Saint-Simon mémorialiste
Publié le 19/04/2012
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Le duc de Saint-Simon (1675-1755) est représentatif de la haute noblesse française réduite à l'impuissance par Louis XIV. Pour se venger de cette inactivité forcée, il rédige pendant la majeure partie de sa vie des Mémoires qui relatent la vie de cour dans un style alerte et profondément personnel. Il laisse à la postérité des portraits d'une grande pénétration psychologique.

«
élevé au-dessus du rang de consul de France à Civita-Vecchia.
De même Saint-Simon a sacrifié
à son
œuvre littéraire une belle carrière de ministre.
Il y a un degré de violence dans l'observation,
de rigueur dans le jugement moral, d'éclat dans l'expression qui exclut la souplesse politique,
l'hypocrisie,
la bassesse sans lesquelles on ne réussit pas dans les affaires publiques.
Les qualités
de Saint-Simon ont quelque chose de gratuit, c'est-à-dire d'essentiellement artistique.
Il n'en peut
rien faire d'utile dans la société; elles ne sont pas à la mesure des intrigants qui entourent
Louis XIV, ni même de Louis XIV.
Un homme de génie perd toujours contre des hommes de talent
SAINT-SIMON se savait-il homme de lettres ? C'est probable.
Bien entendu, il n'en convient
jamais; à chaque instant il s'excuse avec une modestie réelle de son style sauvage, mais il ne
pouvait guère lui échapper que ce style était admirable, d'un mouvement étourdissant, plein de
mots définitifs, de formules, de raccourcis, de trouvailles.
Il écrivait « à la diable », comme dit
Chateaubriand, mais non sans soin; il était plein de passion; ses phrases courent à toute vitesse
les unes
derrière les autres; il s'embrouille, oublie des verbes, accumule les amphibologies, mais
jamais il ne tâtonne, jamais il n'est plat, commun ou poncif.
Ses adjectifs sont inusités, ses verbes
hardis,
ses récits vastes et éclairés comme il faut, ses arguments sans faiblesses.
Il n'est ni délayé
ni sommaire.
Sa
langue qui est belle, savante, populaire, robuste et moderne, n'est pas exempte
de ces recherches délicieuses qui sont la marque de l'écrivain.
On ne peut « avoir du bonheur »
pendant vingt mille pages.
On n'écrit pas vingt mille pages « d'inspiration ».
Il fallait bien que
Saint-Simon connût les ressources de son art.
En dépit de la fougue de l'auteur, qui blâme et loue avec une ardeur inlassable, ce qui frappe
dans les Mémoires, c'est le ton de vérité.
Saint-Simon suit les événements et les êtres avec un instinct
si juste, une si haute absence d'illusions, que derrière ses outrances d'enthousiasme ou de haine, on
voit assez
exactement la réalité.
Quand on sent vivement, on écrit avec chaleur; mais la chaleur
ne fait pas fondre la vérité.
Elle la colore tout juste, et la rend captivante.
Du reste, on n'est pas
maître de taire la vérité une fois qu'on l'a vue : c'est la tentation à laquelle succombent les grandes
âmes.
« C'est même cet amour de la vérité, dit Saint-Simon, qui a le plus nui à ma fortune; je
l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement;
je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même.
» Voilà la profession de foi de l'artiste
le plus
intransigeant, le plus artiste.
Les haines de Saint-Simon se traduisent par des invectives,
non par des calomnies.
D'ailleurs pourquoi l'histoire n'entérinerait-elle pas ces haines? Les motifs
d'un homme de génie ne sont jamais bas, ni futiles.
On peut adopter les antipathies de Saint
Simon.
On peut lui faire confiance : c'était l'homme le plus perspicace de son temps et l'un des
meilleurs
juges d'humanité qui aient existé.
Il ne fait jamais le procès de quelqu'un sans donner
toutes les pièces.
Mais il a un talent infernal pour voir jusqu'au fond des noirceurs.
Dieu sait s'il n'aimait pas Louis XIV et s'il chérissait au contraire le Régent.
Il a beau juger
sévèrement l'un, indulgemment l'autre, la vérité lui coule des doigts.
Elle ne fait pas taire son
cœur, mais elle force son estime ou son mépris.
En fin de compte, le visage de ces deux hommes
qui dominent les Mémoires, ressort avec une exactitude, une abondance de détails et de nuances
qui emportent l'adhésion du lecteur le plus critique.
Saint-Simon n'a guère approché Louis XIV;
il ne l'a pour ainsi dire vu que de loin, derrière plusieurs épaisseurs de courtisans; mais il a tout
de même eu quelques entretiens avec lui; il vivait à Versailles et le suivait dans ses déplacements.
Il l'a épié pendant vingt ans et l'a saisi dans ses attitudes les plus significatives.
La figure qu'il
en donne est celle d'un homme assez borné, égoïste, incroyablement orgueilleux; mais il se dégage
de ce portrait une majesté et une grandeur uniques; c'est le portrait du roi le plus vraiment roi
qui soit jamais apparu sur la surface de la terre.
Quant au Régent, tel que Saint-Simon le montre,
avec sa faiblesse, sa gentillesse,
ses extravagances, son intelligence et sa facilité, il constitue le
259.
»
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