail entraînés. Certains étaient suffisamment forts, ils auraient dû avoir leur chance. Mais nous trouvons rarement de sponsors, et c'est en grande partie sa faute. Les gens riche qui soutiennent un tribut - parce qu'ils ont parié sur lui, ou simplement pour pouvoir se vanter d'avoir contribué à sa victoire -- veulent traiter avec un intermédiaire un peu, plus distingué. --Vous êtes censé nous donner des conseils, je crois, dis-je à Haymitch. --En voilà un, de conseil : restez en vie répond Haymitch, qui éclate de rire. J'observe Peeta avant de me rappeler que j ne veux plus avoir affaire à lui. Je suis surprise par la dureté de son regard. Lui qui paraît toujours si doux. --Vous trouvez peut-être ça très drôle, (il renverse brusquement le verre qu'Haymitch tient dans sa main. Le verre s'écrase par terre, et son contenu rouge sang s'écoule vers la queue du train.) Mais pas nous. Haymitch réfléchit un moment, puis frappe Peeta à la mâchoire en le faisant basculer de sa chaise. Quand il se retourne vers son verre, je plante mon couteau dans la table entre sa main et la flasque. Je rate ses doigts d'un cheveu. Je me prépare à recevoir un coup, moi aussi, mais rien ne Vient. Au contraire, il se rassoit et nous dévisage en plissant les yeux. --Tiens, tiens, dit-il. M'aurait-on dégoté de vrais combattants cette année Peeta se relève et ramasse une poignée de glace dans la coupe de fruits. Il s'apprête à l'appliquer contre la marque Sur son menton. --Non l'arrête Haymitch. Qu'on voie le bleu, au contraire I e public s'imaginera que tu t'es battu avec un autre tribut avant même votre entrée dans l'arène. -- Les règles l'interdisent, grogne Peeta. --Seulement si tu te fais prendre. Ce bleu montrera lu t'es battu et que tu ne t'es pas fait prendre, c'est encore mieux ( Haymitch se tourne vers moi.) Tu pourrais atteidre autre chose qu'une table, avec ce couteau ? l'arc reste mon arme de prédilection. Mais je me suis pas mal entrainer à lancer le couteau, également. Parfois, quand on blesse un animal avec une flèche, il vaut mieux l u i p l a n t e r u n c o u t e a u dans la couenne avant de s'approche, je réalise que si je veux impressionner Haymitch, c'est le moment ou jamais j'arrache le couteau de la table, je l'empoigne par la lame et je le jette contre la cloison, à l'autre bout de la salle je voulais juste le planter correctement je le loge pile entre deux planches, ce qui me fait paraitre meilleure que je ne le suis. --Venez-vous placer là, tous les deux, dit Haymitch en indiquant le milieu de la salle du menton. (Nous obéissons, et il tourne autour de nous, nous palpant comme à la foire, nous pinçant les muscles, nous examinant le visage.) Ma foi, ça pourrait être pire. Vous m'avez l'air en forme. Et, une fois passés entre les mains des stylistes, vous devriez avoir votre petit succès. Peeta et moi comprenons ça. Les Hunger Games ne sont pas un concours de beauté, mais les tributs les plus séduisants attirent toujours plus de sponsors que les autres. --Très bien, je vous propose un marché. Vous me laissez boire à ma guise, et je resterai suffisamment sobre pour vous aider, promet Haymitch. Seulement, il faudra faire exactement tout ce que je dis. Ce n'est pas mirobolant, mais ça représente un pas de géant par rapport à tout à l'heure, où nous n'avions même pas de mentor. --Ça me va, fait Peeta. --Alors aidez-nous, dis-je. Quand nous arriverons à l'arène, quelle est la meilleure stratégie à la Corne d'abondance pour quelqu'un qui... --Une chose à la fois, répond Haymitch. D'ici quelques minutes, nous entrerons en gare. On vous confiera à vos stylistes. Vous n'allez pas aimer ce qu'ils vous feront. Mais quoi qu'ils décident, ne vous y opposez pas. --Mais... dis-je. -- Pas de « mais «. Ne discutez pas, insiste Haymitch. Il rafle sa flasque d'alcool sur la table et quitte le wagon. Au moment où la porte se referme sur lui, le noir se fait ; quelques lampes continuent d'éclairer le salon, mais, au-dehors, on dirait que la nuit vient de tomber. Nous sommes probablement entrés dans un tunnel. Le Capitole est séparé des districts de l'Est par de hautes montagnes. Impossible d'y accéder autrement que par les tunnels. Cette barrière naturelle a joué un rôle décisif dans la défaite des districts, responsable de ma situation actuelle. Faute d'un moyen de franchir les montagnes, les rebelles constituaient une proie facile pour les forces aériennes du Capitole. Peeta Mellark et moi demeurons silencieux pendant que l e t r ain prend de la vitesse. Le tunnel est immense, je songe aux tonnes de roc qui me séparent du ciel et je sens comme un poids sur ma poitrine. Je déteste l'idée de m'enfoncer dans la pierre. Ça me rappelle mon père piégé dans la mine, Incapable de remonter à l'air libre, enfoui à tout jamais dans l'obscurité. Le train finit par ralentir, et soudain le soleil inonde le salon. C'est plus fort que nous, Peeta et moi courons à la fenêtre pour découvrir ce que nous n'avons vu qu'à la télévision : le capitole, la ville dirigeante de Panem. Les caméras n'ont pas exagéré sa grandeur. En fait, elles auraient plutôt annulé la magnificence de ses tours aux façades irisées, des Voilures étincelantes qui roulent dans ses larges avenues goudronnées, de tous ces gens bien nourris aux costumes somptueux, aux coiffures étranges et au visage peint. Ces couleurs paraissent artificielles, les roses trop vifs, les verts trop Intenses, les jaunes douloureux pour les yeux, comme sur ces disques en sucre d'orge que nous n'avons jamais les moyens de nous offrir dans la minuscule échoppe de friandises du district Douze. les passants nous montrent du doigt en reconnaissant notre train. Je m'écarte de la fenêtre, écoeurée par leur excitation, sachant qu'ils attendent avec impatience de nous Voir mourir. Mais Peeta, lui, ne bouge pas ; il sourit et salue de la main la foule des badauds. Il ne s'arrête que lorsque le train entre en gare et nous dissimule à leur vue. Voyant que je le regarde, il hausse les épaules -- On ne sait jamais, explique-t-il. L'un d'entre eux est peut-être riche. Je l'ai mal jugé. Je revois tout ce qu'il a fait depuis le début de la Moisson. Sa pression amicale de la main. Son père qui m'apporte des cookies, qui promet de s'occuper de Prim... Est-ce Peeta qui le lui a demandé ? Ses larmes, à la gare. S'offrir à laver Haymitch, puis le provoquer ce matin en constatant qu'apparemment l'approche amicale ne donnait rien. Et maintenant, ce numéro à la fenêtre, pour tenter de se mettre la foule dans la poche. Certaines pièces manquent encore mais je sens qu'il est en train d'élaborer un plan. Il ne se résigne pas à mourir. Il se bat déjà d'arrache-pied pour survivre. Ce qui veut dire que Peeta Mellark, le gentil garçon qui m'a donné du pain, se bat d'arrache-pied pour me tuer. Scrrrratch ! Je serre les dents pendant que Venia, une femme aux cheveux bleus avec des tatouages dorés au-dessus des sourcils, arrache la bande de cire sur mon mollet. --Désolée ! Minaude-t-elle avec ce ridicule accent du Capitole. Mais tu es tellement velue ! Pourquoi ces gens ont-ils tous une voix aussi aiguë ? Pourquoi ouvrent-ils à peine la bouche quand ils parlent ? Pourquoi haussent-ils le ton à la fin de chaque phrase comme s'ils posaient une question ? Drôles de voyelles, mots écorchés, et toujours ce sifflement sur la lettre « s «... Pas étonnant qu'on ne puisse s'empêcher de les parodier. Venia affiche une expression qui se voudrait compatissante. --La bonne nouvelle, c'est qu'il n'en reste plus qu'une. Prête ? Je me cramponne au bord de la table et j'acquiesce. La dernière rangée de poils se décolle de mes jambes en m'arrachant un tressaillement de douleur. Je me trouve au centre de Transformation depuis plus trois heures et je n'ai pas encore rencontré mon styliste. Apparemment, cela ne l'intéresse pas de me voir avant que Venia et les autres membres de mon équipe de préparation aient réglé certains problèmes évidents. On m'a donc frotté avec une mousse exfoliante afin de me débarrasser non seulement de ma crasse, mais aussi de trois bonnes épaisseurs de peau, on m'a taillé soigneusement les ongles et, surtout, on m'a arraché tous les poils du corps. Mes jambes, mes bras, mon torse, mes aisselles et une partie de mes sourcils ont eu droit à ce traitement qui me laisse comme un oiseau plumé, prêt à passer à la broche. Je déteste ça. Ma peau rougie me picote de partout, me donne une sensation de vulnérabilité. Mais j'ai rempli ma part du marché conclu avec Haymitch, et aucune objection n'a franchi mes lèvres. --Tu t'en sors très bien, me complimente un certain Flavius. (Il fait bouffer ses anglaises orange et se repasse un peu de rouge à lèvres violet.) S'il y a bien une chose que nous ne supportons pas, ce sont les pleurnicheries. Appliquez-lui la crème !Venia et Octavia, une femme grassouillette teinte de la tête aux pieds en vert pomme, m'enduisent d'une lotion qui commence par piquer avant d'apaiser ma peau à vif. Elles m'écartent ensuite de la t a b l e p o u r m ' ô t e r m o n p e i g n o i r transparent. Je me tiens là, nue comme un ver, pendant qu'ils tournent autour de moi tous les trois, à traquer les derniers poils récalcitrants avec leurs pinces à épiler. Je sais que je devrais me sentir gênée, mais ils sont si caricaturaux que je ne fais pas plus attention à eux qu'à un trio d'oiseaux multicolores qui viendrait picorer entre mes chevilles. Ils s'éloignent un peu pour admirer leur travail. --Excellent ! Tu as presque retrouvé figure humaine ! dit Tdavius, ce qui les fait rire tous les trois. Je me force à sourire pour témoigner ma reconnaissance. --Merci, dis-je avec douceur. Nous avons rarement l'occasion de nous faire belles, dans le district Douze. J'achève ainsi de les attendrir. --Non, bien sûr, ma pauvre chérie ! s'exclame Octavia, émue, en se tordant les mains. --Mais ne t'en fais pas, me rassure Venia. Quand Cinna en aura terminé avec toi, tu seras à couper le souffle ! --C'est sûr ! Tu sais, sans cette crasse et tous ces poils, tu n'es pas vilaine du tout ! ajoute Flavius d'un ton encourageant. Appelons Cinna ! Ils s'égaillent hors de la pièce. Difficile de détester mes préparateurs. Ils sont d'une telle stupidité. Pourtant je sais qu'à leur manière ils s'efforcent sincèrement de m'aider. Je contemple les murs et le sol, blancs et froids, et je résiste à l'envie de renfiler mon peignoir. Cinna, mon styliste, me le ferait sûrement retirer aussitôt. Je lève plutôt les mains vers mes cheveux, la seule partie de mon anatomie qu'on ait demandé à mes préparateurs de ne pas toucher. Je caresse les mèches soyeuses que ma mère a disposées avec tant de soin. Ma mère... J'ai laissé sa robe bleue et ses chaussures dans mon compartiment, sans même penser à les récupérer, à tenter de conserver un souvenir d'elle, de chez moi. Je le regrette, à présent. la porte s'ouvre, et un homme jeune, qui doit être Cinna, fait son entrée. La banalité de son aspect me prend au dépourvu. La plupart des stylistes interviewés à la télévision sont teints, maquillés et retouchés au point d'en être grotesques. Mais on dirait que ses cheveux ont conservé leur couleur châtain naturelle. Il est vêtu avec simplicité, chemise et pantalon noirs. Sa seule concession à la coquetterie semble être une touche d'eyeliner doré, appliqué d'une main légère. Cela fait ressortir les paillettes d'or de ses yeux. Malgré ma répugnance pour le capitole et ses modes affreuses, je ne peux m'empêcher lui trouver beaucoup de charme. --Bonjour, Katniss. Je suis Cinna, ton styliste, déclare-t-il d'une voix dépourvue de l'affectation habituelle des gens du Capitole. --Bonjour, dis-je prudemment. -- D o n n e - m o i j u s t e u n i n s t a n t , d'accord ? demande-t-il. (Il tourne autour de moi, sans me toucher, mais en détaillant chaque centimètre carré de mon corps nu. Je résiste à l'envie de croiser les bras sur ma poitrine.) --Qui s'est occupé de tes cheveux ? --Ma mère. --C'est magnifique. Vraiment. Et ça souligne ton profil à merveille. Elle est très douée de ses mains, approuve-t-il. J e m ' a t t e n d a i s à q u e l q u ' u n d e flamboyant, de plus âgé, qui tenterait désespérément de paraître jeune, quelqu'un qui m'examinerait comme un morceau de viande. Cinna n'est rien de tout cela. --Vous êtes nouveau ? Je ne me souviens pas de vous avoir déjà vu, dis-je. Les stylistes ont souvent des visages familiers, immuables, parmi les tributs sans cesse renouvelés. Certains étaient déjà là avant ma naissance. --Oui, c'est ma première année aux Jeux, reconnaît Cinna. -- C'est pour ça qu'on vous a attribué le district Douze. C'est généralement aux nouveaux qu'on nous confie, nous, le moins désirable des districts. --Non, je l'avais demandé, répond-il sans autre explication. Pourquoi ne pas enfiler ton peignoir, qu'on puisse avoir une petite conversation ? Je m'exécute et le suis dans le salon voisin. Deux canapés se font face, de part et d'autre d'une table basse. Trois des murs sont nus, le quatrième est une baie vitrée ouverte sur la ville. D'après la lumière, il doit être aux alentours de midi, même si un plafond nuageux est venu masquer le soleil. Cinna m'invite à m'asseoir et prend place en face de moi. Il presse un bouton sur le côté de la table. Le plateau l'ouvre, et un second plateau en émerge, contenant notre déjeuner. Du poulet aux quartiers d'orange cuit dans une sauce crémeuse, sur un lit de céréales d'un blanc nacré, agrémentées de petits pois et d'oignons, avec des pains en forme de fleurs et en dessert, un pudding couleur de miel. J'essaie d'imaginer comment je pourrais réunir chez moi les ingrédients d'un festin pareil. Le poulet coûte trop cher, mais je m'accommoderais d'un dindon sauvage. Je devrais en abattre un second pour m'offrir une orange. Je prendrais du lait de chèvre en guise de crème. Nous ferions pousser des petits pois dans le jardin. Je trouverais des oignons sauvages dans les bois. Je ne reconnais pas la céréale, le blé de nos tesserae donne plutôt une sorte de bouillie brunâtre peu appétissante. Les pains fantaisie nécessiteraient un autre arrangement avec le boulanger, deux ou trois écureuils, au mot. Quant au pudding, je ne veux même pas savoir ce qu'il y a dedans. Des jours de chasse et de cueillette pour réparer un seul repas, qui ne serait de toute façon qu'un piètre substitut de cette version du Capitole. Quelle impression cela fait-il de vivre dans un monde OÙ la nourriture apparaît sur simple pression d'un bouton ? à quoi utiliserais-je les heures que je consacre à courir les bois si ma subsistance était assurée aussi facilement ? Que font-ils de leurs journées, ces gens du Capitole, à part orner leur corps et attendre une nouvelle cargaison de tributs pour se distraire par le spectacle de leur mort ? Je lève la tête et croise le regard de Cinna. -- Nous de vons te p araître bie n méprisables, dit-il. A-t-il lu cela dans mon expression ? A-t-il deviné mes pensées ? 11 a raison. Je les trouve méprisables, tous autant qu'ils sont. --Mais peu importe, continue Cinna. Bien, passons à la question de ta tenue pour la cérémonie d'ouverture. Ma collègue Portia s'occupe de ton partenaire, Peeta. Et nous avons pensé vous présenter de manière complémentaire. Comme tu le sais, la coutume consiste à refléter votre district d'origine. Lors de la cérémonie d'ouverture, chaque tribut doit porter quelque chose en rapport avec l'économie principale de son d i s t r i c t . P o u r l e d i s t r i c t O n z e , l'agriculture. Pour le Quatre, la pêche. Pour le Trois, les usines. Ce qui veut dire que Peeta et moi, venant du district Douze, sommes tenus d'évoquer les mines de charbon. Notre tenue de travail n'étant pas particulièrement seyante, nos tributs finissent généralement en combinaison fendue avec un casque surmonté d'une lampe. Une année, ils étaient entièrement nus et recouverts d'une poudre noire censée figurer la poussière de charbon. Quel que soit le résultat, il est toujours épouvantable et ne fait rien pour nous gagner les faveurs des sponsors. Je me prépare au pire. --Ça veut dire que je serai en tenue de mineur ? demandé-je, en priant pour qu'elle soit décente. --Pas exactement, répond Cinna. Portia et moi pensons que le thème de la mine est usé jusqu'à la corde. Ce n'est pas comme ça que les gens se souviendront de vous. Or, nous considérons tous les deux qu'il est de notre devoir de rendre les tributs du district Douze inoubliables. « Je serai nue, ça ne fait pas un pli «, me dis-je. Si bien qu'au lieu de partir sur l'extraction du charbon, nous préférons nous focaliser sur le charbon lui-même. « Nue et couverte de poussière noire. « --Et que fait-on avec le charbon ? On le brûle, achève cinna. Tu n'as pas peur du feu, hein, Katniss ? Mon expression le fait rire. Et quelques heures plus tard, je me retrouve dans le costume qui sera sans doute le plus sensationnel ou le plus fatal de la cérémonie d'ouverture. C'est une combinaison noire moulante qui va du cou à la cheville. J'ai aussi des bottes en cuir à lacets qui montent jusqu'au genou. Mais c'est la cape faite de lanières orange, jaunes et rouges, et la coiffe assortie qui font tout l'intérêt de ce costume. Cinna prevOit de les enflammer juste avant que notre chariot s'élance dans la rue. -- Ce ne seront pas de vraies flammes, bien sûr, rien qu'un petit feu synthétique de notre composition, à Portia et à moi. Vous ne risquez absolument rien. A coup sûr, je serai carbonisée avant d'atteindre le centre de la ville-. Je suis assez peu maquillée, à peine quelques touches de fond de teint ici et là. Mes cheveux, soigneusement brossés, Pendent en tresses dans mon dos, comme d'habitude. --Je veux que le public puisse te reconnaître quand tu s e r a s dans I arène, explique Cinna d'une voix rêveuse Katniss, la fille du feu. L'idée me traverse l'esprit que son apparence calme et détendue dissimule peut-être un fou dangereux. en dépit de ce que j'ai appris ce matin sur Peeta, je suis soulagéee de le voir me rejoindre, dans un costume identique au mien le feu ça doit le connaître. il est fils d e b o u l a n g e r a p r è s t o u t . I l e s t accompagné de Portia, sa styliste, avec son équipe. Tout le monde frétillant d'excitation à l'idée du triomphe qui nous attend. À l'exception de Cinna, lequel reçoit les compliments sans se départir de sa réserve. On nous conduit tout en bas du centre de Transformation, principalement constitué d'une gigantesque écurie. La cérémonie d'ouverture va bientôt débuter. Les tributs embarquent deux par deux à bord de chariots tirés par quatre chevaux. Notre attelage est noir comme du jais. Ces chevaux sont si bien dressés qu'ils peuvent se passer de cocher. Cinna et Portia nous font monter dans notre chariot et règlent avec soin notre position, le drapé de nos capes, avant de s'éloigner en chuchotant. --Qu'en penses-tu, toi ? Du feu ? dis-je à Peeta. --Je t'arrache ta cape si tu m'arraches la mienne, répond-il entre ses dents serrées. --Marché conclu. (Peut-être qu'en étant assez rapides, nous éviterons de trop graves brûlures. C'est moche, quand même. On nous jettera dans l'arène quel que soit notre état.) Je sais qu'on a promis à Haymitch de faire exactement ce qu'on nous dira, mais je ne crois pas qu'il ait considéré la question sous cet angle. --Où est-il passé, d'ailleurs ? Il n'est pas censé nous protéger de ce genre de trucs ? s'étonne Peeta. --Avec tout l'alcool qu'il a dû ingurgiter, mieux vaut qu'il reste loin des flammes. Et soudain, nous éclatons de rire tous les deux. Je suppose que la nervosité à l ' a p p r o c h e d e s J e u x e t , s u r t o u t , l'inquiétude à l'idée de nous transformer en torches vivantes peuvent expliquer cette réaction. La musique d'ouverture retentit. On ne peut pas la manquer, elle est diffusée à travers tout le Capitole. Les portes massives s'ouvrent et dévoilent des rues bordées par la foule. Le trajet, d'une vingtaine de minutes, nous conduira au Grand Cirque, où nous serons accueillis. Après avoir écouté l'hymne, on nous escortera au centre d'Entraînement, qui sera notre résidence-prison jusqu'au début des Jeux. Les tributs du district Un s'élancent à bord d'un chariot tiré par de magnifiques chevaux blancs. Ils sont si beaux, peints à la bombe argentée, dans leurs élégantes tuniques ornées de bijoux. Le district Un confectionne des objets de luxe à l'intention du Capitole. On peut entendre les acclamations de la foule à leur passage. Ils sont toujours très appréciés. Le district Deux s'avance pour les suivre. Bientôt, c'est notre tour d'approcher de la sortie, et je constate que, entre le ciel plombé et l'heure tardive, la lumière vire au gris, quand les tributs du district Onze jaillissent à leur tour, cinna nous rejoint avec une torche enflammée, C'est à nous, annonce-t-il avant que nous puissions réagir, il met le feu à nos capes. Je retiens mon souffle, je guette la sensation de chaleur, je ne perçois qu'un léger picotement. Cinna grimpe sur le chariot et enflamme nos coiffes. Il pousse un soupir soulagement. --Ça marche ! S'exclame-t-il. Puis il me r e d r e s s e g e n t i m e n t l e m e n t o n . N'oubliez pas, tête haute ! Souriez. Ils vont vous adorer ajoute-t-il. Cinna bondit à bas du chariot. Une dernière idée lui vient ; il tente de nous la crier, mais sa voix est noyée par Musique. Il crie de plus belle en faisant des gestes. « --Que dit-il ? Demandé-je à Peeta. Je le regarde pour la première fois et je réalise que, dans Le halo des fausses flammes, il est éblouissant. Et que je dois l'etre, moi aussi. --Je crois qu'il veut qu'on se tienne la main, répond Peeta. Sa main gauche attrape ma main droite, et nous jetons un regard vers Cinna pour avoir confirmation. Il hoche la tête, lève les deux pouces en l'air, et c'est la dernière chose que je vois avant que nous nous élancions dans la ville. Au premier mouvement d'inquiétude de la foule succèdent rapidement des vivats et des cris : « District Douze ! « Toutes les têtes se tournent vers nous, au détriment des trois chariots qui nous précèdent. Au début, je reste pétrifiée, mais ensuite je nous aperçois sur un écran géant et je suis frappée par le tableau que nous offrons. Dans le soir qui tombe, la lumière des flammes illumine nos visages. Nos capes ondulantes semblent suivies d'une traîne de feu. Cinna a eu raison concernant le maquillage minimaliste : nous avons l'air plus beaux tous les deux, mais nous restons parfaitement reconnaissables. « N'oubliez pas, tête haute ! Souriez. Ils vont vous adorer ! « J'entends encore la voix de Cinna. Je lève un peu le menton, j'affiche mon plus beau sourire et j'agite ma main libre. Je suis heureuse de pouvoir m'appuyer sur Peeta, il est si fort, solide comme un roc. En prenant de l'assurance, je me surprends même à adresser quelques baisers à la foule. C'est le délire parmi les gens du Capitole. Ils nous couvrent de fleurs, ils scandent nos prénoms, qu'ils ont cherchés sur le programme. L a m u s i q u e q u i r é s o n n e , l e s acclamations, l'admiration, tout cela fait son effet sur moi et je ne peux contenir mon excitation. Cinna m'a donné un grand avantage. Personne ne m'oubliera. Ni mon visage ni mon prénom. Katniss. La fille du feu. Pour la première fois, je sens une pointe d'espoir monter en moi. Après ça, il y aura certainement un sponsor pour miser sur moi ! Et avec un petit coup de pouce, de la nourriture, une arme appropriée, pourquoi devrais-je m'estimer vaincue d'avance ? On me lance une rose rouge. Je l'attrape, la hume délicatement, puis souffle un baiser dans la direction de celui qui me l'a offerte. Une centaine de mains se lèvent pour saisir mon baiser, comme s'il s'agissait d'une chose réelle tangible. -- Katniss ! Katniss ! Mon prénom retentit partout. Ils veulent tous mes baisers. C'est seulement au moment d'entrer dans le Grand Cirque que je réalise que Peeta ne doit plus avoir une goutte de sang dans la main. Tellement je la serre. Je regarde nos doigts entremêlés et je commence à relâcher ma prise, mais il me retient. -- Non, ne me lâche pas, dit-il. (La lumière des flammes scintille dans ses yeux bleus.) S'il te plaît. J'ai peur de dégringoler. -- D'accord, je réponds. Je garde donc sa main, mais je ne peux m'empêcher de trouver un peu étrange la manière dont Cinna nous a liés l'un à l'autre. À quoi bon nous présenter comme une équipe alors que nous allons être enfermés dans l'arène pour nous entretuer ? Les douze chariots font le tour du Grand Cirque. Le gratin du Capitole se presse à c h a q u e f e n ê t r e d e s b â t i m e n t s environnants. Notre attelage s'arrête devant la demeure du président Snow, et notre chariot s'immobilise. La musique s'achève sur un finale majestueux. Le président, un petit homme mince aux cheveux très blancs, nous accueille officiellement du haut de son balcon. La tradition veut qu'on ne montre pas les visages des tributs pendant son discours. Mais je peux voir à l'écran que nous avons beaucoup plus que notre part de temps d'antenne. Plus il fait sombre, plus il devient difficile de détacher les yeux de nos flammes. Quand l'hymne national s'élève, la réalisation fait un effort pour s'intéresser rapidement aux autres couples de tributs, mais la caméra s'attarde sur le chariot du district Douze. Un dernier tour d'honneur d a n s l e G r a n d C i r q u e , e t n o u s d i s p a r a i s s o n s d a n s l e c e n t r e d'Entraînement. À peine les portes se sont-elles refermées derrière nous que nous sommes assaillis par les équipes de préparation, qui ne tarissent pas d'éloges. En jetant un coup d'oeil autour de moi, je vois beaucoup d'autres tributs nous lancer des regards noirs, ce qui confirme ce que je pensais : nous avons éclipsé tout le monde. Puis Cinna et Portia nous aident à descendre du chariot, et nous ôtent nos capes et nos coiffes. Portia éteint les flammes en vaporisant dessus un produit spécial. Je prends conscience que je n'ai toujours pas lâché Peeta et j'oblige mes doigts raidis à se détendre. Nous nous massons la main tous les deux. --Merci de m'avoir tenu. J'avais un peu la tremblote, me dit Peeta. --Ça ne s'est pas vu. Je suis sûre que personne n'a rien remarqué. --Ils avaient tous les yeux braqués sur toi. Tu devrais porter des flammes plus souvent. Ça te va bien. Et il m'adresse un sourire qui paraît si gentil, si sincère, avec une légère touche de timidité, que je sens une chaleur inattendue monter en moi. Une alarme résonne dans ma tête. « Ne sois pas stupide. Peeta a l'intention de te tuer. Il voudrait faire de toi une proie facile. Plus il est amical, plus il devient dangereux. « Mais, comme on peut être deux à s'amuser à ce jeu-là, je me dresse sur la pointe des pieds et lui dépose un baiser sur la joue. En plein sur son bleu. Le centre d'Entraînement comporte une tour exclusivement réservée aux tributs ainsi qu'à leurs équipes. C'est là que nous serons installés jusqu'au début des Jeux. Chaque district se voit attribuer un étage entier. Il suffit d'appuyer sur le numéro de son district dans l'ascenseur. Facile à se rappeler. J'ai déjà pris l'ascenseur dans l'hôtel de justice du district Douze. Une première fois afin de recevoir la médaille pour la mort de mon père, et puis hier, pour faire mes adieux à la famille et aux amis. Mais c ' e s t u n a p p a r e i l l a g e s o m b r e e t brinquebalant qui se déplace comme un escargot et empeste le lait caillé. Ici, au contraire, la cabine de l'ascenseur est tout en verre, de sorte qu'en filant dans les airs on peut voir les gens au rez-de-chaussée rapetisser telles des fourmis. C'est grisant, et je suis tentée de demander à Effie Trinket s'il est possible de refaire un voyage, mais je crains lie paraître puérile. Il semble que la mission d'Effie Trinket n'ait pas pris fin à la gare. Haymitch et elle nous coacheront jusque dans l'arène. En un sens, c'est un atout, parce que au moins nous pourrons compter sur elle pour nous emmener partout en temps et en heure, au contraire d'Haymitch, que nous n'avons pas revu depuis qu'il a promis de nous aider dans le train. Il est sans doute ivre mort dans un coin. Effie Trinket, à l'inverse, est dans une forme éblouissante. Nous sommes ses premiers tributs à avoir fait une telle impression lors de la cérémonie d'ouverture. Elle nous abreuve de compliments sur nos costumes, notre manière de nous comporter. A l'entendre, elle connaît tout le monde au Capitole et a passé toute la journée à tenter de nous décrocher des sponsors. --Je suis restée très mystérieuse, nous assure-t-elle, les yeux mi-clos. Parce que, naturellement, Haymitch ne m'a rien dit de votre stratégie. Mais j'ai fait de mon mieux avec ce que j'avais. Le sacrifice de Katniss au profit de sa soeur. La manière dont vous avez su triompher de la barbarie de votre district. La barbarie ? Voilà qui est comique, venant d'une femme qui participe à notre préparation au massacre. Et sur quoi fonde-t-elle notre triomphe ? Sur nos bonnes manières à table ? --Les gens manifestent une certaine réticence, bien sûr. Vous venez quand même du district du charbon. Mais j'ai répondu, vous allez voir comme c'est fin : « Oh, si on applique une pression suffisante sur le charbon, il se transforme en perles ! « Effie nous adresse un sourire si éclatant que nous n'avons pas d'autre choix que de la féliciter pour sa finesse. Même si elle raconte n'importe quoi. Les perles ne sont pas issues du charbon. Elles se forment dans les huîtres. Effie voulait peut-être parler du diamant, mais c'est faux également. Je crois savoir qu'il y a une machine, dans le district Un, capable de changer le graphite en diamant. Sauf que nous n'extrayons pas de graphite, dans le district Douze. Cela faisait partie des attributions du district Treize, avant qu'il soit détruit. Je me demande si les gens auprès desquels elle a tenu à nous vendre toute la journée le savent ou s'en soucient. -- Malheureusement, je n'ai pas le droit de conclure d'accords en votre nom. Haymitch est le seul à pouvoir le faire, conclut Effie d'un ton boudeur. Mais ne vous inquiètez pas, je le traînerai à la table des négociations par la peau du cou, s'il le faut. En dépit de ses lacunes, Effie Trinket possède une détermination certaine, que je suis bien obligée de saluer. L'appartement qu'on m'octroie est plus vaste que notre maison entière. Aussi douillet que mon compartiment dans le train, il possède des gadgets automatiques en si grand nombre que je n'aurai jamais le temps d'en presser tous les boutons. La douche à elle seule comporte un tableau de commande avec plus d'une centaine d'options. On peut régler la température de l'eau, sa pression, choisir différent? savons, shampooings, parfums, huiles ou éponges de massage. Quand on en sort, des séchoirs s...