MARLOWE
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Mais déjà en 1587, précédant Shakespeare dont le nom n'est pas encore connu, il se rend célèbre par son Tamerlan. Désormais c'est dans le Londres tumultueux des théâtres qu'il va vivre sa vie fiévreuse et agitée de poète et de dramaturge. Cinq ans lui suffiront pour donner coup sur coup une série de chefs-d'oeuvre inégaux, et pour se faire, aux yeux de ses contemporains comme devant la postérité, une réputation haïssable et enviée de créateur g~nial, de rebelle et de blasphémateur sans foi ni loi.
A Londres, il a maille à partir avec les autorités à plusieurs reprises. Impliqué dans une affaire d'homicide, il est bientôt relaxé pour légitime défense. Malgré de hautes protections
- il appartient sans doute à l'équipe de Walsingham (Sir Francis - le fondateur du «Service de Sécurité« de la Couronne) -il reste suspect, mais pour son audace d'esprit, ses propos téméraires,
«
d'affaire, probablement sous la torture, Marlowe, qui avait habité chez lui, comme l'auteur de
papiers compromettants.
C'est ensuite le document du délateur Bain es, du 2 juin 1593, qui
contient les pires accusations contre Marlowe : athéisme, blasphème, homosexualité.
On y trouve
la perverse allusion aux goûts vicieux de Marlowe : « Tous ceux qui n'aiment pas le tabac et
les garçons, aurait-il dit, sont des imbéciles.
» ,Ajoutez l'image d'un Marlowe sardonique, qui
aurait échappé à ses assassins, et se serait réfugié en Italie; d'où il aurait, pendant vingt ans,
nargué ses contemporains en écrivant les pièces de Shakespeare ( 1) !
On le voit : on en sait trop sur lui, ou pas assez.
Rumeurs, calomnies, hypothèses colorent
une personnalité fort séduisante, et risquant de fausser la lecture de l'œuvre.
Il convient donc
d'assortir tout commentaire de nuances, et de résister à une interprétation romantique, comme,
sans doute avec Villon.
La tentation d'une telle interprétation est d'autant plus grande que
l'œuvre est aussi lyrique, passionnée, inégale que le tempérament de ce jeune élisabéthain « en
colère » était fougueux et entier.
Érudit en les matières qu'il aime, il traduit vers pour vers le
premier livre de la Pharsale de Lucain, et les Élégies d'Ovide; classique dans le choix des sujets,
il
fait une tragédie avec les amours de Didon, et compose avec délices un poème érotique en deux
chants sur celles de Héro et de Léandre; « moderne » enfin, en ce sens que les sujets qu'il aborde,
les thèmes qu'il traite, les personnages qu'il pousse à la scène, la rhétorique dramatique dont
il use, sont d'une actualité brûlante, vont infléchir le courant des idées, donner une forme et
un cadre à un art qui se cherche, et revêtir du prestige incontestable de la poésie un moyen d'expres
sion jusqu'à lui empêtré d'archaïsmes et de gaucheries.
Ses
quatre pièces majeures :les deux parties de Tamerlan (1587), le Docteur Faust (c.
1588),
le Juif de Malte (c.
1589) et Edouard II (c.
1592), auxquelles il faut ajouter le Massacre de Paris
(1593), sont des œuvres ardentes, chauffées à blanc et mal léchées, avec des passages d'un lyrisme
exquis,
et d'autres où la rhétorique conquérante emporte tout sur son passage.
C'est une drama
turgie d'émancipation et de conquête, inspirée par la jeune allégresse de l'ambition qui est celle
de l'âge élisabéthain, passion du pouvoir, de la connaissance et de la plénitude - libido sciendi,
dominandi
et fruendi - dont ses héros sont animés.
Tamerlan, ce berger scythe, fait basculer les
trônes,
met les rois en cage et les attelle à son char, annexe d'immenses espaces, massacre les
vierges
de Damas, conquiert Zénocraté la plus belle des femmes, lance aux Dieux un défi, et
même à la mort - cet homme redoutable rêve un dépassement de soi qui est celui d'un siècle
qui touche aux extrêmes.
Barabas, le Juif de Malte, en des accents inconnus jusqu'à lui, exalte
la soif des richesses (thème des conquistadores et de toute la bourgeoisie de Londres qui spécule
sur les prises des pirates), mais lance aussi, comme une farce macabre, jusqu'à la bouffonnerie,
sa malédiction à l'ordre chrétien.
Les Mortimer et les Guise des deux drames historiques se font
les disciples parfaits de Machiavel, et leur carrière cruelle témoigne un temps en faveur de la
nouvelle morale politique, mais vient le moment où la roue de la Fortune les précipite à la ruine.
Le Docteur Faust enfin, chercheur d'absolu, est le symbole tragique et bouffon de l'immense
orgueil de l'homme prêt à troquer son âme contre un pouvoir et des jouissances illimitées.
Mais en dépit de ses prodigieux succès, Tamerlan est soumis à la loi de la mort, et son
fabuleux empire échoit à des mains indignes; Bara bas s'abîme dans le piège qu'il a tendu à ses
ennemis; la mort ignominieuse d'Edouard II n'assure pas le triomphe de ses bourreaux, et Faust
lui-même paye de sa damnation le prix de son orgueilleux blasphème.
Est-ce que le fringant
rebelle qu'était Marlowe reconnaîtrait ainsi, avec l'échec de ses héros, tout le prix d'un ordre
moral et religieux qu'on ne bafoue pas en vain? Ou encore que son théâtre s'inscrit, bon gré, mal gré,
dans la tradition de la tragédie de casibus issue des contes de Boccace, du Miroir des Magistrats
et des Moralités médiévales? Cc théâtre, quoi qu'il en soit, pose d'inquiétantes questions, et
la fougue aux accents si personnels avec laquelle certaines positions sont emportées, n'en résout
pas toutes les ambiguïtés.
Mais Marlowe reste un grand novateur.
Bizarre, ambitieux, tourmenté, se dégageant
avec une joie quelque peu sardonique des contraintes formelles du passé, il préfigure, dérisoire,
puéril et glorieux, l'éternel héros des modernités surannées.
HENRI FLUCHERE
1.
C'est la récente« hypothèse» de Calvin Hoffman, dans The Man who was Shakespeare, 1955·.
»
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