Malaise dans l’histoire et troubles de la mémoire
Publié le 07/11/2024
Extrait du document
«
Malaise dans l’histoire
et troubles de la mémoire
L
es années 1980 ont été celles de la constitution de la « mémoire » en objet d’histoire, notamment au travers de l’élaboration du concept de
« lieu de mémoire » par Pierre Nora.
Des écrits
multiples insistaient tous sur le fait que la mémoire
n’est pas l’histoire, et mettaient en lumière ce qui
les distinguait.
La première décennie du XXIe siècle
semble bien être celle de la « mémoire » triomphante, du politiquement correct mémoriel, de la
démocratisation de l’histoire.
Chacun, au nom de
son expérience ou de celle de ses ancêtres qu’il a
reçue en héritage, se trouve légitimé à dire l’histoire et à en énoncer la morale.
L’historien et la loi
1.
Le texte de la pétition,
la liste des signataires,
le texte des lois dites
mémorielles se trouvent
notamment sur le site
de la revue L’Histoire,
www.histoire.presse.fr/.
Parallèlement, le Parlement légifère, mettant
en danger, selon certains, la liberté des historiens.
La qualification par la loi des crimes du passé
(crimes contre l’humanité, génocide) et les possibilités de procédures qu’elles ouvrent inquiètent.
Cette inquiétude s’est manifestée par la signature
de la pétition « Liberté pour l’histoire », née du
scandale causé par l’article 4 de la loi du
23 février 2005, dite loi Mékachéra du nom du
ministre des Anciens combattants, « portant
reconnaissance de la Nation et contribution
nationale en faveur des Français rapatriés 1 ».
Cet
article, introduit à la sauvette par le député UMP
du Nord, Christian Vanneste, voté par la poignée
de députés présents ce jour-là dans l’hémicycle
de l’Assemblée nationale, puis par des sénateurs
guère plus nombreux, indique que :
« Les programmes de recherche universitaire
accordent à l’histoire de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la
place qu’elle mérite.
ANNETTE WIEVIORKA est historienne, directrice de
recherches au CNRS, membre de l’UMR 8138, Identités,
relations internationales et civilisations de l’Europe (IRICE).
Les programmes scolaires reconnaissent en
particulier le rôle positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et
accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place imminente à laquelle ils ont droit.
La coopération permettant la mise en relation
des sources orales et écrites disponibles en France
et à l’étranger est encouragée.
»
La portée de cet article de loi est nulle : les
programmes scolaires ou de recherche ne relèvent pas du ministère des Anciens combattants, ni
d’ailleurs de la loi.
Il n’avait donc par la moindre
chance d’être appliqué.
Mais son texte est imbécile et insultant.
Il dicte non seulement le contenu mais encore la méthode.
Chez tous les professionnels de l’histoire — enseignants du secondaire, universitaires, chercheurs… — l’émotion a été
considérable, à la mesure de l’offense : la loi dicte
l’histoire, bafouant la sacro-sainte liberté du chercheur et de l’enseignant.
Parallèlement se déroule une autre intrigue,
sans lien direct avec la loi Mékachéra.
Le jury du
prix du livre d’histoire du Sénat, composé de
quinze historiens de sensibilités politiques différentes, présidé par René Rémond, attribue le
12 juin 2004 son prix à l’ouvrage d’Olivier PétréGrenouilleau sur les traites négrières, en librairie
depuis plusieurs mois sans polémique aucune.
À
l’occasion de la remise du prix, Olivier PétréGrenouilleau est interrogé par Le Journal du
dimanche.
Non, répond-il à une question du journaliste, la traite n’était pas un génocide ; et il
explique aussi que, compte tenu des données historiques, se dire descendant d’esclaves était un
choix identitaire.
Cette interview, et non son livre savant, provoque l’ire d’un Collectif d’Antillais, Guyanais et
Réunionnais, tout comme l’interview par Le
Monde de l’islamologue Bernard Lewis (et non
les travaux de l’historien) avait provoqué celle du
Forum des associations arméniennes de France,
soutenu par la Ligue internationale contre le
Usages publics de l’Histoire en France • 39
Depuis le scandale de l’article 4 de la loi
Mékachéra, les publications, individuelles ou collectives se sont multipliées.
René Rémond 2 a livré
sa réflexion dans un ouvrage Quand l’État se mêle
d’histoire, réitérant sa totale hostilité à toute loi dite
« mémorielle », à commencer par la loi Gayssot,
votée en 1990 pour punir le négationnisme et s’appuyant sur le droit issu du procès de Nuremberg.
La publication Regards sur l’actualité a consacré
une de ses livraisons à « L’État et les mémoire 3 ».
La revue L’Histoire a organisé un débat intitulé
« Laissons les historiens faire leur métier 4 ».
Quant
à Jean-Pierre Rioux 5, son constat est de tous le plus
pessimiste : La France perd la mémoire.
Ainsi lie-til dans son analyse histoire et mémoire, l’une n’allant pas sans l’autre.
Coll.
BDIC.
racisme et l’antisémitisme (Licra), et valut à Lewis
une condamnation symbolique le 21 juin 1995,
pour avoir occulté les éléments contraires à sa
thèse sur la qualification du massacre des
Arméniens, et s’être exprimé « sans nuances sur
un sujet aussi sensible ».
L’historien avait tenu des
propos « fautifs », « susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne ».
Il n’y avait alors, en 1995, ni loi qualifiant de
génocide le massacre des Arméniens : elle date
de 2001, encore moins de loi Taubira.
L’article qui
servit à condamner Lewis (et à porter plainte contre
Olivier Pétré-Grenouilleau) est l’article 1382 du
Code civil : « Tout fait quelconque de l’homme
qui cause à autrui un dommage oblige celui par
la faute duquel il est arrivé à le réparer.
» Ainsi les
deux seules procédures visant des historiens,
l’une ayant abouti à une condamnation symbolique, l’autre abandonnée en cours de route, ne
se référent pas à ces lois dites « mémorielles ».
Ce
fait peut plaider en faveur de leurs adversaires :
elles sont inutiles, sinon nocives ; si une association veut attaquer en justice, l’arsenal juridique à
sa disposition est suffisant.
Mais ce fait peut aussi
plaider en faveur de leurs champions : la valeur
de ces lois est symbolique ; pourquoi se priver de
ces symboles forts ? Mais aussi, à travers l’utilisation de cet article, se lit une nouvelle conception
de l’histoire que nous appellerons compassionnelle.
Une histoire qui ne doit pas blesser ceux
qu’on nomme aujourd’hui d’un terme générique
les « témoins », vaste catégorie englobant les
acteurs, les victimes, les contemporains, mais
aussi, au nom de l’imprescriptible, tous les descendants quel que soit le nombre de générations
qui les sépare de l’événement.
Retour sur le conflit
entre histoire et mémoire
Je souhaiterais ici déplacer le débat.
Non que
celui sur les lois mémorielles soit sans importance.
Françoise Chandernagor dresse un tableau terrifiant des ennuis qui guettent l’historien travaillant
sous l’œil vigilant des associations gardiennes de
la « mémoire », prêtes à se saisir du moindre propos pour traduire leur auteur devant les tribunaux.
Certes, les historiens sont susceptibles de gagner
leurs procès, mais ils seront ruinés et moralement
épuisés par les procédures.
Aussi nous donne-telle un sage conseil : « Historiens, changez de
métier ! 6 » Pourtant, il me semble que le problème n’est plus un problème de conflit entre histoire et mémoire, mais un conflit d’une autre nature
lié à un objet nouveau, mal identifié, que l’on
appelle faute de mieux « mémoire ».
Le conflit entre histoire et mémoire a marqué
l’écriture de l’histoire des divers aspects de la
Seconde Guerre mondiale, principalement celle
de la Résistance et de la Déportation.
Il fut sans
merci.
Dans un livre majeur, Sylvie Lindeperg 7
retrace l’itinéraire de celle qui fut la conseillère
historique de Nuit et Brouillard, et la première
historienne du système concentrationnaire, Olga
Wormser-Migot 8.
Travaillant pour le ministère des
Prisonniers, déportés et réfugiés, la jeune femme,
diplômée d’histoire, eut à s’occuper du rapatriement des déportés.
Avec d’autres historiens,
comme Edmond Vermeil, Lucien Febvre, Ernest
Labrousse ou Pierre Renouvin, elle participa à la
sous-commission d’histoire de la déportation fondée en 1951 au sein du Comité d’histoire de la
Seconde Guerre mondiale, à laquelle furent assignées deux tâches : « sauvegarder le souvenir des
martyrs » et produire une histoire scientifique que
les générations futures « se devront de connaître
impartialement ».
Comme l’écrit Sylvie Lindeperg,
2.
René Rémond, Quand
l’État se mêle d’histoire,
Paris, Stock, 2006.
3.
Regards sur l’actualité,
n° 325, novembre 2006,
La Documentation
française, avec des
contributions de Vincent
Duclert, René Rémond,
Annette Wieviorka,
Jean-Pierre Rioux,
Arnaud Nanta…
4.
L’Histoire, n° 306,
février 2006.
5.
Jean-Pierre Rioux La
France perd la mémoire.
Comment un pays
démissionne de son
histoire, Paris,
Perrin, 2006.
6.
Sous ce titre, L’Histoire
a publié la conférence
que Françoise
Chandernagor avait
donné lors des Rendezvous de Blois, n° 317,
février 2007.
7.
Sylvie Lindeperg, Nuit
et Brouillard.
Un film
dans l’histoire, Paris,
Odile Jacob, 2007.
8.
Sylvie Lindeperg a
choisi le fil d’Olga pour
porter un regard neuf sur
Nuit et Brouillard.
40 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 85 / janvier-mars 2007
9.
Sylvie Lindeperg,
Nuit et Brouillard.
Un film dans l’histoire,
op.
cit., p.
27.
10.
Ibid.
11.
Sur le camp de....
»
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